Archives mensuelles : octobre 2014

Bronner au si joli temps du choléra

Je dois dire que j’en ai bien ri, avant d’éprouver des sentiments très divers, dont l’ahurissement est l’un des moindres. Il se trouve que le personnage principal de l’histoire racontée plus bas par le journaliste du Monde Stéphane Foucart était opposé – c’est le mot juste – à moi dans une récente émission de France Inter (http://www.franceinter.fr/emission-service-public-le-principe-de-precaution-peut-il-etre-pris-avec-precaution). Gerald Bronner est sociologue. J’imagine qu’il a lu tous les livres sur le phénomène de la rumeur, et le rôle décisif du « désir de croire » dans la propagation des fausses nouvelles. Mais lisez donc ce texte de Foucart, qui vient de sortir.

Le chlore au temps du choléra

Un survivant du tremblement de terre boit de l'eau d'un puits à Port-au-Prince, le 30 octobre 2010.

Les écologistes ont encore frappé. Leur dangereux « précautionnisme » fait de terribles ravages, jusque dans la manière dont les autorités gèrent des crises sanitaires graves, comme l’épidémie de choléra qui a frappé Haïti fin 2010. Dans l’île caribéenne, déjà meurtrie par le séisme de l’été précédent, on aurait, semble-t-il, laissé des Haïtiens mourir en masse pour cause d’aversion irrationnelle pour les « produits chimiques ». Voilà ce que l’on peut déduire de l’anecdote rapportée par le sociologue Gérald Bronner (université Paris-Diderot), dans un entretien accordé à L’Opinion et publié fin septembre : les autorités chargées de la gestion du choléra en Haïti auraient retardé l’utilisation d’un désinfectant aussi banal que l’eau de Javel pour préserver, au péril des populations, la rivière charriant l’agent pathogène – le vibrion cholérique.

L’histoire, brièvement rapportée dans le quotidien libéral, est consignée dans le dernier livre de M. Bronner (La Planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF, 156 p., 13 euros), l’un des plus fervents et médiatiques pourfendeurs du mouvement environnementaliste et du principe de précaution. « Parmi les forces de l’ONU venues prêter main-forte [après le séisme], il se trouvait des Népalais, écrit le sociologue. Le choléra n’existe pas en Haïti, en revanche il perdure au Népal. Certains des habitants de ce pays sont des porteurs sains, et il s’en trouvait parmi les troupes qui apportaient leur aide. Bientôt les eaux courantes furent contaminées, et les premiers cas mortels apparurent. »

C’est ensuite que les choses se gâtent. « Il y avait une solution simple pour éviter l’hécatombe : traiter les eaux avec de l’eau de Javel, poursuit l’auteur. C’était sans compter la ronde des atermoiements précautionnistes. Fallait-il le faire, compte tenu de la mauvaise réputation de l’eau de Javel ? Cette hypothèse fut évoquée, des comités se réunirent pour délibérer sur les dangers supposés de cette utilisation… En l’occurrence, il fallut attendre 5 000 morts et un article de la revue Science qui tirait la sonnette d’alarme, pour qu’on en revienne à des considérations sensées. On purifia les eaux avec de l’eau de Javel et l’épidémie s’interrompit. »

UNE COMPLÈTE AFFABULATION

L’accusation est d’une gravité inouïe et justifierait amplement des poursuites pénales contre les membres de ces « comités ». D’ailleurs, ces fameux cénacles émanaient-ils des autorités locales ? De l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ? Et quel est cet article de Science, qui parvint à éteindre cette folie ? L’histoire ne le dit pas. Et elle ne le dira jamais, car elle est une complète affabulation.

Certes, l’épidémie est bel et bien partie d’un camp de casques bleus népalais, après la vidange de leurs latrines dans l’Artibonite, le fleuve qui traverse l’île. Mais rien n’étaye le scénario d’un atermoiement criminel dans l’utilisation de produits chlorés pour juguler l’épidémie. Sollicitée par Le Monde, la meilleure source possible sur le sujet – l’équipe d’épidémiologistes qui a identifié l’origine de la contamination – confirme le caractère fantasmagorique de l’édifiante histoire.

