J’avoue tout de suite, ce qui m’épargnera pour la suite : cet article est un cas flagrant de masochisme. Je ne suis pas affecté de ce mal chaque jour, ni chaque semaine, mais quelquefois, il faut bien dire que je n’y coupe pas. Exemple assuré avec le parcours (rapide, très rapide) que je viens de faire d’un livre que je vous déconseille fortement. Son titre : Lionel raconte Jospin. Son éditeur : Le Seuil. Ses auteurs, outre Jospin lui-même, sont les deux journalistes qui l’ont interrogé : Pierre Favier, ancien de l’AFP, et Patrick Rotman, documentariste. Son prix, comme indiqué dans le titre : 18,50 euros.
Ne le lisez pas, ne faites pas comme moi. Le maigre paradoxe de cette affaire, c’est que ce pauvre livre demeure intéressant. Mais à la vérité, sans doute pas pour les raisons que souhaiteraient ses auteurs. Avec votre autorisation, je découperai mon propos, avec l’arbitraire qui me caractérise, en deux parts inégales. L’une fondamentale, à mes yeux du moins. Et l’autre contingente, où vous retrouverez, pour les plus fidèles de Planète sans visa, certaines obsessions bien (trop) personnelles. Commençons par le principal. Souvenez-vous que Lionel Jospin a été le Premier ministre de la France entre 1997 et 2002, et que s’il n’avait pas été aussi sot – politiquement, s’entend -, il aurait été élu président de la République à la fin de ses cinq ans à Matignon, au lieu que de donner les clés à Chirac, qui se sera assoupi dessus, n’insistons pas. Jospin a donc été, pendant trente années, l’un des responsables les plus en vue du principal parti d’opposition au pouvoir actuel, et il fait montre, dans ces entretiens, d’une cécité totale à la seule question qui, désormais, vaille : la crise écologique.
Je vous le dis comme je le pense, ce texte insipide est un monument érigé à la gloire de la sottise. La sixième crise d’extinction, la plus grave de l’avis de la plupart des biologistes depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années, jette à la fosse commune des milliers d’espèces animales et végétales. Le vivant est ainsi atteint dans son cœur. Mais Jospin pense et parle de la Corse et du préfet Érignac, du PCF de 1981 et des tactiques mitterrandiennes pour en réduire l’influence, de Michel Rocard, de Laurent Fabius, de Claude Allègre, de Mazarine Pingeot, de ses dérisoires campagnes électorales, de ses ridicules affrontements de congrès, de ses si vaines et si fugaces espérances présidentielles.
La faim ravage la planète, les villes ne sont plus que dépotoirs où l’on entasse les humains, le pétrole s’épuise, les biocarburants déferlent, les forêts brûlent, l’eau manque et les grands fleuves meurent les uns après les autres, la contamination chimique empoisonne la totalité des êtres, les océans sont bouleversés pour des dizaines de milliers d’années au moins par la surpêche, le nucléaire se répand comme la peste qu’il est, l’érosion et le désert engloutissent des régions entières, le dérèglement climatique, par-dessus le tout, menace la Terre du chaos et de la dislocation des sociétés humaines, mais Jospin n’a pas un mot pour ces phénomènes écosystémiques, planétaires, essentiels et même cosmiques. Jospin aura traversé sa vie en aveugle. Il ne sait rien, n’a rien lu ni rien compris, il croit visiblement que faire de la politique consiste à faire de la politique. On hésite. Faut-il le plaindre ? Faut-il le moquer ? Moi, je dois vous avouer tout net que je le trouve lamentable.
Pourquoi ce mot rude ? Je vais vous expliquer mon point de vue. Je ne reproche pas à Jospin de ne point partager ma culture et la vision du monde qu’elle impose. Je ne suis pas à ce point abruti. Non. Je lui reproche de ne pas même avoir eu la curiosité intellectuelle de lire deux ou trois livres, de rencontrer deux ou trois intellectuels qui eussent pu l’éclairer. Je lui reproche de s’être vautré pendant cinquante ans dans la sous-culture de l’univers politicien, qui exclut les grands questionnements, et partant, tout basculement. Pauvre monsieur, pauvre vieux monsieur désormais, qui entendait diriger la France sans rien savoir, aucunement, sur la marche du monde. Voyez, finalement, je le plains. Et j’ajoute : je nous plains, nous qui avons bel et bien mérité cet homme-là.
