Archives mensuelles : février 2012

Jancovici et Allègre sont dans un bateau (personne ne tombe)

Dans Quel beau dimanche – Aquel domingo -, Jorge Semprún raconte un jour ordinaire dans le camp nazi de Buchenwald, où il fut emprisonné. J’ai lu ce livre lorsqu’il est sorti, en 1980 donc, et je l’ai aimé. J’aimais beaucoup Semprún, en ce temps-là, et ce temps a changé. Celui qui fut le responsable du parti communiste (clandestin) espagnol à Madrid, dans les années si noires du fascisme franquiste, parlait dans ce livre des insupportables réalités d’un camp de concentration. Qui n’était pas d’extermination, la différence est de taille pour qui passa par les conduits des chambres à gaz. Buchenwald, Dachau ou Mauthausen ne sont pas Auschwitz-Birkenau, Sobibór ou Treblinka. Mais je m’égare, comme si souvent.

Semprún raconte dans ce livre quantité de choses importantes, et parmi elles, ce mot à propos d’une des antiennes de la vulgate marxiste-stalinienne de cette époque : la dialectique. Tarte à la crème de générations de militants élevés dans l’orbite soviétique, la dialectique était servie à toutes les soupes. Et pour Semprún, cela donnait finalement : « C’est quoi, la dialectique ? La dialectique, c’est l’art de toujours retomber sur ses pattes ». Voilà que j’ai pensé à ces mots à propos – peut-être hors de propos, vous en jugerez – de deux personnes en apparence fort éloignées.

Mais d’abord, les présentations. Claude Allègre, avant d’être un climatosceptique et un imposteur certain, a été un ponte socialo. Un ami de plus de trente ans de Jospin, à qui il servit à la fois de ministre de l’Éducation, de conseil – si je puis écrire – en écologie, et même de garde rapprochée. Il est proprement fantastique de voir un homme de cette sorte, qui a prétendu toute sa vie être de gauche, et donc défendre la veuve et l’orphelin, se rallier avec une vulgarité sans égale à la candidature de Sarkozy, qui méprise le peuple sans seulement le dissimuler. Cela n’embête personne. Cela ne questionne ni le parti socialiste, ni Lionel Jospin, qui eût pu devenir notre président après avoir été un espion de Pierre Lambert (fondateur de l’OCI, secte politique dont fut membre aussi Jean-Luc Mélenchon, lequel admire sans gêne Jospin).

Jean-Marc Jancovici, polytechnicien, est membre de longue date du Comité de veille écologique de la Fondation Hulot. Il a écrit de nombreux livres sur l’énergie – bons  -, au Seuil, il tient table ouverte sur www.manicore.com, un site internet très intéressant, et il est un croyant dans le nucléaire. Mais un vrai. Pour avoir parlé avec lui, longuement, je peux ajouter sans craindre de me tromper qu’il est d’une infatuation considérable. Doté d’une agilité intellectuelle que je n’hésite pas à juger remarquable, son intelligence – et ce n’est certes pas la même chose – bute contre les limites de son arrogance. Je gage qu’à l’égal d’un Juppé, il a une perception rabougrie de l’intelligence de soi et de celle des autres. Bon, je n’entends pas le changer.

Pourquoi ces deux-là ? Parce que le premier, Allègre, vient de se prosterner aux pieds de notre soi-disant président. Et cela n’attire pas le moindre commentaire. Besson, Kouchner, Amara se sont vendus au maître, et cela ne voudrait rien dire. Sur les hommes. Sur la valeur qu’on accorde aux idées. Sur le sens de l’action publique. Oui décidément, je pense à Semprún. Tout est possible à qui sait danser sur un fil. Et retomber sur ses pattes sans se faire le moindre mal. Quant à Jancovici, je viens de lire un entretien déprimant qu’il a accordé à un journal en ligne, Enerpresse. Je dois avouer que les mots me manquent, qui permettraient de décrire mon écœurement. Voici ce que Jancovici écrit sur Fukushima, dont on va fêter l’atroce premier anniversaire le 11 mars prochain :

