Archives mensuelles : décembre 2010

Un si beau personnage (Philippe Meirieu)

Vraiment un étrange parti qu’Europe-Écologie (Les Verts). J’ai évoqué ici même, voici quelques jours, le départ tonitruant de la présidence (provisoire) de ce mouvement de Jean-Paul Besset. Je pensais que son acte serait aussitôt comme effacé. Eva Joly, qui devrait représenter ce courant à la prochaine élection présidentielle, a déclaré ce week-end : « Le retrait de Jean-Paul Besset est un signal d’alerte important, que l’on prend très au sérieux, et en même temps l’arrivée de Philippe Meirieu est une très bonne chose, ça traduit le fait que nous sommes repartis sur la bonne voie ».

Mais quel terrible commentaire ! Car de deux choses l’une, en effet. Ou Besset disait, dans sa lettre de démission, des choses vraies, et en ce cas, il faut accepter d’en discuter publiquement, sans en redouter les conséquences électorales. Ou il aura écrit n’importe quoi, et dans ce cas, comment expliquer qu’un parti responsable ait pu être représenté par un fou ? Ou, ou. Je rappelle quelques termes employés par Besset :« Autrement dit, j’avoue l’échec, personnel et collectif : je ne souhaite plus m’épuiser à construire des passerelles alors que l’essentiel des préoccupations consiste à entretenir les suspicions ou à rêver d’en découdre pour affaiblir tel courant, détruire tel individu ou conquérir tel pouvoir. Je n’assumerai pas plus longtemps la fiction et l’imposture d’un rôle revenant à concilier l’inconciliable ».

Mais je m’empresse d’ajouter un mot à celui de l’autre jour. Jean-Paul aurait pu, il aurait dû selon moi nommer ce qu’il dénonçait. Dire qui, comment, et peut-être pourquoi. De manière à permettre un (très hypothétique) sursaut. En restant volontairement dans le flou, il aura réarmé ceux qui vivent dans l’ombre, et qui s’en portent fort bien. De toute façon, franchement, cela n’a pas beaucoup d’importance. Je sais que beaucoup des lecteurs de Planète sans visa votent ou voteront pour Europe-Écologie. Cela me laisse, soyons sincère, indifférent.

Ce parti, pour de multiples raisons, endogènes comme exogènes, n’est pas écologiste, ni ne le deviendra. Je sais que chacun a le droit d’avoir et de défendre sa définition. La mienne est simple : est écologiste qui considère la crise écologique planétaire et subordonne tout engagement en France à la lutte pour la sauvegarde des écosystèmes. Tel n’est pas, tel ne sera jamais le cas de ce conglomérat dominé par des opportunistes et de redoutables manœuvriers. Attention, tous ne le sont pas ! J’en sais de très sympathiques. De très vaillants. Mais je ne les vois guère au premier rang. Surtout, il n’en est quasiment aucun qui sache si peu que ce soit parler de la nature, de la vie sauvage, des animaux, des océans et des forêts, des déserts du monde.

Le successeur de Jean-Paul Besset a été tôt désigné. Il s’agit de Philippe Meirieu, que je connais de loin, pour avoir entendu parler de lui à l’occasion. Nul doute qu’il est une excellente personne. Pédagogue passionné, proche de l’idée de que je me fais de l’école, capable de s’enthousiasmer au contact des enfants du peuple, il m’est spontanément sympathique. Et pourtant ! Il fait partie de cette litanie d’hommes et de femmes qui auront croisé un jour la route du parti dit écologiste. Meirieu aura été l’essentiel de sa vie socialiste. Sollicité pour mener la liste d’Europe-Écologie dans la région Rhône-Alpes en 2010, il a accepté. Et le voilà donc président du machin. Oserai-je l’écrire ? Il me fait penser à cette catégorie apparue dans le premier tiers du siècle passé, qu’on appelait les « idiots utiles ». Ceux qui servaient sans s’en rendre compte une autre cause que celle qu’ils pensaient défendre. Autrement dit, ceux qu’on manipulait.

Je suis bien convaincu que Meirieu est un homme intelligent. Mais je ne sais que trop comment la machinerie bureaucratique des Verts, huilée, rodée depuis des décennies, tenue par des gens arcboutés sur des statuts qui verrouillent la démocratie, la seule, la vraie, sont maîtres de la situation. Puis, tout de même : Meirieu n’a rien à voir avec l’écologie, dans le sens en tout cas que je donne à ce mot. Lisez, si le cœur vous en dit, ce que Meirieu dit de lui-même (ici). Ce n’est pas une honte, certes, mais aucun fait important de sa vie ne se confond avec la nature et les éléments naturels. Il n’est pas le seul, j’en suis d’accord. Mais il est censé représenter le parti écologiste. Vous me direz que ce dernier ne l’est pas, ce que je viens d’écrire. Et justement, nous en sommes là. Un parti qui n’est pas écologiste est représenté par un homme qui ne l’est pas davantage. Et nous ne disposons pourtant, en toute hypothèse, que de bien  peu de temps pour éviter l’iceberg. Il faut donc trouver d’autres forces.

Les bouquetins sont des diablotins (vive la vie !)

Joelle m’envoie des photos époustouflantes, que je m’empresse de partager avec vous. Où sommes-nous ? Dans le Piémont italien, dans les Alpes. Le lac de Cingino, qui se trouve à 2250 mètres d’altitude, est de retenue. On a construit là-haut un barrage, qui ferme – mille fois hélas – une vallée sublime. Bon, il y a des compensations. La preuve.

Les bouquetins que vous admirerez sur les photos sont des animaux ordinaires qui font des choses extraordinaires. S’ils arrivent à monter sur ce mur vertical, c’est qu’ils disposent de sabots magiques, véritables chaussons d’escalade. Là où ils vont parfois, nul autre mammifère ne saurait les suivre. Sur les photos, ils lèchent le sel exsudé par la pierre. Pour assurer leur bien-être et leur santé.

Telle est l’une des raisons pour lesquelles j’aimerai toujours la vie. Et refuserai à jamais, je l’espère du moins, le désespoir. Une autre nouvelle – qui n’a rien à voir – m’a fait bondir d’enthousiasme il y a quelques jours. Comme vous savez sûrement, la Nasa américaine a découvert dans un lac (ici) une bactérie capable de remplacer dans la réplication de la vie le phosphore qui la constitue en partie par de l’arsenic. En 1977, le sous-marin Alvin avait déjà découvert à 2500 mètres de profondeur, des organismes utilisant la chimiosynthèse au lieu de la photosynthèse pour créer de la vie. Tout cela pour dire que nous vaincrons. Et si ce n’est pas nous, ce sera d’autres. La vie n’a pas fini de nous surprendre.

