J’ai eu jadis un intérêt, mêlé de tendresse, pour la figure d’Antonio Gramsci. Ce communiste italien, né en 1891, est mort dans une prison mussolinienne au printemps de 1937, après onze années de réclusion. Nous ne saurons jamais comment il se serait situé face au stalinisme, qui déferlait au moment de sa mort dans le monde entier, après avoir dévasté l’Union soviétique.
Pour vous dire le vrai, cela ne m’intéresse pas plus que cela. Et même le Gramsci d’avant la geôle fasciste me laisse aujourd’hui indifférent. J’ai pourtant pensé à lui tout à l’heure en regardant un supplément du journal Ouest France. C’est ainsi, ce n’est pas autrement. Pour bien comprendre ce que je souhaite vous dire, il me faut rappeler que Gramsci, qui était un intellectuel raffiné, avait forgé en son temps l’expression « hégémonie culturelle ». Il pensait que les travailleurs des pays comme le sien ne gagneraient la partie qu’à la condition d’exercer, dans la société, une hégémonie culturelle. Que leurs valeurs, leurs conceptions, leurs choix apparaissent enfin comme meilleurs que ceux de la bourgeoisie. Faute de quoi, celle-ci garderait indéfiniment le pouvoir.
Cette hégémonie signifie donc la victoire des signes et symboles. Et de ce point de vue, la défaite de ce qu’on appela le mouvement ouvrier, est patente. Il n’aura pas su imposer sa vision de l’avenir, et tous ses points d’appui cèdent un à un sous nos yeux. Le mouvement ouvrier, splendide ouvrage de civilisation au moins jusqu’en 1914, est moribond.
Et le mouvement écologiste ? Je n’ai pas le temps de détailler tout ce qui lui manque, qui pèse si lourd. Il n’a par exemple aucune organisation digne de ce nom, ce qui lui interdit de peser du poids qui est déjà le sien. C’est un grand dommage, auquel nul ne peut beaucoup. En tout cas, il me semble que l’écologie est en train de réaliser le vieux rêve gramscien. Oui, j’ai l’impression que son hégémonie culturelle se profile désormais à l’horizon. Nous en sommes loin encore, mais cela se rapproche.
Témoin ce supplément de Ouest France, que je juge historique. Inséré dans l’édition du 15 septembre 2009 du journal de Rennes, il s’appelle Paysans de l’Ouest. Le quotidien Ouest France a été l’un des principaux vecteurs de la révolution agricole complète que la Bretagne a connue entre 1950 et nos jours. Il a accompagné, applaudissements compris, le remembrement, la fin du bocage et le triomphe du maïs, les épandages, les pesticides, les porcheries, les poulaillers géants, la puanteur, la nourriture industrielle, etc. Ouest France est le medium par lequel se sont senti exprimés des centaines de milliers de paysans modernes.
Et patatras. Le « miracle économique breton » se retourne tel un gant, et se change en un cauchemar. C’est un peu, à une autre échelle, le fameux conte d’Andersen, où seul un gosse ose crier : « Le roi est nu ! Le roi est nu ! ». Nous sommes, en Bretagne, juste au moment où le roi – l’agriculture industrielle – sort à poil dans la rue, pensant qu’il est paré des plus beaux habits de la terre. Nul n’a encore osé l’outrage.
Paysans de l’Ouest, supplément de Ouest France, est entièrement consacré au salon de l’agriculture intensive SPACE, qui s’est déroulé à Rennes du 15 au 18 septembre. Plus de 100 000 visiteurs se sont comme chaque année pressés autour des stands où l’on fait tonner les moteurs des plus gros engins. Mais Ouest France est déjà passé de l’autre côté. Mais Ouest France a déjà reconnu l’hégémonie culturelle de l’écologie. Sans le claironner, on s’en doute.
Que trouve-t-on dans Paysans de l’Ouest ? Deux ensembles parfaitement contradictoires. D’un côté, des articles remarquables, coordonnés par le journaliste Patrice Moyon. Tout y passe : la bio, la fertilité menacée des sols, les cultures sans labour, le rôle des bactéries, des vers, la nécessité des rotations, le danger des gros engins agricoles, qui tassent la terre. Parmi les invités, les Bourguignon, héros encore méconnus (ici), un maraîcher bio, Sjoerd Wartena, fondateur de Terre de liens (ici), Najat Nassr, qui défend depuis son laboratoire de Colmar l’équilibre entre la faune du sol et les pratiques agricoles.
Que ne trouve-t-on pas dans Paysans de l’Ouest ? Ce qui était auparavant omniprésent : des odes aux capitaines d’industrie de la bidoche, comme Doux. Des portraits de potentats, prompts à déverser du lisier sur la tête du premier écolo venu. Des visites parapublicitaires d’exploitations folles où l’on entasse par milliers des porcs, leur interdisant jusqu’à la mort le moindre mouvement. De cela, de cet univers tant vanté au fil des décennies, plus rien. Rien.
En revanche, et c’est je crois ce qu’on peut appeler un point de bascule, des pages entières de publicités pour les tracteurs John Deere, les tapis élévateurs Lucas, les toits de hangars Éternit – longtemps champion de l’amiante -, la coop de Garun, où l’on traite la truie comme elle le mérite, la tonne à lisier Demarest, les équipements d’élevage Lactalis Sotec, les racleurs à câble CRD, qui permettent de « séparer les fèces et l’urine » des cochons, chez qui tout est bon, etc.
Et voilà le travail. Gramsci serait content. La Bretagne me semble mûre pour un mouvement collectif sans précédent en France. Un mouvement qui unirait des forces disparates, en apparence opposées parfois. Mais qui serait poussé par l’irrésistible pression d’une autre vision de l’avenir. La Bretagne pourrait bien, dans les années qui viennent, nous surprendre. Gramsci dans le texte : «La supremazia di un gruppo sociale si manifesta in due modi, come dominio e come direzione intellettuale e morale. Un gruppo sociale è dominante dei gruppi avversari che tende a liquidare o a sottomettere anche con la forza armata, ed è dirigente dei gruppi affini e alleati. Un gruppo sociale può e anzi deve essere dirigente già prima di conquistare il potere governativo (è questa una delle condizioni principali per la stessa conquista del potere); dopo, quando esercita il potere ed anche se lo tiene fortemente in pugno, diventa dominante ma deve continuare ad essere anche dirigente ».
Cet extrait est tiré de Quaderni del carcere, Il Risorgimento. Ce qu’il dit s’applique assez bien à notre situation bretonne, mine de rien. En trois phrases : la suprématie d’un groupe social peut s’exercer sous la forme de la domination, mais aussi sous celle de la direction intellectuelle et morale. Un groupe social peut devenir dirigeant avant même d’avoir conquis le pouvoir politique, et c’est même l’une des conditions pour la prise de pouvoir. Ensuite, quand il exerce réellement le pouvoir, ce groupe, même s’il tient les rênes d’une main ferme, devient du même coup dominant, mais doit aussi continuer à être dirigeant .
En somme, voilà. Gramsci, se penchant sur le supplément de Ouest France écrit 72 ans après sa mort, nous signale l’importance de définir le cadre – ce que nous appelons le paradigme – et de tenir la barre de façon à montrer la voie à tous. Ma foi, Antonio, siamo d’accordo. Nous sommes d’accord.