« Même si tous les 20 ans se produit un accident similaire, le nucléaire évitera toujours plus de risques qu’il n’en crée. Il n’y a plus de raison sanitaire, aujourd’hui, d’empêcher le retour des populations évacuées à Fukushima, qui, au final, n’aura fait aucun mort par irradiation. De son côté, le million d’évacués pour le barrage des Trois Gorges, parfaitement « renouvelable », est assuré de ne jamais retrouver son « chez lui » ! En France – car c’est loin d’être pareil partout – Fukushima aura surtout été un problème médiatique majeur, avant d’être un désastre sanitaire ou environnemental majeur. Cet embrasement médiatique n’est pas du tout en rapport avec l’importance de cette nuisance dans l’ensemble des problèmes connus dans ce vaste monde. Du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ! La vie sauvage ne s’est jamais aussi bien portée dans les environs de Tchernobyl que depuis que les hommes ont été évacués (la colonisation soviétique, à l’inverse, a été une vraie catastrophe pour la flore et la faune). Le niveau de radioactivité est désormais sans effet sur les écosystèmes environnants, et le fait d’avoir évacué le prédateur en chef sur cette terre (nous) a permis le retour des castors, loups, faucons, etc. On a même profité de cette création inattendue de réserve naturelle pour réintroduire des bisons et des chevaux de Przewalski , qui vont très bien merci. La hantise de la radioactivité vient de la crainte que nous avons tous quand nous ne comprenons pas ce qui se passe. Mais ce que nous ne comprenons pas n’est pas nécessairement dangereux pour autant…».

Je peux admettre, car je fais des efforts, qu’on défende cette énergie criminelle. Mais pas avec des arguments aussi lamentables. Non ! Si même Jancovici avait raison sur le nucléaire, il serait insupportablement con de prétendre savoir, comme par miracle, ce qui s’est passé il y a près d’un an à Fukushima. Car nul ne le sait. Car l’opacité organisée par les maîtres locaux de l’atome interdit que l’on sache. Oser dire dans ces conditions qu’il n’y a eu aucune mort liée à l’irradiation est une pure et simple infamie. Et passons vite, car je ne veux pas vomir devant vous, sur le goût du paradoxe, sur le plaisir du paradoxe dont fait preuve Jancovici. Cette affaire est un drame planétaire, sauf pour lui et ses amis, dont je ne doute pas qu’ils rient à gorge déployée de ces écolos-idiots incapables de prendre la vraie mesure des choses.

Non, cette fois, je ne me suis pas perdu en route. Cette manière de perpétuellement retomber sur ses pattes, c’est le signe de notre époque, davantage que celui d’autres temps. Je constate que les socialistes se foutent du cas Allègre et al., qui en dit tant sur eux. Et que Nicolas Hulot se garde bien de remettre à sa place son glorieux conseiller dans le domaine de l’énergie. Et cela en dit extraordinairement long sur les limites indépassables de sa personne. Non ?

Petite nouvelle en passant du lobby de la bidoche

En complément à l’article précédent consacré à mes si chers animaux, ce papier trouvé sur le site du quotidien La Voix du Nord (ici). Pour bien comprendre la chose, sachez que le Comité d’information des viandes (CIV) est le lobby industriel le plus en pointe dès que l’on parle de bidoche en France. J’ai traité à ma manière et la chose et son directeur – Louis Orenga – dans mon livre justement appelé Bidoche. Ces gens-là n’éprouvent aucune gêne à venir faire leur propagande, avec distribution de colifichets à la clé, dans les écoles. Et nous sommes assez faibles, assez sots, pour les laisser faire. Mais cela ne durera qu’un temps, j’en suis absurdement certain.

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Bien dans son assiette, bien dans ses baskets !

 

dimanche 19.02.2012, 05:14 – La Voix du Nord

 Les élèves de CM2 de l'école Sainte-Bernadette ont reçu la visite de deux animateurs du centre d'information des viandes. Les élèves de CM2 de l’école Sainte-Bernadette ont reçu la visite de deux animateurs du centre d’information des viandes.

| LANDAS |

Les CM2 de l’école Sainte-Bernadette se sont mis à l’heure écologique et nous ont fait parvenir le fruit de leur réflexion.