Gravity-defying: The goats clearly have a head for heights as they hoof it across the near-vertical wall of the damDon't look down: The goats have no fear of falling

J’aime beaucoup Jean-Paul Besset

 Jean-Paul Besset vient de démissionner du poste de président d’Europe-Écologie/Les Verts.

Moi, je clame sans hésiter que j’aime Jean-Paul Besset. Il s’agit d’une amitié, exigeante, et qui a commencé il y a bien longtemps, car je le connais depuis plus de vingt ans. J’ai rencontré Jean-Paul en janvier 1988, quand se lançait l’hebdomadaire Politis, qui existe encore. Il en deviendrait rédacteur-en-chef après une première crise lourde, à la fin de cette même année 1988, et tous deux, je crois pouvoir le dire, devînmes de véritables amis. Ensemble, nous faillîmes changer Politis en un hebdo écologiste dès septembre 1990. Ce qui ne s’est pas fait, pour une raison que vous découvrirez si vous lisez la page Wikipédia consacrée à Politis (ici).

Être amis, ce n’est pas chaque jour le printemps. Il nous arriva des heurts, certains assez violents. Mais l’amitié est aussi un rocher de granit. Il survit. Il ne bouge guère. Mon amitié est intacte. Avant de me connaître, Jean-Paul avait été un dirigeant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, et contribué à lancer en 1976, en compagnie d’un certain Edwy Plenel, et de bien d’autres, le quotidien Rouge. Ensuite, il rejoignit le PS – mon Dieu, quelle horreur ! – et servit au cabinet de Laurent Fabius, Premier ministre à partir de l’été 1984. Mais Jean-Paul n’étant pas un courtisan, il partit ensuite en Nouvelle-Calédonie, mener une très aventureuse opération : la création d’un quotidien qui ne soit pas à la botte des Caldoches, les descendants en Kanaky de nous autres, les Blancs. Là-bas, il était devenu l’ami de Jean-Marie Tjibaou, qui serait ensuite assassiné.

Rien que cela devrait lui valoir médaille. Quand je le rencontrai à Politis, nous tombâmes d’accord sur l’essentiel. La crise de la vie. La nature. L’écologie. La bataille si hautement nécessaire. Nous partîmes ensemble de ce journal en septembre 1990. Nous avions envie, dans la suite, de créer un autre titre, que nous aurions appelé Apache. Je ne peux dire tout ce que nous avons tenté ensemble, jusqu’à créer la microscopique mais vaillante Agence d’information écologique (AIE), au tout début de 1992.

Le temps a passé. Pas l’amitié. Depuis trois ou quatre ans, Jean-Paul savait bien que nous avions divergé. Il était devenu ce que les journalistes appellent le « bras droit » de Nicolas Hulot. Il l’avait puissamment aidé à rédiger le fameux Pacte Écologique. Ensuite, aux dernières européennes, ayant adhéré – Dieu du ciel – à Europe-Écologie, il était devenu député, avec bureau à Bruxelles. Après une vie de combat, il avait bien gagné quelque repos, ce me semble en tout cas. Au moment de la fusion entre les Verts et Europe-Écologie, il était au centre du dispositif. Le poste de président du mouvement unifié lui était réservé. Bien que critique radical de cette forme-là de politique, je lui avais dit combien j’étais content pour lui.

Les événements ont décidé d’une autre suite. Jean-Paul vient de démissionner d’un poste pour lequel des centaines d’ambitieux vulgaires se seraient entretués. Il ne peut plus supporter ce qui est un enfer politicien. Et sans doute pire. Car l’histoire des Verts, que je n’écrirai jamais, reste à faire. Et elle serait pleine d’enseignements sur la marche du monde, à n’en pas douter. Je voulais en tout cas saluer mon ami. Lui dire combien j’aime son geste. Comme il réconcilie avec le projet humain. Comme il donne espoir à ceux qui en manquent parfois. La liberté n’est donc pas morte. Jean-Paul, ¡ abrazo !

PS : Il est certain que l’acte de Jean-Paul sera bientôt privé du moindre sens. Les apparatchiks, les innombrables nuls de cette histoire sauront le noyer sous des commentaires ineptes, de telle manière que plus personne n’en saisira le sens. Et les moins épouvantables oublieront vite qu’il existe décidément, et quoi qu’on dise, d’autres manières de faire de la politique. Mais pas à cet endroit.

La lettre de démission de Jean-Paul Besset

Pourquoi j’abandonne

J’ai décidé de renoncer à toute responsabilité au sein d’Europe Ecologie-Les Verts. Cette décision est mûrement réfléchie. Elle n’est le fruit ni d’un coup de tête ni d’un coup de blues. Elle révèle l’impuissance que je ressens de plus en plus douloureusement face à une situation de conflit interne qui m’apparaît, en l’état, dominante, indépassable, broyeuse d’énergie et d’espérance. Elle vise aussi à dissiper l’illusion fédératrice que ma présence entretient dans la direction du mouvement, entre marteau et enclume.

Autrement dit, j’avoue l’échec, personnel et collectif : je ne souhaite plus m’épuiser à construire des passerelles alors que l’essentiel des préoccupations consiste à entretenir les suspicions ou à rêver d’en découdre pour affaiblir tel courant, détruire tel individu ou conquérir tel pouvoir. Je n’assumerai pas plus longtemps la fiction et l’imposture d’un rôle revenant à concilier l’inconciliable.

Si ma mise à l’écart volontaire, dont je pèse amèrement le sens négatif aux yeux des militants sincères, peut servir à quelque chose, c’est de dissiper le rideau de fumée et chasser l’hypocrisie: que les masques tombent ! Que les couteaux sortent s’ils doivent sortir ou que les convictions l’emportent enfin sur les ambitions, mais qu’au moins il se passe quelque chose, qu’Europe Ecologie-Les Verts échappe à ce climat délétère de guerre froide et de paix armée !

I have a dream… Oui, j’avais fait le rêve que les Assises de Lyon, le 13 novembre, seraient une date « constituante », consacrant l’aboutissement d’une démarche de dépassement collectif pour construire une force alternative, responsable et désirable, indispensable aux enjeux de l’époque. Cette journée devait marquer les esprits au point de les transformer grâce à un sentiment d’appartenance commune, emportés par une dynamique qui submergerait les inévitables aigreurs, les petits calculs, les préjugés stupides, les médiocrités recuites. J’ai cru que la force de l’essentiel l’emporterait sur les turpitudes usuelles. Qu’il y aurait donc un avant et un après Lyon…

Je me suis trompé. Lourdement. Il est impossible de parvenir à faire la paix entre ceux qui aspirent à la guerre.

