Archives mensuelles : juin 2010

Une halte au centre de l’Europe

Je ne peux rien dire de précis. Je ne dois pas. Ce serait profanation. Disons qu’il s’agit d’un projet magnifique mené par un naturaliste et un photographe, bientôt rejoints par un cinéaste. En plein cœur de notre vieille Europe. Là où sévissait encore, il y a vingt ans, la dictature stalinienne. En plein cœur, réellement. Commençons par le naturaliste, dont je ne sais rien, sinon qu’il aura passé des années et des années à arpenter une vallée perdue du nord de ce pays-là. Toutes les sentes, chaque trouée, le moindre recoin ont été explorés par ses soins. Dans cette montagne, car il s’agit d’une montagne, les saisons demeurent marquées. Le souffle du vent secoue les arbres et les bêtes. Le gel paralyse le brin. La neige recouvre les prairies et les pierres. Le monde est dans la beauté du monde.

Le projet, quel projet ? Le naturaliste a proposé au photographe, puis au cinéaste, de documenter la vie sauvage de cette vallée-là. Et cela donne un film d’environ 45 minutes, que j’ai eu l’immense bonheur de regarder trois fois grâce à Joelle, qui me l’a envoyé. Ce n’est pas trop, ce ne sera jamais assez. Ce que l’on voit est rassérénant. J’aime ce mot et son étymologie, qui renvoie à serein, lequel vient droit du latin serenus. Or serenus signifie pur et sans nuage. Autrement dit, ce qui rassérène ramène à la pureté d’un ciel sans nulle ombre. Et tel est l’état de mon esprit après avoir admiré la vie véritable, authentique et sauvage, de la vallée de T.

Il n’y a pas d’homme qui vive. Et je n’aurais pas l’hypocrisie de m’en plaindre. Je défends et défendrai jusqu’à ma fin un point de vue humain sur la crise écologique, qui inclue le combat contre les barbaries, les régressions, les dictatures. Mais nous avons tant besoin d’un ailleurs ! Aussi chimérique, aussi microscopique qu’il paraisse, l’ailleurs est aussi nécessaire à notre existence que l’air et le pain. Il est même de plus en plus vital à mesure qu’il s’évanouit dans le fracas des machines et de la destruction. Le commentaire – en anglais – de ce film slave dit à un moment quelque chose comme : « Qui pourrait croire que nous sommes ici, dans la vieille Europe, alors que tout semble indiquer un bond dans le passé, ou dans l’espace du côté de l’Oural ? ».

Comme c’est juste ! Petite, bien qu’on la sente une géante, la vallée de T. abrite des animaux aussi vieux que nous, mais infiniment plus sages, ce qui n’est pas bien difficile. On y suit des ours, notamment une femelle et ses envoûtants petits. Je dois confesser que je n’avais jamais vu un ours pâturer de la sorte les prés d’altitude avant de s’effondrer au soleil, pour une sieste béate et confiante. La magie est de chaque seconde. Après les ours, les cerfs. Après les cerfs, les loups. Après les loups, le renard, le tétras, le chamois. Les saisons défilent comme le font les fééries. Les oursons glissent sur la neige. Le loup dévore un chevreuil dans un torrent. Des cerfs passent un gué verglacé. Le printemps surprend un couple de grenouilles dans la poudreuse. L’eau, l’eau est partout, jusqu’au bout extrême des branches. Elle ruisselle, serpente, inonde, éclabousse la vue. Elle est la vie qui bat.

Le commentaire en rajoute-t-il ? On ne sait. Il évoque d’ultimes lambeaux de forêt primaire – jamais touchée par l’homme – avant de parler de forêts non exploitées depuis des décennies, ce qui n’est évidemment pas la même chose. Peut-être s’agit-il d’un simple fantasme. Car se pourrait-il que nous n’ayons jamais touché ces merveilles si proches de notre perpétuelle fureur ? Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que l’on peut ici poser son sac pour l’éternité qui nous reste. Nul n’embarrasse le cours perpétuel de la vallée de T. Aucun humain, aucun engin, aucun piège. La vie, la vie possible, la vie certaine. Et nulle agonie des jours vains. Comment devenir la sentinelle que nous devrions être ? Comment regarder, admirer et ne plus toucher au miraculeux arrangement ?

Pour les blaireaux

Une réaction vivante dans ce monde qui semble mort. Le massacre des blaireaux de la Côte d’Or, évoqué ici il y a quelques jours, a déclenché une réaction merveilleuse dont l’un des signes le plus net s’appelle : http://www.blaireaux.info/. Mon ami Thierry Grosjean, Vert de si longue date – mon sectarisme a des limites -, et valeureux depuis encore plus longtemps, est dans ce coup-là. Coup de chapeau ! À nous !