« Une association nommée CIV, centre d’information des viandes, est venue à l’école Sainte-Bernadette nous informer sur l’alimentation. Au départ, nous avons revu les sept groupes alimentaires (glucides, sucres lents…) ainsi que leur rôle sur notre organisme. Nous avons compris la nécessité de manger équilibré et de ne pas grignoter entre les repas… et gare au sucre ! Ensuite, nous avons composé, tout en jouant, des menus équilibrés. Puis nous avons abordé l’origine des produits que nous avons dans nos assiettes ainsi que la pollution qui peut en découler (transport, engrais…). Il vaut mieux acheter des produits locaux et de saison plutôt que ceux importés ! Maintenant, nous comprenons pourquoi il faut adopter une attitude d’éco-citoyens pour l’environnement et pour nous. »

Nos amies les bêtes sont-elles des frères ?

Je vois, comme vous je l’espère, que personne ne parle des animaux. Dans cette funeste campagne électorale, du moins. Voilà qu’on polarise l’attention publique pendant quelques mois, prétendant aborder les questions les plus essentielles de l’époque, et voilà qu’on ignore nos frères, les bêtes. C’est étrange. C’est instructif.

J’ai employé le mot frères sans réfléchir, et j’ai eu tort. Car il est tout sauf anodin. D’un côté, il est absurde, car il trace un trait d’égalité entre qui commande, frappe et tue – nous – et qui ne cesse de recevoir le knout – eux. De l’autre, il est juste en ce qu’il exprime mon rêve fou d’un monde réconcilié avec lui-même, laissant à chacun l’espace et le temps nécessaires pour mener une existence digne d’être vécue. Je n’y peux rien : je me sens fraternel avec les animaux, tous les animaux de la création. Et les végétaux, pour sûr. En règle générale, on ne tue pas son frère. Sauf si on s’appelle Caïn, mais on voit les conséquences.

Donc, pas un mot, de la part de nos chers politiciens, sur la barbarie totale infligée à ceux qui nous ont pourtant tout donné. Je parle là des seuls animaux domestiqués par notre noble espèce. Nous butons environ 1 milliard et 100 millions d’individus chaque année en France pour permettre à la Sécurité sociale de faire face aux authentiques épidémies de cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes dont notre monde ne saurait désormais se passer. Quand je dis qu’on les bute, c’est qu’on les bute jusqu’au fond des chiottes* que sont nos vastes abattoirs. Et avant cela, bien sûr, l’on nie toute forme de personnalité à ces êtres considérés comme des morceaux, des choses, des amas. En les entassant comme des sacs – non, on ferait plus attention -, en les piquant d’antibiotiques et de tant d’autres produits goûteux, en leur enlevant leurs gosses en fonction des calculs commerciaux, etc.

Nous sommes des barbares, mais comme la version officielle est que la France est un pays cultivé, éduqué, démocrate jusqu’à l’os, emplie jusqu’à la gueule de prétentions universelles, il vaut mieux s’abstenir de parler du sort fait aux bêtes. Pourtant ! Depuis leur domestication, aux origines plus mystérieuses qu’il n’y paraît – qu’on se plonge dans les livres de Jacques Cauvin ! -, les animaux d’élevage ont offert aux sociétés humaines leur peau, leurs plumes et sabots, leur chair, leur extraordinaire présence quotidienne, si nécessaire à notre relatif équilibre. Et que dire de leur force de travail ?

Sans la force contrainte de nos esclaves animaux, aucune civilisation n’aurait émergé. Ni l’Égypte des Pharaons qui vénérait, avec plus de sagesse que nous, le taureau Hap. Ni la Grèce antique et son invention de la démocratie. In fine, le glorieux viaduc de Millau – humour – n’aurait pas même vu le jour. Ils nous ont tout donné, et nous ne cessons pourtant de les martyriser. La dette que nous avons accumulée au fil des millénaires ne sera jamais acquittée, mais au moins, on pourrait commencer à faire les comptes.