Il y a bien un après Lyon… mais, à l’image du nom retenu (Europe Ecologie-Les Verts), il reproduit ce que nous avions eu tant de mal à contenir dans l’avant Lyon : le scénario des crispations et des jeux claniques, la comédie du pouvoir, le monopoly des territoires. Règlements de compte, délices du déchirement, obsessions purificatrices et procès en sorcellerie saturent à nouveau l’espace, au point de rendre l’air interne irrespirable et le travail politique secondaire.

La fusion-dépassement n’a pas eu lieu. Le fossé des défiances reste plus béant que jamais entre ceux supposés vouloir rester en famille et ceux suspectés de chercher le divorce pour la recomposer, rendant impossible toute entreprise commune. D’un côté, le parti où nombre de Verts verrouillent une reproduction à l’identique, avec les mêmes têtes, les mêmes statuts, les mêmes pratiques, les mêmes courants, la même communication pseudo radicale, la même orientation servile vis à vis de la gauche; de l’autre côté, la Coopérative que certains veulent instrumentaliser en machine de guerre contre le parti. Dans ces conditions, aucune discussion sereine, aucun désaccord rationnel ne peut exister. Chaque choix est hypothéqué, chaque initiative s’avère lourde de conflits.

Par bonheur, la dramaturgie de nos luttes fratricides en reste aux simulacres. Elle ne tue pas vraiment mais elle use, elle ronge, elle épuise, elle désespère. Certains bâtisseurs, comme mon vieux complice Pascal Durand, ont déjà pris leurs distances. A mon tour de déclarer forfait et de refuser d’assumer plus longtemps un rôle d’équilibre alors qu’on me somme chaque instant de choisir un camp, de dénoncer machin ou de sacrifier truc, de justifier le moindre acte des « autres », de prendre parti dans le choc des ego, de participer au grand concours des détestations, bref de faire tout ce que je déteste.

J’ai contribué à construire un mouvement que je juge désormais métastasé et auquel, pas plus que quiconque, je ne sais apporter de remèdes. Je n’entretiens aucun ressentiment, j’apprécie les qualités individuelles des un(e)s et des autres, je ne regrette rien du chemin. Mais, sous l’impact de trop fortes pesanteurs internes engendrées par les coutumes du vieux monde politique dont toutes – je dis bien toutes! – les sensibilités d’EELV portent les stigmates, la mayonnaise collective a tourné et déprécie maintenant les énergies.

C’est humainement insoutenable. C’est en tout cas à mille lieux du projet qui m’habitait. Je renonce donc sans rien sacrifier de mon espérance dans l’écologie politique comme horizon de survie et d’émancipation. Sous réserve, peut être, d’un sursaut durable et d’un ressaisissement collectif que mon retrait pourrait favoriser.

6 décembre 2010

Jean-Paul Besset

Tazieff et Allègre sont dans un bateau

Je remets en ligne un texte qui date de septembre 2007, au début de Planète sans visa. Il a ses maladresses, et je vous prie de les excuser. Son extrême longueur n’est pas la moindre. Mais si je le place à nouveau ici, c’est qu’il a disparu du référencement Google. Quelle qu’en soit la cause – je ne suis pas parano au point d’imaginer une intervention de l’ombre -, cela m’ennuie. Car je dois reconnaître que cela m’avait demandé du travail. Et pas mal de fous rires solitaires. Ne vous sentez pas obligé de lire. Sérieux.

Attention, attention, ce qui suit est long. Si vous n’avez pas le temps, ne vous lancez pas. Mais si vous avez envie d’apprendre deux ou trois bricoles, qui n’en sont pas, jetez-vous dans ce pandémonium. Je ne crois pas que vous serez déçu. D’abord un mot sur Jospin. Oui, Yoyo. Cet homme ne me fait pas trop rigoler. Pendant les cinq ans qu’il aura dirigé le gouvernement de la France, entre 1997 et 2002, il se sera montré indifférent à la crise écologique. Les conséquences, malgré le peu d’importance que je donne aujourd’hui à cette forme-là de politique, les conséquences sont lourdes. Et maintenant, place à mes deux invités du jour. Tous deux, Haroun Tazieff et Claude Allègre, ont été ministres de gouvernements de gauche. Le premier est mort, paix à son âme. Le second est vivant, dans son genre singulier, et il aura été, plus qu’aucun autre dans le domaine de l’écologie, le maître à penser de Jospin. Place donc au spectacle. Et au rire. Car on ne nous privera pas de cela en plus.

L’histoire commence en juillet 1975, et Claude Allègre est encore presque jeune. Il n’aura quarante ans que deux années plus tard. Hélas, il ne porte plus les chemises à fleurs et à col pointu qu’il affectionnait tant. Je ne me moque pas. C’est plus grave. En ce mois d’été – car il y a encore des étés -, la station du Laboratoire de Physique du Globe installée à Saint-Claude (Guadeloupe) a enregistré 30 séismes d’origine volcanique provenant de la Soufrière toute proche. Puis tout se calme jusqu’en novembre. En mars 1976, on en est à 607 séismes, et il ne fait plus aucun doute que la Soufrière est sortie de son sommeil. Que faire ?

Le 30 mars, Haroun Tazieff débarque, envoyé par le Laboratoire de physique du globe de Paris, sur la demande du sous-ministre Olivier Stirn. Tazieff est alors le responsable du service de volcanologie du grand institut. Il fait aussitôt un premier discours, rassurant. Le 22 mai, le président Giscard d’Estaing survole en hélicoptère le volcan et insiste solennellement sur la sécurité des populations. Or, le 8 juillet, une première explosion, faite d’un nuage de cendres, plonge la petite ville de Saint-Claude dans le noir pendant vingt minutes. Et dans la panique. Près de 25 000 personnes quittent l’île de Basse-Terre. Le 16 juillet, après une ascension, Tazieff réaffirme qu’à son avis, il ne faut pas craindre une éruption de la Soufrière.

Le 8 août, grand événement : Claude Allègre est nommé à Paris directeur de l’Institut de physique du globe (IPG) et devient le patron de Tazieff. Le lendemain, nouvelle explosion de la Soufrière, et grandes inquiétudes locales. Et cela continue et se reproduit. Or Tazieff est en Équateur, où il demeure injoignable. Mais que faire (bis) ?

Des experts, sur place, annoncent une catastrophe imminente, comme celle de la Montagne Pelée, qui a ravagé la Martinique en 1903. L’explosion pourrait atteindre 1 000 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. 73 000 personnes sont évacuées. Le 24 août, Claude Allègre arrive en Guadeloupe. Le 29, retour de Quito, Tazieff le rejoint. Le climat entre eux commence à se tendre, et le deuxième déclare notamment, d’évidence à l’attention du premier : « La volcanologie est une science comme la médecine : il faut du doigté, du sang-froid, de l’énergie, de l’habitude et l’expérience du terrain. Les études de laboratoire ne suffisent pas ».