De plus, les documents de l’OMS et de l’Unicef montrent que l’une des mesures mises en œuvre dès le départ de l’épidémie a précisément été l’utilisation et la distribution de divers produits chlorés. Nul atermoiement, nul « précautionnisme mortifère », selon l’expression de M. Bronner. Interrogé, le sociologue reconnaît l’erreur et, beau joueur, remercie Le Monde de l’avoir portée à sa connaissance.

Quant à sa source… Il s’agit, dit-il, du chimiste Bernard Meunier, vice-président de l’Académie des sciences. De fait, on retrouve cette fable en avril 2013, sous sa signature, dans la revue de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Avec, en prime, quelques détails croustillants. « Principe de précaution oblige, de nombreux responsables, entourés de bouteilles d’eau importées, ont voulu protéger les populations haïtiennes (…) des dangers de l’eau de Javel et des produits chlorés », écrit-il. Les Khmers verts sirotaient donc leur eau minérale, pendant que périssaient des milliers d’Haïtiens…

Contacté par Le Monde, M. Meunier n’a pu produire aucune source étayant ces affirmations. Mais, bardée de la caution du grand chimiste, l’histoire a surgi dans Valeurs actuelles, Le Figaro, sur des sites Web tenus par la filière des pesticides, et… le dernier livre de Gérald Bronner.

«LE BIAIS DE CONFIRMATION»

L’histoire pourrait ne valoir qu’un haussement d’épaules ou un rectificatif. Elle mérite, au contraire, toute notre attention. Car elle illustre la force du « biais de confirmation » – cette tendance à croire sélectivement tout ce qui confirme nos convictions et nos préjugés – dont sont fréquemment victimes des personnalités du monde académique, dès qu’il s’agit d’environnement. De telles légendes, qui faussent et empoisonnent les débats sur la place de l’homme dans la nature, se forgent souvent dans le chaudron de la blogosphère, circulent sur la Toile, et il suffit qu’une autorité scientifique les reprenne à son compte pour qu’elles deviennent une forme de vérité. Sur le climat, sur les liens entre santé et environnement, sur l’agriculture, des fables de cette sorte sont légion, parfois mobilisées dans les plus hauts lieux de savoir.

Nul n’est à l’abri. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que Gérald Bronner lui-même avait fait du « biais de confirmation » l’un des sujets de son précédent ouvrage (La Démocratie des crédules, PUF, 2013), qui décortiquait et moquait la crédulité des foules et des médias devant l’offre informationnelle pléthorique du Net. Mais il n’est, après tout, pas interdit à un sociologue de devenir son propre sujet d’étude.

 Stéphane Foucart
Journaliste au Monde

Plenel, Finkielkraut, Zemmour et compagnie

La pensée humaine. L’absence de pensée humaine. Je suis en train de lire – rapidement, mais quand même – deux livres insignifiants, qui marquent chacun pourtant, à droite et à gauche, ce qui nous sert de débat intellectuel. Le premier est signé Edwy Plenel, fondateur de Mediapart (Pour les musulmans, La Découverte, 12 euros), homme de gauche s’il en est. Le second est d’Éric Zemmour, héraut de la droite bien connu (Le suicide français, Albin Michel, 22,90 euros).

Je le répète : je les lis, et ne pourrai donc en faire un commentaire complet. Mais en vérité, à quoi bon ? S’inspirant ouvertement d’un article de Zola en 1896 sur fond d’affaire Dreyfus – Pour les Juifs –,  Plenel prend une sorte de défense des musulmans en France. Il plaide pour l’ouverture des esprits et donc la compréhension, les valeurs de la République, et stigmatise les responsabilités occidentales dans l’apparition et la dissémination des idées fondamentalistes chez certains musulmans, dont le djihadisme.