Il n’y a pas d’avenir humain sans eux. Sans une radicale transformation de notre attitude à leur égard, qui impose de vrais bouleversements de notre psyché. Ce qui signifie, car il me reste un soupçon de lucidité, qu’un long chemin improbable attend les défenseurs de la vie sur terre pour tous. Il va de soi que le petit espace qu’une main invisible nous a octroyé doit être partagé. Il va de soi que les hommes doivent accepter de reculer là où c’est possible, et de faire place à ce qui n’est pas eux. Pensez qu’un pays comme la France, pour cause de déroute de la civilisation paysanne, dispose désormais, pour la première fois depuis des siècles, de millions d’hectares où les humains ne pénètrent plus guère ! Et pensez que quelques braillards, avec des arguments rationnels à la clé, hurlent à l’idée que 150 loups, peut-être 200, sont enfin revenus au pays après en avoir été chassés par le fusil et le poison ! 150, quand il y avait en France, voici deux siècles, plus de 15 000 loups !

Mais je m’égare, puisque de l’animal domestique, sujet du jour, je suis passé sans prévenir au sublime Canis lupus. Revenons à nos moutons. Où plutôt au cochon. Il y a de cela trois ans – je crois -, je suis allé rendre visite à un éleveur de cochons du côté du cirque de Navacelles, entre Hérault et Gard. Je suis arrivé fort tôt le matin, alors que grondait un formidable tonnerre au-dessus de villages déserts. L’éleveur, Éric Simon, menait son vaste troupeau d’une manière prodigieuse, au milieu d’une garrigue géante. Je l’ai suivi quand il donnait à manger à ses animaux, et j’en avais la chair de poule, au milieu des cochons. Car ces derniers vivaient, tout simplement. Les mères se retiraient dans des abris pour mettre au monde leurs enfants. Les jeunes partaient en bande déconner dans les bois voisins. Un gros verrat prenait son bain de boue dans une sorte de piscine à même le sol. Et chacun gambadait dans le sens qui convenait à son humeur du jour, jusqu’au bout de l’horizon. Je ne suis pas près d’oublier la beauté de ce monde naissant, entre orage et soleil levant.

* Tout le monde ne connaît pas nécessairement l’anecdote : au cours d’une conférence de presse tenue en 1999, Vladimir Poutine avait déclaré qu’il fallait « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».

PS : en complément, je vous suggère de réfléchir à certaines grandes figures inventées par nous pour désigner au fond une seule et même horreur. Nous feignons tous de croire qu’il est sans importance d’attribuer aux animaux nos tares les plus viles. Mais il n’en est évidemment rien. Plutôt que de reconnaître pleinement notre responsabilité, et nos si évidentes limites, nous préférons donc matraquer par les mots ceux qui échappent encore un instant au Grand Massacre. Et cela donne, mais vous complèterez :

La Bête de l’Apocalypse – sept têtes et dix cornes – est le symbole d’un pouvoir exercé par Satan lui-même. Bienvenue en enfer.

La Malbête, qu’on retrouve dans tant de témoignages fiables – ou beaucoup moins – est non seulement le loup sauvage, mais aussi, et finalement, tout ce qu’on redoute affreusement sans nécessairement le voir. Par certains côtés, un synonyme de l’angoisse.

La Bête humaine, formidable roman de Zola, où le mécanicien finit par ne plus faire qu’un avec sa locomotive, sur la ligne Paris-Le Havre. Cette Bête-là est bien proche de l’idée de « progrès » industriel.

La phrase de Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». La bête, pour cet écrivain qui finit sa vie en triste stalinien, c’est le fascisme allemand, le nazisme. Mais le fascisme n’est pas une bête. C’est un homme.

Encore une minute (sur Jean-Luc Mélenchon)

Je sais. Il est mal de revenir une énième fois sur le cas Mélenchon. Mais je vois autour de moi, et parmi les lecteurs de Planète sans visa, tant de gens de bonne foi qui s’apprêtent à voter pour cet homme que je m’interroge une fois encore. En bonne compagnie, si cela peut vous rassurer, car je pense en ce moment à Rainer Maria Rilke, et à cette phrase pour moi essentielle, tirée du livre Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Brigge se pose la question suivante : « Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible. »