Le 1er septembre, Tazieff critique ouvertement l’un des experts, Robert Brousse, estimant qu’il a paniqué. Et il recommande aux réfugiés de rejoindre leurs maisons, avant de repartir vers Paris. Le 6, Allègre décide de supprimer le service de volcanologie, et donc Tazieff soi-même. La polémique entre les deux hommes durera des mois, période pendant laquelle s’arrêtera l’éruption de la Soufrière, sans que se produise la catastrophe redoutée.

Alors, Tazieff avait-il raison ? Désolé de vous avoir entraîné si loin pour vous dire si peu, mais je m’en fous, totalement. Du reste, la question n’a pas le moindre sens. Qui peut le savoir ? Qui oserait prétendre que la science humaine était alors en mesure de trancher une querelle aussi incertaine ? Personne, sauf Tazieff et Allègre, qui sont et furent sans le savoir de grands humoristes.

À la Soufrière, l’histoire, qui est faite elle aussi de cendres et de scories, a tranché en faveur de Tazieff. La belle affaire ! En 1980, le même, en plein comique de répétition, annonce solennellement que le volcan du mont Saint Helens, dans le nord-ouest des Etats-Unis, n’est qu’une « petite Soufrière ». Mais quelques minutes avant l’heure programmée du retour des 30 000 personnes évacuées, le 18 mai à 8h32, tout le flanc nord du volcan s’effondre et précipite dans la vallée 2 kilomètres cubes de roches et de boue. Encore bravo.

Ce qui me demeure étrange, c’est que Tazieff conserve une belle réputation. Chez nombre d’écologistes et même chez d’excellentes personnes qui ne le sont pas. Certes, ce Polonais né en 1914 a fait une très belle guerre, comme on dit. Il a en effet appartenu à ces groupuscules de jeunes juifs et d’étrangers de la MOI, cette main-d’œuvre immigrée liée à jamais à l’Affiche rouge, qui n’hésitait pas à tirer sur la bête, quand d’autres composaient. Je n’oublie d’ailleurs pas que les staliniens comme Jacques Duclos lâchèrent ces audacieux à plusieurs reprises. J’essaie de ne pas oublier.

Mais bref, une belle guerre. Et une voix parfaite. Et une merveilleuse disposition pour le spectacle télévisé. Et une réelle passion pour les volcans. Pour le reste, il faut oser écrire que Tazieff profitait de son statut inviolable pour raconter des sornettes. Je n’en dresse pas la liste, mais il se trouve que j’ai croisé sa route, vers l’extrême fin de 1989. J’avais à l’époque signé une enquête retentissante sur la décharge de Montchanin, petite ville de Bourgogne où des margoulins avaient pu enterrer, soutenus par des services de l’État « déviés », comme on dit en Italie, un million de tonnes de déchets industriels.

Vous ne rêvez pas : un million de tonnes, à quelques mètres des maisons et des jardins. L’affaire ayant fait quelque bruit, un certain Brice Lalonde, alors secrétaire d’État à l’Environnement de Michel Rocard, ce dernier souffre-douleur patenté du président Mitterrand, avait dû se rendre au tout début janvier 1990 à Montchanin. Quel souvenir ! Hélas, je ne peux m’étendre ici sur la farce d’État, et les mensonges idem. En tout cas, la polémique avait gagné une partie des commentateurs, car je révélais au passage qu’une partie de la dioxine produite au cours de l’explosion de Seveso, en 1976, avait été enfouie à Montchanin. D’où cris, d’où contestations, jusques et y compris sur la dangerosité de la dioxine. Tazieff était entré dans la danse pour une raison que j’ai oubliée, et déclaré, sur France-Inter je crois, que tout n’était que foutaises. Ajoutant qu’il se faisait fort d’avaler un verre de pyralène chaque matin, sans en subir aucun dommage. Or la dioxine est l’un des sous-produits de combustion du pyralène, longtemps utilisé dans les transformateurs électriques.

Tazieff avait-il raison ? Cette fois, la question a un sens, et la réponse est limpide. C’est non. Comme pour le tabac ou l’amiante, les lobbies ont fait plus que leur possible pour gagner du temps et camoufler la réalité : certaines molécules chimiques sont des poisons inouïs. Le pyralène en est, et il y a vingt ans, la bataille de son élimination faisait rage, à cause notamment des innombrables installations électriques dispersées sur le territoire, souvent vieillies. Une directive européenne avait interdit en 1985 la commercialisation d’appareils électriques en contenant. Pour des entreprises comme notre chère EDF, l’enjeu était simplement colossal.

Tazieff, pour aller vite, s’était fait entourlouper. Et au milieu de la controverse sur Montchanin, la chaîne de télévision défunte La Cinq avait eu l’idée d’organiser un débat en direct entre Haroun et moi-même. Autour des dangers de la dioxine et du pyralène. Pour les rares qui peuvent s’en souvenir, le journaliste Jean-Claude Bourret, adepte de la gendarmerie et des Ovnis, organisait chaque midi un face-à-face d’une demi-heure arbitré par un sablier. Et j’avais été convié à cet exercice à deux reprises déjà, ce qui, à ma grande honte, semblait avoir convenu à Bourret.

Et donc, cette invitation. J’ai aussitôt dit oui. Je savais que je serais assommé – il y avait un vote téléphonique des téléspectateurs -, car Tazieff ne pouvait être vaincu sur ce terrain, mais je m’en moquais bien. Je voulais dire ce que j’avais à dire. Et, paix à l’âme de notre volcanologue national, j’étais décidé à cogner de toutes mes forces, et à accuser Tazieff du pire, en direct irrattrapable. Hélas, la veille si je ne m’abuse, Tazieff annula. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, mais je l’ai regretté, car j’étais bien entraîné.

En exclusivité mondiale, je peux même vous dire que je comptais sortir de ma manche un rapport tronqué et truqué du lobby défendant le pyralène, sur lequel, je le savais, Tazieff s’appuyait pour répandre ses absurdités. Et j’avais préparé des fiches sournoises sur un livre de Tazieff paru deux mois auparavant, au sous-titre plaisant : pollutions réelles, pollutions imaginaires (In La Terre va-t-elle cesser de tourner, Seghers). Car notre expert en chef y dénonçait le réchauffement climatique comme étant un mythe, précisant pour nous ignares : « Et, par conséquent, le prétendument redoutable “effet de serre” n’est nullement à redouter ».