Je vous avais promis deux parties, et j’espère que vous me pardonnerez ce que, d’emblée, j’ai présenté comme contingent. J’aurais pu ne pas en parler, mais ma pente naturelle me pousse à le faire. Vous pouvez éventuellement sauter. Le 28 juin 2001, j’ai publié dans le quotidien Le Monde une tribune qui n’avait rien à voir avec l’écologie. Elle était intitulée L’étrange monsieur Lambert, ce dernier étant encore à l’époque – il est mort depuis – le chef du mouvement appelé Organisation communiste internationaliste (OCI), auquel Jospin avait adhéré clandestinement dans les années 60. On s’en fout ? Pas moi. Je rappelle que Jospin a failli devenir notre président. Or, dans la tribune du Monde, jamais attaquée, jamais contredite, je racontais des choses extrêmement graves sur l’OCI, Lambert et donc Jospin. Notamment sur la « préhistoire » de Lambert, qui plonge ses racines dans les années de guerre. Notamment sur les liens entre Lambert et Alexandre Hébert, invraisemblable pilier du syndicat FO. Notamment sur l’attitude si baroque des « lambertistes » pendant la guerre d’Algérie, pendant mai 68, puis les années 70. Notamment sur la violence. Notamment sur le refus obstiné de participer aux mobilisations de l’extrême-gauche de ces années-là, qu’elles soient antiracistes, féministes, antinucléaires, antifascistes, antimilitaristes. En résumé, tout montre que l’OCI n’a jamais appartenu à cette nébuleuse connue sous le nom d’extrême-gauche. Mais alors, pourquoi avoir fait semblant ?
Aujourd’hui, bien des gens de ce courant funeste, de Jospin à Benjamin Stora, en passant par Pierre Arditi, Bernard Murat ou Bertrand Tavernier, veulent croire que l’OCI, à laquelle ils étaient liés à des titres divers, était en réalité l’une des composantes de mai 1968. Mais c’est simplement faux. Une structure pyramidale, ayant pour sommet Lambert, s’est absolument opposé à ce mouvement de la jeunesse, pour des raisons qui restent à éclairer, mais qui laissent entrevoir d’étranges coulisses. Et ce livre sur Jospin, alors ? C’est bête, mais j’ai été indigné de la manière dont Favier et Rotman le laissent présenter son engagement de près de trente années dans le mouvement lambertiste. Au moment où je vous écris, nul ne sait précisément quand il y a adhéré, ni quand il l’a quitté. On peut estimer qu’il est resté dans l’orbite de ce si curieux mouvement entre 1960 et 1985, voire 1987. En mai 1968, que Jospin présente en 2010 comme une aventure sympathique, les lambertistes intimaient l’ordre à ses membres, donc Jospin, de ne pas se rendre sur les barricades d’un mouvement jugé comme un complot du pouvoir gaulliste. Quand Jospin ose dire à Rotman et Favier que 68 lui « a paru passionnant par la radicalité de ses remises en question (page 41) », ou bien il ment, ou bien il se ment.
Le fait est en tout cas qu’il adhère au parti socialiste à la fin de 1971, alors qu’il est encore un militant de premier plan, mais secret, de l’OCI de Lambert. Et là, nouveau mystère sidérant, dont semblent se contreficher Rotman et Favier. En 18 mois, ce militant de base sans passé, sans grand charisme – si ? – parvient à un poste stratégique à la tête du PS de Mitterrand. Le voilà intronisé, à la stupéfaction générale, secrétaire national à la formation et membre du Bureau exécutif. Je n’ai pas d’explication, mais je sais qu’il y en a une. On ne me fera pas croire que, dans ce parti d’ambitieux et d’arrivistes, cette ascension de météore a pu être le fait du hasard. Non, vous repasserez plus tard pour les contes de fées.
Je me doute bien que certains d’entre vous se demanderont pourquoi diable je perds du temps dans ces embrouilles passées. Mais il ne s’agit pas forcément du passé. La France a failli élire président de notre République un homme qui a caché des pans essentiels de sa vie, non pas privée, mais politique, intéressant au premier chef les citoyens de ce pays. Il s’était passé exactement la même chose à propos de Mitterrand et de son amitié indéfectible pour le secrétaire général de criminelle police de Vichy, René Bousquet. Nous en faudra-t-il donc un troisième ? Une troisième ? Nous sommes tous, je dis bien tous complices de ces silences aussi révélateurs que bien des paroles. Croyez-moi ou non, tant que la société sera aussi indifférente à la question de la vérité, elle n’avancera pas d’un pas. Dans aucun domaine. Pas davantage dans celui qui m’obsède tant, et qui est la crise de la vie sur terre. Croyez-le ou non, mais cette facilité avec laquelle une société éduquée accepte sans broncher les pires bobards ne prépare pas les lendemains que je continue pourtant à espérer.