L’affaire Mélenchon, car c’est toute une affaire, illustre bien cet extrait. Voilà un professionnel de la politique qui affirme haut et fort son amour pour François Mitterrand. Qui en a fait un modèle absolu dans quantité de discours et de textes écrits. Qui le considère comme l’un des grands hommes du siècle passé. À ce stade, qu’ajouter ? Vous tous, qui comptez voter pour lui, n’avez-vous donc rien appris ? L’expérience menée voici bientôt 31 ans par le parti socialiste, à laquelle Mélenchon a apporté toute sa flamme pendant des décennies, cette expérience n’a donc laissé aucune trace ? Vous seriez prêt, vous êtes prêt à rempiler ? Sans analyse aucune des raisons de fond qui ont conduit au désastre qu’on sait, financiarisation du monde comprise ? Réellement, vous acceptez de reprendre le lourd collier de la soumission à l’autorité, pour une génération supplémentaire ? Sincèrement, vous pensez que la crise écologique qui est en train de submerger toutes les digues humaines sera en de bonnes mains si trois ministres communistes – et peut-être Le Grand Leader lui-même – se glissent dans un éventuel gouvernement socialiste ?

Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois dans l’attrait pour cet homme  – et une politique mitterrandienne qu’il revendique – qu’abaissement de la pensée, et affaissement de la volonté commune. Désolé, tel est bien mon sentiment.

Mais qui dirige les fameux Sommets de la terre ?

J’ai besoin de votre avis. Ce qui suit est une proposition de documentaire télé que j’ai adressé à une société de production parisienne, par le biais d’un de ses responsables venu dîner chez moi. Lequel, très emballé par le sujet que je lui présentais oralement, m’a demandé un texte qui lui permettrait de démarcher une chaîne télé. Car c’est ainsi que les choses se passent. Une idée est retenue par une société de production, parfois une très petite structure pleine d’énergie – tel était le cas -, puis elle est proposée à ce que le jargon professionnel appelle le « diffuseur ». La télé, donc. Qui regarde et dit : oui, ça nous intéresse, on donne de l’argent pour le faire. Ou non, on passe notre tour. Les sociétés de production ne se lancent quasiment jamais dans l’aventure d’un doc sans l’aval d’une chaîne.

Que s’est-il passé avec ce que vous allez lire ? Rien. Aucune chaîne n’a souhaité s’engager. Ce qui n’empêchera ces excellents journalistes de diffuser de belles images du Sommet de la terre de Rio, qui se déroulera en juin. Peut-on raisonnablement penser que le peuple français sera bien informé sur le sujet ? Le certain, c’est que vous ne verrez pas à l’écran ce dont j’aurais aimé parler. Que cela ne vous empêche pas de donner votre point de vue. À plus tard.

Avant, il n’y avait rien, et c’est logique. Avant 1970, avant que ne paraisse le rapport commandé par le club de Rome au Massachusetts Institute of Technology (The Limits To Growth , en français Halte à la croissance ?), l’écologie restait pratiquement inconnue. La contre-culture américaine, les mouvements de jeunesse nés de mai 68 – en France – et d’autres révoltes ailleurs, ont installé le mot et les préoccupations qui l’accompagnent. En bref, de sérieuses interrogations sur les modes de production et de consommation apparaissent.

L’industrie transnationale pouvait-elle rester à l’écart de ce bouleversement culturel ? Poser la question, c’est y répondre.  Très peu de structures humaines sont capables d’une pensée stratégique, étendue à la fois sur le temps et l’espace. Sans jugement de valeur, les armées en sont capables, les Églises aussi, et les plus grandes entreprises également. Elles doivent comprendre le monde et anticiper dans la mesure du possible ses changements.

Maurice Strong, grand industriel
Dans le domaine de la crise écologique planétaire, une figure émerge dès 1970, en la personne du Canadien Maurice Strong, né en 1929. Il y a deux êtres au moins chez cet homme toujours actif à bientôt 83 ans. Le premier est un grand capitaliste, qui a joué les premiers rôles dans des compagnies pétrolières telles que Dome Petroleum, Caltex (groupe Chevron), Norcen Resources (devenu Anadarko Canada Corporation) ou encore PetroCanada, dont il fut le P-DG. En dehors du pétrole, il a également été patron de Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Engagé en 1992 pour restructurer l’entreprise, endettée à cause de ses investissements dans le nucléaire, il licencie 7 000 salariés. Il a enfin été P-DG du groupe Power Corporation, dont les intérêts croisés dans la finance, l’industrie et la presse font une puissance politique majeure.

