Archives mensuelles : août 2012

Annie n’aime pas les sucettes (ni la Légion d’Honneur)

J’ai une très grande affection pour Annie Thébaud-Mony. Directrice de recherche – honoraire – à l’Inserm, elle mène inlassablement des combats à mes yeux cruciaux. Pour le désamiantage en France du Clemenceau. Contre la destruction d’un village d’Intouchables en Inde par Michelin. Pour la reconnaissance des dizaines de cancers du rein de l’entreprise martyre Adisseo (Allier). Contre le traitement inhumain infligé chez nous aux sous-traitants du nucléaire. Tant d’autres. J’ai l’honneur de participer avec elle à l’association Henri Pézerat (ici), du nom de celui – que je chéris tant – qui fut son compagnon jusqu’à sa mort en 2009. Et voilà qu’on vient de lui balancer la Légion d’Honneur.

L’affaire est tragi-comique. Une ministre se réclamant de l’écologie – Cécile Duflot – ne trouve rien de mieux à faire, quelques semaines après son entrée au gouvernement, que de distribuer des breloques par poignées (ici). Comment diable oser pareille chose ? Moi, j’en suis resté à la détestation définitive des décorations d’État, qui abaissent et avilissent même ceux qui les reçoivent. J’en suis resté à Benjamin Péret, surréaliste quand ce mot avait un sens. Dans son merveilleux Mort au vaches et au champ d’honneur, il écrit ceci : « La bouche revint alors près de moi et me dit : “Quelle poésie ! Et ça t’amuse, imbécile ? Je peux faire des vers de cette espèce toute la journée. Je me contente d’en écrire chaque année au 14 juillet et je les envoie au Président de la République. C’est pourquoi l’on m’a décorée de la Légion d’honneur comme une saucisse empaillée”».

Du même Péret, ce poème de 1929, paru dans le tome 12 de La Révolution Surréaliste, et qui s’appelle La loi Paul Boncour.

Partez chiens crevés pour amuser les troupes
et vous araignées pour empoisonner les ennemis
Le communiqué du jour rédigé par des singes tabétiques annonce
le 22e corps d’armée de punaises
a pénétré dans les lignes ennemis sans coup férir
À la prochaine guerre
les nonnes garderont les tranchées pour le plus grand plaisir des rengagés
et pour se faire trouer l’hostie à coup de balai
Et les enfants au biberon
pisseront du pétrole enflammé sur les bivouacs ennemis

Pour avoir hoqueté dans ses langes
un héros de trois mois aura les mains coupées
et la légion d’honneur tatouée sur les fesses

Tout le monde fera la guerre
hommes femmes enfants vieillards chiens chats cochons
puces hannetons tomates ablettes perdrix et rats crevés
tout le monde

Des escadrons de chevaux sauvages
d’une ruade chasseront les canons de l’adversaire
et quelque part la ligne de feu sera gardée par des putois
dont l’odeur conduite par un vent propice
asphyxiera des régiments entiers
mieux qu’un pet épiscopal
Alors les hommes qui écrasent les sénateurs comme une crotte de chien
se regardant dans les yeux
riront comme les montagnes
obligeront les curés à tuer les derniers généraux avec leurs croix
et à coups de drapeaux
massacreront les curés comme un amen

Donc, Duflot. Qui ose décorer Annie Thébaud-Mony. Mais Annie ne veut pas. Elle explique ci-dessous pourquoi. Merci à Jean-Paul Brodier, de Metz, pour son aide technique.

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Fontenay-sous-Bois, le 31 juillet 2012

Madame Cécile Duflot
Ministre de l’égalité, des territoires et du logement
Hotel de Castries
72 rue de Varenne – 75 007 Paris

Madame la ministre,

Par votre courrier du 20 juillet 2012, vous m’informez personnellement de ma nomination au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et m’indiquez que vous êtes à l’origine de celle-ci. J’y suis très sensible et je tiens à vous remercier d’avoir jugé mon activité professionnelle et mes engagements citoyens dignes d’une reconnaissance nationale. Cependant – tout en étant consciente du sens que revêt ce choix de votre part – je ne peux accepter de recevoir cette distinction et je vais dans ce courrier m’en expliquer au près de vous.

Concernant mon activité professionnelle, j’ai mené pendant trente ans des recherches en santé publique, sur la santé des travailleurs et sur les inégalités sociales en matière de santé, notamment dans le domaine du cancer. La reconnaissance institutionnelle que je pouvais attendre concernait non seulement mon évolution de carrière mais aussi le recrutement de jeunes chercheurs dans le domaine dans lequel j’ai travaillé, tant il est urgent de développer ces recherches. En ce qui me concerne, ma carrière a été bloquée pendant les dix dernières années de ma vie professionnelle.