Prendre BP à la gorge (et serrer)

Baptiste est un adepte du boycott. Un adepte très convaincant, un adepte si convaincant qu’il m’a convaincu que cette forme d’action peut être une arme fatale, à condition de bien s’en servir. Mais qui veut s’en servir ? Je suis stupéfait, et le mot est encore faible, par notre total(e) inertie. BP, la transnationale BP a créé un site internet pour parler de la merde qu’elle a répandue sur le monde. Allez-y voir, il y a des pages en français (ici). Foutage de gueule garanti par le bénéfice net du second semestre 2009 de BP, soit 4,39 milliards de dollars. Dernier message, daté d’hier seulement : « Comment signaler un litttoral pollué ? Veuillez contacter le numéro vert suivant (866) 448-5816 ».

Vous avez par ailleurs entendu parler du discours d’Obama à la nation américaine, prononcé depuis le bureau ovale de la Maison Blanche. Je n’insiste pas, cela tournerait à l’insulte contre un chef d’État. Après avoir parlé il y a un couple de jours de « 11 septembre écologique », le président a résumé avec force et détermination sa complète impuissance. Blablabli, blablablo. 17 000 gardes nationaux – avec des pelles et des rateaux dans les bayous ? -, BP paiera, il faut des énergies propres. Pauvre grand garçon perdu dans l’immensité.

Évidemment, il y a autre chose à faire. Et c’est même très simple. Il faut organiser un boycott mondial et définitif contre tous les produits liés à BP. De la sorte, et à supposer que cela marche, cette entreprise criminelle – on sait qu’elle n’a tenu aucun compte des avertissements annonçant la catastrophe – serait cassée en deux. Comme ces tankers échoués sur les plages d’ici et d’ailleurs. Cassée en deux, comme le Torrey Canyon, l’Amoco Cadiz, l’Exxon Valdez. Cassée, c’est-à-dire détruite à la racine, dispersée aux quatre vents mauvais qu’elle n’a cessé de faire souffler sur ses propres braises.

Cassée. Ce n’est pas que BP serait pire que Total ou Shell. Elles sont toutes identiques. Elles se valent, de la Birmanie aux truandages irakiens du programme « pétrole contre nourriture », en passant par la tragédie biblique du delta du Niger. Bien entendu, ces salauds sont des salauds ontologiques. Et c’est bien pourquoi il faut, il faudrait briser en deux BP. Ainsi, ainsi seulement les autres comprendraient ce qu’il y a à comprendre. Que nous ne voulons plus. Que nous préférons de très loin leur mort à celle d’un oiseau. Alors peut-être commenceraient-ils à faire attention. À ne plus affréter sous pavillon dissimulé des pétroliers en bout de course. À ne plus ruiner des peuples. À ne plus dévaster des espaces. À ne plus corrompre les satrapes, sans lesquels leur commerce mortuaire s’arrêterait dans les sables.

Mais j’écris cela sans y croire une seconde. Car ma vérité est bien plus directe. Il faut les détruire tous, sans transiger jamais. D’autant qu’à mesure que le pétrole deviendra plus rare, leur compétition deviendra plus folle. Leurs moyens de gangsters se changeront en méthodes d’assassins, et nous auront fatalement d’autres explosions de plate-formes, d’autres marées noires géantes, d’autres pollutions sans rivage. Non, la seule manière d’en sortir, c’est de les abattre. Et de proclamer un service universel de l’énergie, capable de réguler l’offre équitablement, en fonction de l’évolution de la crise écologique.

Ces beaux esprits qui écrivent tant de tribunes creuses dans les gazettes, les mêmes qu’on entend à la radio, les mêmes qu’on voit à la télévision, n’ont plus que le mot – atroce – de « gouvernance » au bout de la plume. Ils y ajoutent désormais l’adjectif « mondiale », comme pour montrer à quel point ils réfléchissent. « Gouvernance mondiale » toi-même ! Passons aux actes, et laissons de côté les mots dérisoires des bateleurs. Bâtissons une autorité supérieure se substituant à ces compagnies pétrolières qui préparent déjà leur reconversion dans ces « énergies propres »  chères au cœur d’Obama. Utopique, impossible, délirant ? Bien moins que les misérables croyances des puissants du jour. Ces derniers ne pensent-ils pas que leur monde malade, perpétuellement au bord de l’explosion finale, épuisé comme le serait un roquentin de 120 ans, a encore tout l’avenir devant lui ?