Nous étions en 1989, je le rappelle, et le dérèglement climatique n’était pas dans les conversations. J’ai l’honneur d’avoir appartenu à un journal qui osa faire sa manchette de une sur le « grand flip climatique » dès février 1989. Politis. Ne cherchez pas, ce fut le seul. Quant à Tazieff et pour y revenir, j’espérais, je le confesse, énerver le grand maître en direct à la télévision, le voir s’empourprer, voire m’empoigner. Si. Mais j’ai donc dû renoncer à la bataille attendue, faute de combattant. Quelques années plus tard, j’ai eu ma revanche. Eh oui, je suis comme ça. En mai 1992, je suis tombé par hasard sur un livre plutôt décoiffant intitulé Ozone, un trou pour rien. Je ne connaissais pas les auteurs, Rogelio Maduro et Ralf Schauerhammer, ni les éditions Alcuin. Mais le préfacier, Haroun Tazieff, si.

Et quel livre, mes pauvres aïeux ! On y apprenait, si je puis écrire, que le trou dans la couche d’ozone n’était que menterie. Grosse menterie. Car « aussi longtemps que le soleil brillera et que notre atmosphère contiendra de l’oxygène, l’ozone sera continuellement régénéré ». Ainsi écrivait le grand Tazieff. Dans ces conditions, vous comprenez bien que la convention de Montréal, signée par miracle en 1987, qui bannit en grande part les CFC, ces produits chimiques grands responsables de l’amincissement de la couche d’ozone, ne pouvait avoir été qu’une gigantesque manipulation. Y étaient mêlés, pour notre grand malheur, des milliers de scientifiques qui ne s’étaient souvent jamais rencontrés, des États, des institutions respectées. L’esprit Thierry Meyssan n’est pas né d’hier, à ce qu’il semble.

Selon Tazieff dans sa préface, il n’y avait donc pas de trou dans la couche d’ozone. Au reste, estimait notre grand détective, les CFC n’étaient-ils pas utilisés en très grande part dans l’hémisphère nord ? Pour aussitôt ajouter, dans un sublime développement syllogistique : or, selon les soi disant « experts » de la chose, l’amincissement de la couche d’ozone serait massif, pour l’essentiel, dans l’hémisphère sud. Et donc, il n’y a pas de trou. Vous n’êtes pas obligé de croire que Tazieff utilise cet « argument », mais c’est le cas. Dans un sursaut de lucidité néanmoins, quoique, il note : « On pourra me rétorquer que je ne démontre guère plus la vérité de ma thèse que les alarmistes ne le font de la leur. Admettons ». Je vous le garantis personnellement, c’est écrit. Qui sont les auteurs de ce livre que Tazieff présente comme « des spécialistes » ? J’ai pris le soin de chercher, et j’ai à l’époque trouvé. Alcuin était le faux nez d’une structure extraordinaire née en Europe vers 1974, dans une dizaine de pays à la fois. Elle s’appelle Parti ouvrier européen (POE) et a subi tant de métamorphoses que je vous en épargne la plupart. Sachez qu’au départ, le POE fut marxiste pro-Brejnev, avant de défendre Reagan et sa guerre des étoiles, la défunte IDS. Étrange ? Il me semble, non ?

Les éditions Alcuin sont donc une création du POE. Et le livre sur l’inexistence du trou dans la couche d’ozone paraît en mai 1992, quelques semaines avant le sommet de la terre de Rio, date importante à n’en pas douter. Non par ses résultats – on a vu -, plutôt en raison du déploiement de forces publiques ou occultes qu’elle a suscité. En cette lointaine époque, découvrant que Tazieff avait osé couvrir une grossière désinformation, et pensant trouver une occasion de revanche – je me répète -, je l’avais appelé au téléphone en son domicile parisien de l’île Saint-Louis. Comme je collaborais au Canard Enchaîné, et après m’être assuré que je pouvais appeler Tazieff au nom de l’hebdomadaire, je décrochai mon téléphone et pus parler quelques minutes au grand personnage.

Que dire qui ne soit accablant ? Tazieff en bafouillait, Tazieff ne savait plus, ne croyait pas, découvrait que, se repentait déjà, etc. Pitoyable. J’en tirai une brève, qui parut, et qu’on doit pouvoir retrouver. C’est donc cet excellent homme qui rassura en tant qu’expert les populations affolées de Guadeloupe à l’été 1976. Aucun doute, nous sommes bien gardés. Et d’autant que l’autre gardien de nos nuits, en cette occurrence Claude Allègre, est lui aussi d’une rare rectitude. N’attendez pas de moi une biographie, car la sienne dépasse de loin mes compétences. Mon propos, de toute façon, peut se contenter de deux ou trois points précisément délimités.

Le premier concerne bien entendu l’amiante. Je me suis intéressé à cette tragédie vers 1994, c’est-à-dire tardivement. Mais alors, j’ai sonné à bien des portes, où l’on m’a le plus souvent éconduit. Je savais que la catastrophe était là, et l’essentiel sur le rôle des lobbies. Mais les oreilles ne voulaient pas entendre encore. D’ailleurs, où m’étais-je moi-même rencogné, toutes ces années où les victimes mouraient déjà par milliers ? Bref. Au début de 1995, je parlai d’abondance avec l’un de mes amis, journaliste au quotidien Le Monde, et je parvins à lui faire valoir l’urgence de la situation. L’urgence résidait aussi – de cela, comment être fier ? – dans la course de vitesse lancée par un autre journaliste, de Sciences et Avenir celui-là. Je savais qu’il s’apprêtait à publier un lourd dossier sur le sujet, qui ferait date. J’en informai mon ami du Monde, qui sûrement en informa son ami Edwy Plenel, qui probablement comprit quelque chose. Le mercredi 31 mai 1995, en tout cas, Le Monde accordait un titre de une à « L’héritage empoisonné de l’amiante », ainsi qu’une page entière au sujet à l’intérieur. Le Monde fut donc le premier, chronologiquement, à lancer cette sombre affaire.

À ce moment, l’amiante est encore produit dans une demi-douzaine d’usines en France, et il est en bonne logique légalement commercialisé. Pourquoi un tel statut pour cet empoisonneur patenté ? Parce que le lobby industriel a su infiltrer tous les rouages de l’administration, et massivement désinformé des journalistes excellemment disposés à son égard. On annonce à cette date entre 100 000 et 150 000 morts de l’amiante en France d’ici 2015. Des ouvriers, que l’on se rassure.

Entre 1995 et 1997, qui marque l’interdiction de l’amiante en France, une bataille de l’ombre et des coulisses fera rage, comme on l’imagine. En juillet 1996, touché par la grâce, le président Chirac annonce que le grand campus universitaire de Jussieu, amianté jusqu’à la gueule, devra déménager. Et c’est alors que notre cher Claude Allègre intervient, en preux chevalier qu’il est. Je ne détaille pas. Allègre conteste, dans un article paru en octobre 1996, la nécessité de désamianter l’université. Il met en cause le « terrorisme intellectuel » qui règnerait sur place et interdirait aux hommes de science et de raison – lui et une poignée d’autres valeureux – de faire entendre leur voix. Laquelle exige de rester à son poste et de refuser le désamiantage, car le risque, sans être nul, est faible. Or il n’existe pas de risque zéro, et le sang-froid est préférable à la psychose. Dix ans plus tard, Allègre persiste. Constatant que le désamiantage de Jussieu pourrait coûter au total un milliard d’euros et assécher des lignes budgétaires entières à destination de toutes les universités, il réclame la fin des travaux. « Je le dis et je le répète, écrit-il en 2005 dans L’Express : à faible dose, la poussière d’amiante n’est sans doute pas plus dangereuse que la poussière de silice qu’on respire sur la plage ».