 Je n’ai jamais été admise au grade de directeur de recherche de 1e classe. Plus grave encore, plusieurs jeunes et brillant.e.s chercheur.e.s, qui travaillaient avec moi, se sont vu.e.s fermer les portes des institutions, par manque de soutien de mes directeurs d’unité, et vivent encore à ce jour – malgré la qualité de leurs travaux – dans des situations de précarité scientifique. Quant au programme de recherche que nous avons construit depuis plus de dix ans en Seine Saint Denis sur les cancers professionnels, bien que reconnu au niveau national et international pour la qualité scientifique des travaux menés, il demeure lui-même fragile, même s’il a bénéficié de certains soutiens institutionnels.

 J’en ai été, toutes ces années, la seule chercheuse statutaire. Pour assurer la continuité du programme et tenter, autant que faire se peut, de stabiliser l’emploi des jeunes chercheurs collaborant à celui-ci, il m’a fallu en permanence rechercher des financements – ce que j’appelle la « mendicité scientifique » – tout en résistant à toute forme de conflits d’intérêts pour mener une recherche publique sur fonds publics. Enfin, la recherche en santé publique étant une recherche pour l’action, j’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention.

 Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux, que la sous-traitance des risques fait supporter par les plus démunis des travailleurs, salariés ou non, dans l’industrie, l’agriculture, les services et la fonction publique, un cumul de risques physiques, organisationnels et psychologiques, dans une terrible indifférence. Il est de la responsabilité des chercheurs en santé publique d’alerter, ce que j’ai tenté de faire par mon travail scientifique mais aussi dans des réseaux d’action citoyenne pour la défense des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité.

 Parce que mes engagements s’inscrivent dans une dynamique collective, je ne peux accepter une reconnaissance qui me concerne personnellement, même si j’ai conscience que votre choix, à travers ma personne, témoigne de l’importance que vous accordez aux mobilisations collectives dans lesquelles je m’inscris. J’ai participé depuis trente ans à différents réseaux en lutte contre les atteintes à la santé dues aux risques industriels.

  Ces réseaux sont constitués de militants, qu’ils soient chercheurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, avocats, médecins ou autres… Chacun d’entre nous mérite reconnaissance pour le travail accompli dans la défense de l’intérêt général. Ainsi du collectif des associations qui se bat depuis 15 ans à Aulnay-sous-bois pour une déconstruction – conforme aux règles de prévention – d’une usine de broyage d’amiante qui a contaminé le voisinage, tué d’anciens écoliers de l’école mitoyenne du site, des travailleurs et des riverains. Ainsi des syndicalistes qui – à France Télécom, Peugeot ou Renault – se battent pour la reconnaissance des cancers professionnels ou des suicides liés au travail. Ainsi des ex-ouvrières d’Amisol – les premières à avoir dénoncé l’amiante dans les usines françaises dans les années 70 – qui continuent à lutter pour le droit au suivi post-professionnel des travailleurs victimes d’exposition aux cancérogènes. Ainsi des travailleurs victimes de la chimie, des sous-traitants intervenant dans les centrales nucléaires, des saisonniers agricoles ou des familles victimes du saturnisme.

 Tous et chacun, nous donnons de notre temps, de notre intelligence et de notre expérience pour faire émerger le continent invisible de ce qui fut désigné jadis comme les « dégâts du progrès », en France et au delà des frontières du monde occidental. La reconnaissance que nous attendons, nous aimerions, Madame la ministre, nous en entretenir avec vous. Nous voulons être pris au sérieux lorsque nous donnons à voir cette dégradation des conditions de travail dont je parlais plus haut, le drame des accidents du travail et maladies professionnelles, mais aussi l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques…

 Cessons les vraies fausses controverses sur les faibles doses. Des politiques publiques doivent devenir le rempart à la mise en danger délibérée d’autrui, y compris en matière pénale. Vous avez récemment exprimé, à la tribune de l’Assemblée nationale, votre souhait d’écrire des lois « plus justes, plus efficaces, plus pérennes. En qualité de Ministre chargée de l’Egalité des territoires et du logement, vous avez un pouvoir effectif non seulement pour augmenter le nombre des logements mais légiférer pour des logement sains, en participant à la remise en cause de l’impunité qui jusqu’à ce jour protège les responsables de crimes industriels. En mémoire d’Henri Pézerat qui fut pionnier dans les actions citoyennes dans lesquelles je suis engagée aujourd’hui et au nom de l’association qui porte son nom, la reconnaissance que j’appelle de mes vœux serait de voir la justice française condamner les crimes industriels à la mesure de leurs conséquences, pour qu’enfin la prévention devienne réalité.

