Un lecteur de Planète sans visa, qui utilise le pseudonyme de Skept, intervient depuis quelques semaines d’une manière que je juge fort attrayante. L’homme – si c’est un homme – est cultivé, maîtrise parfaitement notre langue, dispose d’un accès sûr à des informations de qualité. En somme, c’est un excellent commensal, et je le remercie sans détour de ses interventions.
Pour le reste, il va de soi que je suis en désaccord total et définitif avec sa pensée. Vous trouverez ci-dessous à la fois ses commentaires et ceux qu’il a pu entraîner à sa suite. Le tout est à lire depuis le bas de cette page interminable, en remontant, donc. Je ne souhaite pas détailler tous les propos de Skept, et n’en aurais d’ailleurs pas le temps, même si je le désirais. Ce qui me frappe en bloc, dans ces textes, c’est leur sophistication et leur extrême arrogance, dissimulée comme il se doit entre gens civilisés, sous une apparence urbaine. En l’occurrence, notre ami utilise le masque de la raison critique.
Je vois bien que je succombe moi-même à la polémique, car en vérité, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une pelisse, d’une sorte de déguisement pour mieux tromper l’adversaire. Je crois chez lui à une certaine vérité de la pensée, ce qui n’exclut pas, chemin faisant, le plaisir du bretteur affrontant tout son monde avec vaillance. Car nul doute : il aime batailler, prendre à revers, trancher des gorges, métaphoriquement parlant. Seulement, pour quoi ?
Je me dois d’écrire que Skept, à mon sens en tout cas, reste très ignorant de la gravité extrême de la crise de la vie sur terre. Tout lui semble du déjà vu, de près ou de loin. L’humanité comptant déjà une si longue histoire, il faudrait lui apporter bien d’autres éléments pour qu’il se mette à douter de ce qu’il considère comme acquis, et qui s’appelle simplement le progrès. Il n’envisage pas, ni ne compte le faire, la possibilité que l’histoire humaine ait subi un tournant sans aucun précédent.
Cela le dérangerait, et mettrait en question sa vision du monde, et celle de lui-même dans le mouvement de la société. De ce point de vue, il semble tout de même plus économique, plus agréable en tout cas, de penser à un énième remake. Comme la vie techniquement améliorée est si évidemment préférable à la misérable existence dépourvue d’histoire – donc de progrès – des peuplades lointaines, comment oserait-on mettre en doute la métamorphose complète des sociétés humaines lancée voici désormais plus de deux siècles par la machine à vapeur ?
Tel est le postulat. Tel est le substrat. Skept ne voit pas, car il n’y a visiblement pas intérêt, qu’un monde meurt, qui se heurte pour la première fois dans l’histoire des hommes à des limites physiques infranchissables. Il ne souhaite pas entendre que les océans vivent une dislocation de leurs chaînes de vie sans précédent depuis des dizaines de millions d’années. Il ne veut pas voir le désert qui gagne, le corail qui meurt, les mangroves qui disparaissent comme le font tourbières et zones humides. Il ne veut considérer la mort plus que probable des forêts tropicales, la crise du cycle de l’eau, l’amincissement si net, encore aujourd’hui, de la couche d’ozone, l’extraordinaire pollution chimique planétaire par des molécules n’ayant encore jamais existé. Le dérèglement climatique, qui conditionne in fine toutes les activités humaines, ne saurait être établi, car s’il l »était, cela ruinerait à soi seul l’édifice de cette si belle pensée progressiste. Le nucléaire ? Skept sait déjà que Fukushima n’est pas l’atroce catastrophe que l’on sait. Car si tel était le cas, à qui donc faudrait-il se fier ?
Les sols épuisés du monde réel, les nappes phréatiques surexploitées donneront, pour peu que l’on fasse confiance à qui de droit, de quoi nourrir – de viande, par exemple, n’est-ce pas ? – neuf ou dix milliards d’humains. La technique, le savoir-faire, l’ingéniosité des hommes viendront à bout des difficultés qu’en sa malignité Skept reconnaît, car tel est notre destin, de toute éternité. Le monde de Skept annonce pour de bon la fin de l’histoire, en ce qu’il nous condamne à une éternelle répétition. Nous avons eu des difficultés, nous en aurons encore, mais nous trouverons des solutions, car nous en sommes capables. Et, bien sûr, parce que nous en avons le droit. Je cite exceptionnellement Skept, car je trouve dans ces mots un concentré d’une vision autocentrée, faussement rationnelle, et réellement folle : « Je ne trouve pas moralement mauvais que l’homme arbitre en faveur de son bien-être au détriment du non-humain ».
Nous sommes face à un archétype d’une rare consistance. L’homme au sommet d’une non-pensée de la toute-puissance. L’homme à l’égal d’un enfant qu’aucune force contrariante n’a encore limité dans son espace et ses décisions. Le non-humain ! Le non-humain ! Tout ce que nous apprenons depuis précisément deux siècles, depuis les Encyclopédistes, et chaque jour un peu plus, nous rapproche d’une vision complexe, holistique, systémique, écosystémique de la vie sur cette terre. L’homme, animal fort savant il est vrai – à certains égards, c’est l’évidence – entretient des liens d’une force inouïe avec l’ensemble des autres systèmes vivants. À rebours, certaine pensée primitive et progressiste, primitive car progressiste, consiste à nier, sous toutes formes possibles, l’extrême dépendance de nos sociétés à l’égard des écosystèmes.
Ajoutons que cette manière ridicule, mais profonde, de signaler une frontière entre l’humain et le non-humain met à bas l’idée même de beauté, de grandeur, de transcendance. À suivre notre critique, le bien-être – matériel – de notre espèce serait comme un étalon moral supérieur à tout autre. Et en ce cas, les sources de la Loire vaudraient moins qu’un Espace de la marque Renault. La télévision à plasma justifierait aisément l’extermination des escargots et des baobabs. Pour vous dire le fond de ma pensée, je préfère mon univers intérieur au sien.
Le rêve, qui est pur fantasme, de Skept, consiste à imaginer un homme qui aurait donc des droits prépondérants au motif, si je le comprends bien, qu’il a les moyens de ses si belles ambitions. Appliqué à l’histoire des sociétés humaines et de leurs drames récurrents, un tel principe nous mènerait si loin que je ne parviens pas à accuser Skept d’en avoir accepté dès l’avance les inévitables conséquences.
Skept se plaindra peut-être que je le maltraite. Pour la raison, entre autres, que je ne réponds pas à chacune de ses affirmations. Vous verrez. J’ai estimé pouvoir juger d’une pensée, très répandue, infiniment répandue en vérité. Elle est en réalité au pouvoir intellectuel de la France. Elle ne sait, elle ne peut, elle ne veut pas même prendre en compte des éléments pourtant objectifs d’une série d’événements qui mettent en cause la pensée de l’homme et les moyens qu’il s’est octroyés. Je crois que la crise écologique, par la violence extrême de ses manifestations, rend paradoxalement sourds, aveugles, et à certains égards muets des hommes qui se croient pourtant des intellectuels. Et qui le sont, d’ailleurs. Mais qui ne sont que les intellectuels d’un monde qui a cessé d’exister.
(Je précise à toutes fins utiles que je viens d’écrire ce texte comme il m’est venu, à l’égal de tous les articles publiés ici. Il exprime bien entendu ce que je pense, mais peut comporter son lot d’approximations, d’erreurs, de sottises même. J’en accepte le risque et la responsabilité. Depuis quatre ans que j’ai créé Planète sans visa, je n’ai jamais varié de cette règle. J’écris au fil de ma plume, et je publie, et j’attends réponses et répliques).
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