Tendons l’oreille, car la méthode Allègre, qui ne vaut pas celle à Mimile, se déploie en majesté. Elle est simple : vu que le monsieur est un scientifique réputé, géophysicien, il a le droit de parler de tout, et les autres le devoir de le prendre au sérieux, en toute occasion. Notez que quelques teigneux, dont je suis, se contentent de pouffer, en toute occasion ou presque. Ajout modique : on appréciera le “sans doute” qui permet, on ne sait jamais, de faire machine arrière. L’amiante n’est sans doute pas plus dangereux que le sable. Admirons quoi qu’il en soit la science en mouvement, qui choisit comme par hasard le rapprochement avec la plage des vacances, où l’on se prélasse, où l’on est bien, où l’on se sent à l’abri, pour mieux faire passer en contrebande un propos “sans doute” de grande élévation morale.

Bon, considérons une première note d’étape. Allègre, n’écoutant que son courage, prend la défense de l’amiante injustement calomnié. Notez, notons ensemble que ce grand socialiste, qui fut probablement lambertiste comme son vieil ami Jospin – il s’en défend, comme fit Jospin – ne juge pas utile de prendre la défense de centaines de milliers de travailleurs soumis pendant des décennies à un matériau qu’on savait dangereux depuis 1906 au moins. Que non ! Un courageux ne s’abaisse pas à de telles causes subalternes. Des dizaines de milliers de familles sont, seront, ont été frappées par le deuil à cause de l’indifférence et souvent de la voracité des directeurs, mais un Allègre préfère, quant à lui, s’interroger sur les psychoses collectives et le poids des « gauchistes irresponsables ». Cette dernière appréciation est de lui, bien sûr.

Cela me semble intéressant, je dois le reconnaître. Dans la bagarre entre l’industrie et ses victimes, entre 1995 et 1997, Claude Allègre, défenseur de la classe ouvrière devant l’Éternel, choisit son camp, comme il m’arriva de dire dans ma jeunesse. Mais celui de l’industrie, ce qui crée un certain climat. Il faut y ajouter une autre contribution, bien plus décisive encore, touchant à la querelle du réchauffement climatique. Cette affaire est singulière à divers titres que je ne peux évoquer ici. Mais en tout cas, elle met en question, fatalement, l’activité humaine elle-même, qui se confond, depuis certaine révolution industrielle, avec la destruction de la vie sur terre et des conditions d’icelle. On comprend dans ces conditions que ceux qui vivent, provisoirement mais quand même, de cette destruction, n’apprécient pas qu’on parle sans cesse de l’accélération de l’effet de serre, car ce phénomène est directement corrélé au système marchand. Ce système marchand, à l’instar de Midas, qui changeait tout en or, transforme ce qu’il touche en choses. Or plus rien ou presque ne lui échappe.

Donc, le réchauffement. En 1987, un nouvel organisme voit le jour : le Groupe intergouvernemental d’étude sur l’évolution du climat (ou GIEC). Créé par les Nations Unies, il regroupe des centaines de chercheurs, qui finiront par représenter 170 pays. Trois grands rapports, à partir de 1990, seront publiés par le GIEC, qui présentent chacun un consensus mondial très rarement obtenu dans le domaine des sciences. En résumé, la terre se réchauffe très vite, et les activités humaines en sont le grand responsable, via le relâcher massif de gaz à effet de serre. La morale de l’histoire est quasiment évidente : pour la première fois de son histoire, l’homme est devenu une force géologique. Il est en train de changer le climat à une vitesse inconcevable.

Imaginez une seconde l’état d’esprit des grandes et nobles industries du pétrole, du charbon, de la bagnole, du BTP. Sans compter les autres. L’histoire la plus récente nous apprend comme ces capitaines d’industrie, dont bon nombre sont aussi des chevaliers, ont pu détourner le cours des sociétés humaines. En tuant, en achetant, en provoquant des coups d’État, en entretenant des guerres civiles, en affamant des peuples rebelles. Or le réchauffement climatique est de très loin la menace la plus grave qu’ont dû subir, depuis plus de deux siècles, les avantages et bénéfices de ces innombrables entreprises. Les naïfs sont priés de croire qu’elles n’ont pas utilisé, à une échelle encore inconnue, les méthodes qui furent toujours les leurs. Assaillies comme jamais dans leur être, qui est de dévaster, les industries coalisées n’ont pas désinformé, ni menacé, ni acheté. Ni tué. Ce qui s’appelle l’évidence même.

Poursuivons. Bien des ouvrages, bien des auteurs ont tenté depuis vingt ans de nier le réchauffement climatique et ses probables conséquences. Je ne veux pas dire une seconde que tous étaient des marionnettes, dont les fils nous auraient été dissimulés. Car certains sont seulement des idiots, ne rêvons pas. N’empêche, les tentatives négationnistes n’auront pas manqué, et c’est on ne peut plus normal. Allègre, au milieu de cela ? Il n’aura pas déçu. En 1995, le GIEC publie son deuxième rapport sur la crise climatique, qui renforce les craintes d’un emballement. Allègre officie alors chaque semaine dans l’hebdomadaire libéral Le Point, et par chance, cet homme est du genre placide. « Fausse alerte » titre-t-il une de ses chroniques sur le réchauffement le 8 mai. Pour cause : selon lui, il n’y a pas réchauffement, mais invention d’un danger imaginaire par les lobbies conjugués de la science et de l’industrie. Et du coup, « on continue à affirmer l’existence de l’effet de serre et ses dangers imminents, on continue à voter des résolutions ». Heureusement, reste Allègre qui, dans son « humilité », accepte « la dictature des faits ». Il n’y a rien.

C’est formidable, c’est étincelant. Un homme qui ne sait strictement rien du climat, en tout cas rien de plus que moi l’ignorant, peut engager une réputation gagnée dans un tout autre domaine, et influencer de la sorte une partie notable de la société, dont des milliers de « décideurs » de tout poil, qui n’attendaient que cela. Détail qui a une importance : deux ans plus tard, ce rebelle qu’est Allègre va devenir le pilier du gouvernement Jospin, son ami de quarante ans. Il va conseiller, influer, commander et décider dans une proportion que j’ignore, mais sûrement notable compte tenu de sa proximité avec le chef.