Pour toutes ces raisons, Madame la ministre, je tiens à vous renouveler mes remerciements, mais je vous demande d’accepter mon refus d’être décorée de la légion d’honneur. Avec l’association que je préside, je me tiens à votre disposition pour vous informer de nos activités et des problèmes sur lesquels nous souhaiterions vous solliciter.

Je vous prie d’agréer, Madame la ministre, l’expression de ma reconnaissance et de
mes respectueuses salutations

Annie Thébaud-Mony

 

Quand Monsanto se planque pour mieux avancer

Merci à Jean-Paul Guyomarc’h, qui a déniché l’information, et me l’a transmise. Vu le titre que j’ai trouvé, le suspense ne sera pas bien grand, mais faisons comme si. Et commençons par la lecture d’un site internet (ici), qui nous annonce une bien grande nouvelle : la société Scotts France « lance son appli jardin ». Certes, cela peut paraître modeste, mais c’est tout de même bien joli. Disponible sur les smartphones, cette nouveauté « propose un diagnostic complet des maladies et des nuisibles rencontrés dans un jardin et détermine le traitement adéquat ». C’est gratos, c’est sur le téléphone, c’est hyperpratique et hypramoderne, cela devrait donc faire fureur. Ne compte-t-on pas 17 millions de jardiniers en France, ainsi que 12 millions de smartphones à la fin de 2011 ? Si.

Insistons sur un point digne d’intérêt : il s’agit de proposer un traitement. Car l’application magique recense, en sa banque d’images, 110 maladies et « nuisibles » de la plante. C’est la guerre, voyez-vous, mais les armes de destruction massive sont à portée de pulvérisateur. Elles s’appellent KB, Carré Vert, Fertiligène et Naturen. En « géolocalisant » les magasins qui produisent ces excellents biocides, puis en établissant un itinéraire grâce à Google Map, on court les acheter les yeux fermés. Et si par malheur l’agressé ne trouve pas l’agresseur dans la liste des 110, eh bien, il lui reste la possibilité d’appeler un expert. Un expert de chez Scotts, la noble société qui offre ainsi ses si admirables services.

Poursuivons. Pour en savoir plus sur l’application gratuite, il est conseillé de se rendre sur un autre site appelé La pause jardin (ici). Un tel nom donne confiance, je trouve. Surtout qu’on vous annonce de suite qu’on « n’a jamais été aussi bien dans son jardin ». Pour celui qui a envie de jouer à l’ombre de son figuier, « un grand concours Agriculture biologique », qui peut permettre de gagner un kayak. Quantité de braves gens dont on ne connaîtra que le doux prénom – Nathalie, par exemple – répondent à nos questions, tandis qu’un gentil organisateur offre un voyage virtuel dans la magnifique bambouseraie d’Anduze, dans le Gard. « C’est les vacances », « Découvrez le Land’art »« Jardinez à l’ombre » : tout est à ce point sympathique qu’on a envie de tirer une chaise, et de s’asseoir en si bonne compagnie. Il faut vraiment être une vilaine engeance pour se concentrer sur les discrètes mentions concernant les bons produits de la maison, qui ont nom Substral, Fertiligène, KK, etc.

Et d’ailleurs, quel est donc le propriétaire de ces marques, dites-moi ? La page ne signale rien qui permette de comprendre qui est qui. Il faut aller aux toutes dernières lignes, et se munir d’une loupe binoculaire pour découvrir ceci : « Vous êtes sur le site Scotts France destiné aux produits grand public ». Et nous voilà bien avancés, car qui est donc Scotts France ? Vous connaissez peut-être, mais en ce cas, vous faites partie d’une minuscule cohorte. Oui, qui est Scotts France ? Patience. C’est en tout cas une entreprise fortement « citoyenne », pour reprendre un mot si galvaudé qu’il en est devenu obscène. Regardez plutôt ce film d’une minute où l’on voit le directeur de Scotts France parler de ses relations avec les parcs naturels régionaux : c’est ici.

Il n’est que temps de parler du round-up, désherbant le plus vendu en France, et dans le monde. La très belle association Eau et Rivières de Bretagne a mené un homérique combat judiciaire de six années – tribunal correctionnel, cour d’appel de Lyon, Cour de cassation – contre le fabricant du round-up, c’est-à-dire Son Altesse Monsanto Elle-Même. Et elle a gagné de façon spectaculaire : lire ici. Monsanto a été condamnée pour publicité mensongère. Sans état d’âme, la transnationale plaquait sur ses flacons : 100 % biodégradable ou encore Respecte l’environnement. Plaisantins, va !