Ce n’est pas parce que le rêve semble hors de portée qu’il faut lui préférer la réalité. C’est parce que la réalité est impossible qu’il faut la changer. Je résume. Je me résume. Et j’ajoute pour faire le compte cette question très embêtante : pourquoi ne se passe-t-il rien ? Pourquoi les Hulot et Arthus-Bertrand ne disent-ils pas un mot ? Pourquoi des structures mondiales comme le WWF ou Greenpeace n’ont-elles pas encore lancé le mot d’ordre de boycott de BP ? Pourquoi Yves Cochet, ancien ministre et analyste de la crise du pétrole, est-il aux abonnés absents ? Pourquoi sommes-nous, collectivement, si lâches et timorés, si soumis, si prévisibles ? Pourquoi cette perpétuelle et cumulative soumission à l’autorité des médias et des responsables de tout niveau ?

Une bonne et une mauvaise (sur la bagnole)

Je ne vous demande pas si vous préférez la bonne nouvelle ou la mauvaise, car vous aurez les deux. Et comme je suis un vaurien, il apparaîtra vite que la bonne est finalement mauvaise. Quel métier ! Mais commençons par la bonne : les ventes de voitures neuves ont baissé de 9,3 % dans l’Union européenne en mai 2010. Dieu ! Tout cet acier, toute cette électronique, tous ces plastiques qui ne seront pas gâchés, quel bonheur pur ! Je crois utile de visualiser ces masses lourdes de matières premières qui ne seront pas arrachées à notre terre, et qui n’iront pas plus tard polluer les décharges à ciel ouvert de Manille, Accra ou Dacca. Je redoute d’être un jour accusé de menées antinationales, car je souhaite que toute l’industrie automobile s’effondre sur elle-même, et que plus jamais aucune bagnole de cette sorte ne soit construite de main d’homme. De main d’homme ! Y a-t-il plus beau qu’une main d’homme au travail ? Je renvoie pour confirmation à l’admirable travail du photographe Sebastião Salgado, La main de l’homme. Celle des cueilleuses de thé du Rwanda. Celle des mineurs de Serra Pelada. Celle des chaudronniers des chantiers navals de Gdansk.

Cette bonne nouvelle est aussi très mauvaise, car la statistique indique qu’en mai, donc, 1 129 508 voitures rutilantes ont été achetées en Europe – dans l’Union -, malgré la crise et l’angoisse qui monte, et peut-être en partie à cause de cela. Plus d’un million ! En un mois ! Sacrifier des ressources aussi précieuses que le pétrole, plomb, l’antimoine, le caoutchouc, le fer, l’aluminium, le chrome, le silicium, le titane et quelques dizaines ou centaines d’autres, les sacrifier pour ça me sidère. J’allais écrire, car je me croyais seul : me troue le cul. Et maintenant, sans transition, la vraie mauvaise nouvelle : en Chine, les ventes de voitures ont augmenté de 25,8 % en mai 2010 par rapport à mai 2009. Les « analystes », ces crétins appointés, soulignent que l’augmentation est en baisse. Que le taux d’augmentation décélère.

Que vous dire de plus ? Je rêve d’un mouvement authentique, qui nous changerait des ersatz. Je ne sais pas si vous avez déjà bu de l’orge grillée à la place du café, mais si oui, on se comprend. Le mouvement auquel je songe établirait le cahier des charges d’une bagnole basée sur la nécessité sociale et la contrainte écologique. Elle consisterait en l’assemblage de pièces numérotées, par exemple de 1 à 500. Chacune aurait une fonction connue, reconnue, écrite dans un livre écrit d’une manière limpide. Un système gratuit, au coin des stations-service par exemple, permettrait en cas de panne de situer instantanément quelle  partie est momentanément défectueuse. Disons la 122. Muni de ce numéro, le proprio irait dans un magasin de quartier où un commerçant de quartier, crayon coincé entre le lobe de l’oreille et le crâne, irait farfouiller dans son arrière-boutique avant de lui apporter sa pièce 122. Laquelle ne vaudrait presque rien, car elle serait fabriquée dans des séries telles que son prix unitaire serait à la longue dérisoire. Et, bien entendu, la pièce 122 en panne serait rapportée, confiée aux bons soins du bon monsieur avec crayon à l’oreille, pour réparation.