Zemmour entend expliquer la déstructuration de la société française par le triomphe des idées de mai 68 dans l’esprit des élites politiques, économiques et culturelles. Avec une véritable obsession pour l’immigré arabe, qui aurait grandement aidé à dissoudre notre peuple et la grandeur de son Histoire. Il passe en revue nos quarante dernières années communes, de Marchais à Giscard, de Chirac à Bové, de Dallas au football.

Bon, allons droit au but : c’est pathétique. C’est franchouillard. C’est détestable. Quand deux supposés « penseurs » de notre monde se mettent à écrire, ils le font d’emblée dans un cadre devenu dérisoire : la France. Incapables de seulement imaginer plus vaste réflexion – où sont donc passées les visions universalistes ? -, ils ratiocinent sur leurs minuscules personnages, leurs picrocholines querelles, leurs infinitésimales perspectives. Ce n’est certes pas de gaieté de cœur que je vous écris ces mots, mais en tout cas, je les pense.

Est-ce bien étonnant ? Non. Une loi sociale d’airain conduit chaque génération – il y a quand même des exceptions – à penser le présent avec les mots du passé. Sans songer à une exhaustivité impossible, citons les révolutionnaires de 1789, obsédés par l’Antiquité (« Le monde est vide depuis les Romains ; mais leur mémoire le remplit et prophétise le nom de liberté », Saint-Just); ceux de 1917 fascinés par 1789, Thermidor, la Commune; les amis trotskistes d’Edwy Plenel confondant en 1940 la guerre contre le fascisme et l’affrontement entre impérialismes de 1914, etc. Et dans cet et cætera, je m’inclus sans façon. Ma génération politique, celle de l’après-68, a cherché dans de vieilles lunes qui ne brillaient déjà plus – Lénine, Trostki, Guevara, pire parfois – des explications générales du malheur humain.

Oui, c’est une règle. Il est beaucoup plus difficile de saisir quand c’est utile ce qui se passe réellement. Quand c’est utile, c’est-à-dire sur le moment, face aux événements courants. Certains y sont parvenus magnifiquement, comme – on y revient toujours – George Orwell à propos du stalinisme, ou encore Simon Leys au sujet du maoïsme (ici). On notera, au passage, qu’ils ont tous deux été conspués. Maintenant que le stalinisme est dépourvu de sa toute-puissance étatique, maintenant que le maoïsme n’est plus qu’un immense cimetière oublié, comme il est aisé de célébrer ces deux hommes merveilleux ! Quel bonheur de faire semblant qu’on a toujours été d’accord avec eux !

Bref. Sur ce plan-là, la situation est pire que jamais, car la pensée humaine, ou ce qui en fait office, est comme cette poule qui, cherchant à picorer un grain, se heurte sempiternellement au grillage, et n’y parvient pas. Il lui suffirait de faire quelques pa(tte)s sur le côté pour atteindre l’autre bord, et becqueter le maïs, mais elle ne le fait pas. Plenel et Zemmour – Finkielkraut, intéressant personnage, de même – ne le font pas, ni le feront à vue humaine. Leur affaire, c’est leurs petites affaires. Ce qu’ils ont sous le nez, rien d’autre.

Plenel est un cas qui force l’attention. Il est un « ami » de longue date de François Hollande, avec qui il a publié en 2006 un livre d’entretien (Devoirs de vérité, Stock). On ne peut donc pas dire qu’il aura été pris par surprise. Hollande n’a jamais caché son jeu, il a toujours, et en tout cas depuis quinze ans, affirmé et assumé ce que les commentateurs pressés nomment le « social-libéralisme ». Et il se vante d’être l’héritier – Mélenchon aussi, au fait – de Mitterrand. Mais pourquoi diable Plenel ne nous a-t-il pas alerté dès 1981, dès 1983, dès 1984, quand le vieux filou de l’Élysée lançait avec ses petits jeunes sur mesure – Dray et Désir – SOS Racisme ? Franchement, le drame actuel des relations entre Français blancs et Arabes (éventuellement français) ne trouve-t-il pas une partie de son origine dans la faillite historique des socialistes ? Il était concevable en 1981 d’accorder enfin le droit de vote aux étrangers pour les élections locales. Et de lancer un immense plan, sur une ou deux générations, pour faire des banlieues des zones vivables, et au passage, de droit. Mais on aura préféré la politicaillerie coutumière de Mitterrand, Touche pas à mon pote et l’instrumentalisation de Le Pen dès 1983.