Mais Monsanto n’était pas la seule entreprise poursuivie. Car si la marque fabriquait, une autre commercialisait. Et cette autre a pour nom, mais vous l’aurez sans doute deviné, Scotts France. Quels sont les liens entre les deux ? Bonne question, que je vous remercie de me poser à distance. Ce n’est pas si clair. Des documents présentent Scotts France comme une « division » de Monsanto, mais je n’y crois guère. Les sources les plus sérieuses que j’ai pu lire indiquent que Scotts Miracle-Gro est une entreprise américaine qui a passé des accords exclusifs avec Monsanto. Il n’est pas exclu que des liens plus discrets existent entre les deux, mais en ce cas, j’en ignore tout.

La question du jour est de savoir pourquoi Monsanto a renoncé à commercialiser sous son nom l’un de ses produits-phares, le round-up. Les explications sont sûrement nombreuses, mais je vais vous proposer la mienne, exceptionnellement optimiste : le nom de Monsanto est associé à tant de saloperies que la firme étasunienne aura préféré cacher ce nom devenu synonyme de crime. En confiant le bébé à une boîte totalement inconnue, Scotts, elle aurait réussi à gagner un peu de temps et à tromper un peu plus les pauvres nigauds que nous sommes tous.

Je le reconnais, ce n’est qu’hypothèse. Mais voyez comment font les entreprises malades de leur nom et de la réputation associée. Dans les années 80 et 90 du siècle passé, le marché de l’eau, en France, a permis d’apprendre beaucoup sur la corruption des élus locaux, qui est grande. Qu’est donc devenue la Lyonnaise des Eaux, créée en 1880 ? Entre 1980 et 2000, son président s’appelait Jérôme Monod, qui fut aussi un des plus grands pontes du RPR de Chirac. Et c’est sous son règne qu’Alain Carignon, jadis maire de Grenoble et toujours ami proche de Sarkozy, fut envoyé en taule pour avoir signé un « pacte de corruption » avec la Lyonnaise. Je vois que la police est bien faite : si vous tapez Lyonnaise des Eaux sur Google, vous verrez comme moi combien Wikipédia sait se montrer miséricordieux avec les crapules.

Je m’éloigne. La Lyonnaise est désormais noyée – oui, c’est un mauvais jeu de mots – dans le groupe Suez Environnement et distribue tranquillement de l’eau à près de 20 % des Français. On a enterré le passé avec l’ancien nom : bien joué. Et la Compagnie générale des Eaux, fondée elle en 1853, vous voyez ? Si oui, quelle chance ! Extrait du journal Libération du 10 octobre 1996 : « Au troisième jour du procès, les deux hauts dirigeants de la
Compagnie générale des eaux (CGE) ont craqué.
« Nous voulons vous dire exactement comment les choses se sont passées », a déclaré Jean-Dominique Deschamps, hier matin, à la reprise de l’audience, devant le tribunal correctionnel de Saint-Denis de la Réunion. Son collègue à la direction générale de la CGE, Jean-Pierre Tardieu, a embrayé pour reconnaître qu’une commission « de 4 millions de francs, dont la moitié devait être versée autour de la première année, avait été convenue » avec la mairie de Saint-Denis, alors dirigée par le socialiste Gilbert Annette ».

Mais où est passée la Générale ? Après avoir été confiée au vertueux Jean-Marie Messier, si proche conseiller d’Édouard Balladur, alors ministre des Finances – 1987 -, elle se transforme ensuite, par un coup de baguette magique, en Vivendi Environnement. Ni vu ni connu, j’t’embrouille. Un autre coup de chiffon, et la voilà devenue Veolia, ripolinée de manière à tenir au moins le siècle : elle emploie plus de 330 000 salariés et se présente en toute modestie comme « leader mondial des services collectifs ». Pfuit ! Plus aucune odeur, plus aucun relent d’égout.

Je ne dresse pas la liste interminable de ces astucieux changements. Vous en connaissez probablement vous-même, en France ou à l’étranger. Un dernier mot : dans l’indépassable 1984, la bataille des mots et de la mémoire est centrale. Décisive. L’Angsoc, qui règne de la manière qu’on sait, repose sur un triptyque audacieux : « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage » et « L’ignorance, c’est la force ». À côté de l’anglais classique, bien trop proche de la vérité, est apparu le newspeak, que nous avons traduit par novlangue. Monsanto a bien mérité de la patrie orwellienne.