Voilà pour le versant entrepreneurial de Strong.  Le deuxième Maurice Strong ne peut que laisser perplexe. En effet, fréquentant de près les couloirs des Nations unies dès le début des années Cinquante du siècle précédent, il va progressivement, et parallèlement à ses lourdes tâches industrielles, devenir un homme qui compte dans le système onusien. Comment, et pourquoi ? Mystère. Le storytelling officiel raconte que Strong aurait eu un poste on ne peut subalterne dès 1947, à l’âge donc de 18 ans. La chose certaine, c’est que Strong, responsable de transnationales notamment pétrolières, s’intéresse à la question écologique dès le départ ou presque. De 1970 à 1972, il est le secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, qui prépare le premier Sommet de la terre, qui se tiendra à Stockholm du 5 au 16 juin 1972. Ce Sommet donne naissance à un acteur essentiel de tous les Sommets de la terre suivants : le Programme des Nations unies pour l’environnement, ou PNUE. Maurice Strong devient son premier directeur exécutif, poste clé s’il en est.

La suite est encore plus saisissante, car Strong est au centre de la commission dite Bruntland, chargée par les Nations unies de rédiger un rapport sur l’état de la planète. Ce sera, en 1987, le célébrissime Notre Avenir à tous, publié en 1987. Ce texte fondateur a lancé à l’échelle mondiale l’expression aujourd’hui consacrée par tous les pouvoirs en place : le « développement durable ». Strong ne cessera plus d’être à la manœuvre, devenant le secrétaire général de la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement. À ce titre, il sera le principal organisateur du premier Sommet de la terre de Rio, en 1992, avec comme bras droit un certain Stephan Schmidheiny (voir plus loin). En 1997, devenu sous-secrétaire général des Nations unies et conseiller spécial du secrétaire général, Kofi Annan, il prononce le discours inaugural de la conférence de Kyoto sur le climat (http://www.mauricestrong.net/index.php/kyoto-conference-introduction). On ne peut que souligner la bizarrerie de cet événement : un homme au cœur du dérèglement climatique par ses responsabilités dans l’industrie pétrolière parle au nom de l’humanité de la lutte contre le réchauffement.

Pétrole contre nourriture : l’affaire Tongsun Park
Strong continuera à jouer un rôle considérable de conseiller onusien avant, pendant et après le Sommet de la terre de Johannesburg, en 2002. Avant de devoir renoncer à ses responsabilités à l’ONU après la révélation, en 2005, d’une histoire dont il faut dire d’emblée qu’il est sorti sans mise en cause judiciaire. Le fait est, en tout cas, que sur fond de scandale Pétrole contre Nourriture, Strong a touché un chèque de près de 1 million de dollars tirés sur une banque jordanienne, depuis un compte alimenté par le sud-coréen Tongsun Park, condamné lui à plusieurs années de prison. Parmi les nombreux reproches retenus par une cour américaine, celui d’avoir versé des pots-de-vin à des officiels des Nations unies. Ceci posé, pas de malentendu : il n’y a pas de charges concrète contre Strong, à part ce chèque. Strong, qui possède une maison à Pékin, est un personnage important, encore aujourd’hui, du dialogue sino-américain. Des photos le montrent en compagnie du président chinois. Il s’est rendu à plusieurs reprises en Corée du Nord.

Le deuxième personnage de cette histoire de l’ombre s’appelle donc Stephan Schmidheiny. Ce Suisse, né en 1947, est l’héritier d’une dynastie industrielle, qui aura bâti son immense fortune sur l’entreprise Eternit. En 1990, né en 1947, devient le bras droit de Maurice Strong dans la préparation du Sommet de la Terre de Rio de 1992, qui assure le triomphe définitif du « développement durable » partout dans le monde. Imparable, car Schmidheiny est l’un des symboles les plus éclatants de cette nouvelle doxa. Dès 1984, il crée au Panama une structure appelée Fundes, qui essaimera ensuite en Amérique latine. L’objectif officiel est d’aider les (nombreux) chômeurs de la région. Un philanthrope ? Dans un entretien à la revue chilienne QuéPasa , il déclare : « Ma philanthropie n’a pas le sens classique de la philanthropie, qui signifie charité, dons aux pauvres pour manger, ce n’est pas de la miséricorde. Je vois cela comme un investissement dans les processus sociaux. Un investissement dans l’avenir d’une société dont je dépends et où je veux faire des affaires ».