Revenons à notre scientifique. En 1997, alors qu’il s’apprête à gouverner, Allègre s’essaie avec bonheur au Café du Commerce, façon Marcel Dassault. Je parle pour les initiés qui lurent naguère la prose de l’avionneur, chef d’œuvre indépassable. Dans une nouvelle tribune, dans Le Point toujours, Claude lâche cette merveille scientifique : « Alors, après l’hiver sévère que l’on vient de subir (et qui n’est pas encore fini), tout un chacun peut légitimement s’interroger sur la réalité du réchauffement de la planète ». Ben oui, quoi, s’il fait froid, c’est qu’il ne fera pas si chaud, pardi ! Sautons quelques étapes, si vous le voulez bien. Pour être sincère, la compagnie de ce génie échauffe mon climat personnel. Le 13 novembre 2003, dans L’Express où il intervient désormais, Claude Allègre écrit cette fois : « L’homme, en brûlant du charbon, du pétrole et des forêts, est responsable de l’augmentation “anormale” des teneurs en CO2 de l’atmosphère et modifie donc l’équilibre séculaire naturel ».

Ce n’est pas un film, et l’on ne peut faire un arrêt sur images, qui eût été utile. Car en un peu plus de six ans, Allègre a donc mangé son chapeau, moutarde et cornichons compris. Le voilà enfin convaincu par les lobbies ! Il y a réchauffement, et l’homme en porte la responsabilité. Cet effort surhumain de dépassement de soi-même serait parfait si Allègre prenait soin de nous expliquer pourquoi il a changé d’avis. Mais nous sommes des gueux, des aveugles et des amnésiques : en ce cas, à quoi bon ? D’autant qu’Allègre n’est pas bien sûr de son point de vue si neuf et audacieux. La preuve, c’est qu’en septembre 2006, dans L’Express, il efface tout et recommence. Voici : « Après le mois d’août qu’a connu la moitié nord de la France, les Cassandre du réchauffement auront du pain sur la planche pour faire avaler leurs certitudes à nos compatriotes ». Or donc, pas de réchauffement, tout bien considéré. Faut suivre, hein ?

Mais cette fois, Allègre tombe sur un os appelé Sylvestre Huet, journaliste scientifique à Libération. Il va se passer une chose incroyable : Huet vérifie. Il vérifie les dires du grand maître, et voici ce qu’il découvre, nous plongeant tous, moi surtout, dans l’horreur. Je précise que Huet n’a pu publier ses découvertes, ce qui est bien dommage. Car Allègre commence par citer un article de la revue Nature, lequel montrerait que la disparition des neiges du Kilimandjaro, tarte à la crème, si j’ose écrire, des écologistes, est en fait causée par des mouvements tectoniques qui n’ont rien à voir avec le climat.

Et là, c’est le flagrant délit. Il n’y a pas d’article de la sorte dans Nature. Aucun. En revanche, on en trouve un dans la revue Science, le 8 septembre. Malheureusement pour Allègre, cet article, s’il parle bien de l’Afrique, considère une période qui commence il y a 8 millions d’années et s’achève voici 2 millions d’années. Il n’y a aucun – aucun – rapport avec les neiges du Kilimandjaro. Ce serait grave – c’est d’ailleurs très grave – si ce n’était tragique. Car Allègre poursuit sa route, dans la même chronique, en homme habitué à l’impunité. Il évoque un « important article d’une série d’éminents glaciologues » qui montrerait que « le volume des glaces antarctiques n’a pas varié » depuis trente ans. Or l’article cité ne parle nullement des glaces, mais des quantités de neige tombées sur le continent blanc depuis 1958. Etc, etc.

Tout autre, ou plutôt tout autre à une période respectant un peu plus la vérité, en serait mort sur place. Mais pas Allègre, oh non ! Dans une réplique inspirée, publiée dans le quotidien Le Monde, il déclare la main sur le cœur : « J’observe que les critiques à mon égard ont été incroyablement violentes et concertées et il est permis de trouver cela suspect. On pourrait ainsi se demander si ces gens ne cherchent pas à protéger les budgets alloués à la climatologie, qui ont explosé ces dernières années ».

Je ne vais pas vous mentir : à ce stade-là, je commence à me demander si Allègre est bien le grand personnage vanté par les médias de toutes sortes. Mais ayant accepté une rude mission, je vais au bout. Ainsi donc, en 2001, un Danois inconnu, Bjorn Lomborg, publie en Angleterre un livre-événement, The Skeptical Environmentalist. L’éditeur de L’Écologiste sceptique, Cambridge University Press, se frotte vite les mains, car c’est un triomphe, national puis mondial. Le Daily Telegraph estime que c’est probablement le livre plus important jamais publié sur l’environnement. Le Washington Post le compare à Printemps silencieux, l’opus magnum de Rachel Carson. Lomborg est consacré le héros de tous ceux qui claquent des dents tout en montrant les crocs, et ils sont plus nombreux qu’on ne l’imagine.

Que dit Lomborg ? S’appuyant sur un impressionnant amoncellement de notes de bas de pages – autour de 3 000 – et de chiffres, il entend démontrer que, si certains problèmes existent, beaucoup ont été artificiellement exagérés, voire purement et simplement inventés pour des raisons inavouables. Ainsi, la productivité des océans aurait en fait presque doublé depuis 1970. Les forêts, loin de disparaître, auraient vu, de 1950 à 1994, leur surface légèrement augmenter, etc.

Seul contre tous, il y verrait donc plus clair que des milliers de scientifiques engagés depuis des décennies dans d’innombrables études. Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas. Mais il faut, lorsqu’on s’attaque à semblable Himalaya, respecter scrupuleusement les règles qu’on accuse tous les autres de violer. Or Lomborg ruse et manipule les chiffres à l’envi. Pour ce qui concerne les océans, par exemple, Lomborg confond – volontairement ? – la productivité des océans, c’est-à-dire la vie qu’ils sont capables de créer, et les prises de poisson ajoutées aux performances de l’aquaculture. Et il est bien vrai que les prises ont augmenté – au passage, seulement de 20 % depuis 1970, pas de 100 % -, mais pour la raison que de nouveaux moyens, dont les filets géants, permettent de racler les fonds.Du même coup, la très grande majorité des principales zones de pêche sont surexploitées, laissant prévoir à terme un affaissement brutal de la pêche. Ces chiffres ne montrent qu’une chose : l’inventivité technologique des humains.