De la sorte, on pourrait aisément imaginer, sortant de la logique propre à l’industrie – l’obsolescence organisée de tous les objets possibles -, fabriquer et utiliser des véhicules durant toute une vie et au-delà. Car pourquoi ne pas léguer à ses héritiers une bagnole sûre, efficace, en état de marche ? Certaines des 500 pièces pourraient fort bien faire l’objet d’échanges et permettre – pourquoi pas ? – de modifier l’apparence et la couleur du véhicule pour les ceusses dont le goût varie à chaque saison de chaque année. Oui, pourquoi pas ?

Mais je sens Sandro Minimo qui s’énerve de l’autre côté de l’écran, et je m’empresse d’ajouter que cela ne serait pas suffisant. Cette petite fable permet juste de mesurer la liberté que nous ne nous accordons pas. Elle montre, me semble-t-il, l’incroyable inertie de nos comportements. Notre insupportable incapacité à penser autrement. Pour le reste, je suis bien sûr pour une remise en cause radicale de l’usage individuel sans entraves d’un objet aussi lourd de conséquences néfastes que la bagnole. Elle tue le monde et ses villes, son climat et son avenir aussi sûrement que le ferait une balle de 11,43 mm dans la tête des écervelés que nous sommes tous.

Bien entendu, il faut se diriger au plus vite vers un monde sans bagnole individuelle. Mais en attendant ce jour heureux, si on commençait par le mouvement des 500 (pièces) ?

Le spectre de la régression (sur la Belgique)

Ce n’est pas follement drôle, aussi je ne m’étendrai pas. La Belgique vient de voter d’une manière désastreuse. Aux 29 % de voix du parti séparatiste flamand, il faut ajouter, selon moi et entre autres, les 12,5 % du Vlaams Belang, parti d’extrême-droite, flamand lui aussi. Ce ne serait qu’un jour de tristesse si ce vote ne marquait une évolution régressive on ne peut plus nette d’une grande partie de l’Europe.

En Italie, la Lega Nord, on l’oublie un peu vite, est La Lega Nord per l’indipendenza della Padania. Autrement dit, et pardon d’écrire cette stupidité : La Ligue Nord pour l’indépendance de la Padanie. La Padanie est le pur fantasme des sbires d’Umberto Bossi, et n’a jamais existé. Dans leur délire, ces leghisti entendent créer un État qui regrouperait les provinces riches du Nord, opposé à ce Sud qu’ils jugent pratiquement africain. Ce dernier mot étant pour questa brava gente  synonyme de honte, de misère, de maladie, d’escroquerie.

La Ligue, c’est tout le pouvoir aux beaufs. Tout le pouvoir aux blaireaux dont je parlais l’autre jour. Tout le pouvoir au plus mauvais de l’homme. Umberto Bossi, que l’on voit souvent avec un doigt d’honneur offert à la foule, dirige cette Ligue avec de beaux slogans comme on aimerait en entendre plus souvent. Par exemple, celui-ci, immortel : « Noi ce l’abbiamo duro ! ». Qui signifie en toute clarté, mais oui : « Nous, on bande ! ». Imaginez cela du haut d’une tribune. C’est ce qui se passe en « Padanie », dans cette Italie que j’aime tant. Et où la Ligue organise des rondes de « chemises vertes » chargées de surveiller la nuit les malandrins, surtout ceux, pour reprendre les mots sordides de Bossi, qui sont « extracommunautaires », c’est-à-dire Arabes ou Noirs.

En Belgique comme en Italie, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ceux qui se sentent plus « riches » ne veulent plus payer leur dîme à la société des humains. Ils veulent profiter de leurs grosses bagnoles, de leurs grosses maisons, de leurs grosses vacances et envoyer au diable ceux qui gagnent moins. Ils entendent dynamiter l’idée de coopération, de mutualisation, de péréquation. Que meurent les pauvres, et que vivent dans leur graisse confite ceux qui tiennent le manche. J’aimerais me tromper, mais je crains que la Catalogne, si chère à ma mémoire, ne soit bientôt candidate aux mêmes délires. Ne plus payer. Construire des digues, des miradors, des barrages barbelés, et monter la garde en attendant l’ennemi.

Ne nous y trompons pas. Chaque année qui passe sans l’élaboration d’un programme humain susceptible de rassembler l’espoir face à la crise écologique, chaque année qui passe est un cadeau offert à Umberto Bossi, à ses Fasci italiani di combattimento nouvelle manière et à ses clones. En attendant que nous nous réveillions, ce l’ha duro. Il bande, pas de doute.