Schmidheiny et les acteurs sociaux latinos
En 1994, Schmidheiny lance une ONG nommée Avina, financée par Viva, propriétaire d’un trust industriel dont le nom est GrupoNueva, spécialisé dans le bois, l’eau, les tubes plastique, le fibrociment. Avina a pour but revendiqué de « contribuer au développement durable en Amérique latine afin de promouvoir l’établissement de relations de confiance et de partenariats fructueux entre les chefs d’entreprise et leaders sociaux autour de programmes d’action consensuels ». Parallèlement à sa carrière latino-américaine, Schmidheiny a fondé le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Ce Conseil mondial des entreprises pour le développement durable est né au moment du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe environ 200 entreprises, dont la liste inclut China Petrochemical Corporation, Mitsubishi Chemical Holding Corporation, Solvay, AREVA, Dassault Systèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer, Italcementi Group, Shell, Philips, Hoffmann-La Roche, Novartis, Syngenta, BP, Rio Tinto, Alcoa, Boeing, Chevron Corporation, Dow Chemical, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.

Dans le livre – non  traduit – paru en 2002 (BK éditions), Walking the talk (en français Joindre le geste à la parole), Stephan Schmidheiny, Charles Holiday, patron de DuPont et Philip Watts, l’un des grands patrons de la Shell, écrivent 67 monographies. Autant de cas, selon les auteurs, de « développement durable ». Exemple : le delta du Niger. D’après le livre, la Shell « a une longue histoire d’assistance aux communautés auprès desquelles elle travaille ». Inutile de préciser que la réalité est aux antipodes. Le WBCSD de Schmidheiny a joué un rôle crucial, en coulisses, au Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002, mais aussi à la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (2010).

Voici pour la face plus ou moins lumineuse du personnage. Il y en a une autre, qui n’est pas présentable. En 2009 s’est ouvert le maxi-procès de l’amiante devant le Tribunal pénal de Turin. Un « processo storico », comme les Italiens l’ont appelé, au cours duquel ont été discutées les responsabilités dans la mort de près de 3 000 ouvriers italiens, contaminés par l’amiante dans les usines du groupe Eternit. Cet interminable procès a mis au jour le rôle central de celui qui fut le patron d’Eternit en Italie, un certain Stephan Schmidheiny. Le procureur Raffaele Guariniello a finalement requis 20 ans de prison contre Schmidheiny, qui a prudemment refusé de mettre le pied en Italie, se contentant, selon la justice italienne de payr une agence de com’ pour éviter que son nom ne soit trop cité.

Brice Lalonde digne continuateur
Voici la trame de l’histoire que je propose. Selon des bruits insistants que je n’ai pas, pour l’heure, pu confirmer, Schmidheiny joue un rôle important dans la préparation du Sommet de la terre de Rio 2012, dont la responsabilité a été confiée, sur insistance du président Nicolas Sarkozy auprès de l’ONU, au Français Brice Lalonde. Ce dernier ne manque pas d’intérêt. Écologiste dans l’après-68, membre du PSU, Lalonde présente une liste aux Européennes de 1984 contre les Verts, qui viennent de naître, en compagnie d’un ancien ministre de droite, Olivier Stirn. En 1989, Mitterrand appelle Lalonde au gouvernement pour contrebalancer l’influence des Verts, qui viennent d’obtenir 10,59 % des voix aux Européennes. Dans la foulée, Lalonde monte avec Jean-Louis Borloo « Génération Écologie » ou GE. Aux régionales de 1992, GE fait à peu près jeu égal avec les Verts.

Lalonde a déjà largement amorcé son virage politique. Il appelle à voter Chirac en 1995, puis se rapproche de l’ultralibéral Alain Madelin, dont il reste proche en 2012. Né dans une famille de riches industriels, Lalonde défend désormais le libéralisme économique. En quoi il est évidemment compatible avec la préparation d’un nouveau Sommet de la terre. Les coulisses de celui de Rio 2012 réservent à coup certain de belles surprises. Pour l’heure, le site du Sommet est d’une discrétion de violette sur les hommes et réseaux à l’œuvre. Un beau défi pour ceux qui souhaitent en savoir plus.

Fabrice Nicolino, le 16 janvier 2012.