L’année suivante, juste avant le Sommet de la terre de Johannesburg, la polémique est mondiale et Lomborg trône dans tous les journaux français. Libération lui accorde deux pages élogieuses, Le Nouvel Observateur et Le Monde lui ouvrent largement les portes, c’est la consécration. En août, dans L’Express bien sûr, Allègre y va de son compliment pour l’artiste, tout en finesse : « L’écologie est devenue la Cassandre d’un catastrophisme planétaire généralisé et inéluctable. Pourtant, tout cela est faux. Rien dans les données scientifiques actuelles ne vient étayer ces affirmations. Un jeune professeur danois (…), Bjorn Lomborg (…) vient de l’établir grâce à un examen soigné de toutes les données mondiales disponibles ».

Nous sommes donc à la fin de l’été 2002, et de très mauvais esprits – j’en suis – s’autorisent un rapprochement. La publication du livre de Lomborg, suivie d’une très opportune polémique, coïncide avec la tenue au même moment à Johannesburg d’un nouveau Sommet de la terre. Cette vision vous semble paranoïaque ? Vous êtes en droit de préférer les contes de fée. Après étude minutieuse du livre de Lomborg, la très officielle Commission danoise sur la malhonnêteté scientifique, qui réunit des chercheurs de grande réputation, finira par rendre un avis impitoyable sur les qualités du grand héros de Claude Allègre. Celui-ci; dit-elle dans ce qu’il faut appeler un jugement, « a fait preuve d’une telle perversion du message scientifique (…) que les critères objectifs pour déclarer la malhonnêteté scientifique sont remplis ». Lomborg, à en croire cette commission, est donc un faussaire.

Vous me direz qu’elle peut se tromper, ce qui est vrai. Je n’ai pas eu accès aux pièces du jugement. Et je dois même avouer que je n’ai pas lu la totalité du livre de Lomborg, me contentant des sujets sur lesquels j’avais quelques lumières. Je doute fortement que Claude Allègre ait fait mieux, et je parierais même volontiers qu’il a fait moins. Voici pourquoi : en 2004, les éditions du Cherche Midi ont fini par publier une traduction tardive, en français, du pesant pensum de Lomborg. À mon avis, ce ne fut pas une bonne affaire. Elle venait trop tard, et ce livre de 700 pages follement ennuyeuses, même pour un passionné comme moi, est en réalité illisible. Pour un prix dissuasif de 26 euros.

N’empêche : il est devant moi au moment où j’écris ces lignes, et je relis en masochiste confirmé la préface, signée bien entendu par Claude Allègre. Elle est sensationnelle. Allègre y dénonce une écologie « totalitaire » – je me sens visé -, le retour de Lyssenko, ce « scientifique » stalinien qui opposait science bourgeoise et science prolétarienne, et il conspue au passage les « coupeurs de tête ». Ma foi, l’écriture est libre. Mais au passage, Allègre omet cette information essentielle que Lomborg a été convaincu de malhonnêteté scientifique, ce qui n’est pas une mince accusation. Pourquoi diable ? Parce que ce serait gênant pour la démonstration ? Ce n’est pas tout à fait impossible, compte tenu des mœurs singulières du grand professeur.

Deuxième bizarrerie radicale : Allègre souligne avec gaîté que les adversaires de Lomborg n’ont pas su démonter son livre, chapitre après chapitre, raisonnement après raisonnement. Et c’est une sorte d’aveu, selon lui. « Si cela n’a pas été fait, écrit-il, c’est qu’il était difficile de le faire ». Ce pourrait être un argument, mais c’est de toute manière faux. À cette date – 2004 -, un site Internet fourni (www.mylinkspage.com/lomborg.html) collationne depuis deux ans déjà les centaines d’erreurs contenues dans le livre pesant de Lomborg. Allègre peut-il l’ignorer ? En ce cas, que vaut donc la préface ?

J’ajouterai que les bénévoles qui ont ouvert ce site comptent parmi eux d’éminents scientifiques, spécialistes reconnus des questions qu’ils se sont chargés de dépiauter dans le texte de Lomborg. Ce n’est le cas ni de ce dernier – il est statisticien -, ni d’Allègre bien sûr. Et tous se plaignent amèrement d’avoir dû distraire ainsi un temps précieux. Voilà ce que je souhaitais dire d’une des baudruches les plus étonnantes de la scène parisienne. Pour l’essentiel, car j’ai encore un bref commentaire à faire. Comme je vous l’ai raconté, Tazieff et Allègre furent des ennemis jurés. En d’autres temps, sous d’autres cieux, ceux-là se seraient étripés. Ou, plus probablement, l’un aurait fait étriper l’autre. Mais étaient-ils si différents ? Cela reste à démontrer.

En effet, en juin 1992, une petite bombe éclate devant le Sommet de la Terre réuni à Rio. C’est une lettre, signée dans un premier temps par 264 personnalités du monde entier, dont 52 prix Nobel. Présentée aux chefs d’État présents à Rio, elle met solennellement en garde contre « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Cette idéologie, on s’en doute, c’est l’écologie. Savez-vous quoi ? La phrase que j’ai extraite de ce qu’on a appelé l’Appel d’Heidelberg est un chef d’œuvre, et je félicite ici son auteur inconnu. Car elle est un concentré de l’état réel du monde et de la pensée. Je n’en ferai pas l’analyse ici. Juste ce point : la science et l’industrie sont liés et placés sur le même plan. Voilà qui est formidablement vrai : l’une et l’autre, mais ce ne fut pas toujours le cas, sont désormais folles amantes, à la vie à la mort. L’industrie s’est échappée de l’enclos, aidée par ce que l’on continue, contre toute évidence, d’appeler la science, et les deux amies dévastent à qui mieux mieux après avoir rompu toutes les entraves et brûlé les derniers vaisseaux.

Ce grandiose appel aux hommes politiques contient d’autres morceaux de bravoure, tous tricotés les uns aux autres par un scientisme décidément indémodable. Bien entendu, il a été soutenu par tout ce que la planète compte de lobbies industriels, et certains jugent même que ces derniers l’ont purement et simplement créé depuis les coulisses. Peu importe, pour une fois. Car ce texte rassemble pour de vrai, en profondeur, des hommes et des femmes qui veulent sans détour que les choses continuent comme avant. En s’appuyant sur les forces mêmes qui ont conduit au point où nous sommes rendus.

L’alliance magique des laboratoires et des ateliers a produit la révolution industrielle, la sixième crise d’extinction, la faim chronique, la mort des poissons, la fin des forêts, la croissance continue des déserts, la contamination chimique généralisée. Eh bien, parfait, et en avant ! Car la morale de l’histoire, c’est que nous ne sommes pas encore allés assez loin. L’Appel d’Heidelberg, vous l’avez déjà compris, a été signé à la fois par Allègre et par Tazieff. Les deux ennemis jurés ne se détestaient pas. Ou alors à la manière de clones, qui se ressemblent trop. Ils furent et demeurent à bord du même bateau et aucun des deux ne tombera jamais à l’eau. Pas avant la rencontre avec l’iceberg, en toute certitude.