Il eût été bon, il eût été glorieux de mener bataille quand c’était essentiel. Au lieu de quoi, Plenel aura préféré concentrer le tir sur sa personne, en dénonçant les écoutes illégales dont il a été la victime et quantité d’autres affaires périphériques, comme celle des Irlandais de Vincennes. Périphériques ne veut pas dire dépourvues de sens. Je veux simplement dire que l’important était bel et bien ailleurs. Ne croyez pas que je déteste Plenel, que j’ai un peu connu. Même pas. Je défends ainsi le travail de Mediapart, qui lui doit tant. Il a ses mérites, qui dépassent de loin, pour moi, les critiques qu’on peut lui faire légitimement. Seulement, non, NON. Ce n’est pas en écrivant quelques dizaines de pages pour rappeler les grands – et bons – principes de la République qu’on peut se mettre à l’abri du ridicule.

Le cas Zemmour est autre. C’est le journaliste politique dans toute la splendeur de sa vision rétrécie. Son livre – j’en suis à la page 131 – est une sorte de catalogue, de zapping des événements les plus courants des années comprises entre 1970 et aujourd’hui. On dirait presque une revue de presse. La méthode est bien connue : on entend démontrer une thèse, et l’on réorganise le fatras, puisant dans quelques millions d’informations possibles, de manière à prouver l’intuition de départ. Je ne crois pas me tromper beaucoup en prévoyant que tout se barre en couilles à cause des féministes, des antiracistes et des droits-de-l’hommistes. Et je n’insiste pas sur ce que j’ai entrevu à la télé – via mon ordinateur -, où Zemmour paraît souhaiter une réhabilitation de l’infâme régime de Vichy.

Le pitoyable – je tiens hélas à ce qualificatif – est que Zemmour s’est inventé un monde de pacotille où les idées se baladent toutes seules, dans une complète liberté, sans jamais être soumises à ces champs magnétiques surpuissants que sont le capital et l’existence de féodalités transnationales, les pouvoirs économique et technique, l’organisation de la décision, l’ossature administrative, le rapport de forces social. En somme, Zemmour ne parle que de cette infime fraction de la réalité qu’il pense connaître : la superstructure politique et ses habitants, lesquels ne conduisent à peu près rien. Et roulez jeunesse ! Et ouvrez les talk show, les antennes radio et les colonnes des plus grands journaux.

Ni Zemmour bien sûr, ni Plenel, ni Finkielkraut – à qui il arrive de dire des choses intéressantes – ne s’interrogent une seconde sur l’événement le plus fracassant de leur temps, qui n’est autre que l’approche de frontières indépassables par l’aventure humaine. Misère ! Ils ont la chance insigne – ne sont-ils pas des « intellectuels », reconnus en tout cas ainsi par leur époque ? – de vivre au milieu de tsunamis d’ampleur géologique, et eux se penchent sur un confetti, dont ils commentent l’usure, l’abrasion, les possibilités d’une très hypothétique reconstitution. Le climat crée les conditions d’un chaos mondial, la moitié des animaux sauvages a disparu entre 1970 et aujourd’hui, nous sommes plongés dans la sixième crise d’extinction massive des espèces, les océans s’acidifient et leurs extraordinaires créatures meurent, les sols s’épuisent, l’eau en arrive à manquer dans des zones explosives au plan social et politique, le nucléaire rend envisageable la disparition de toute société organisée, mais l’urgence est donc de blablater encore un peu.

Ce ne serait que risible si les conséquences ne n’annonçaient aussi graves. Car bien sûr, le temps ainsi perdu ne sera pas rattrapé. Pour que des idées nouvelles finissent par s’imposer et forment cette cohérence que l’on appelle à tout bout de champ un paradigme, il faut du temps. Qui se compte en générations. La pensée écologique, même si elle a eu des pionniers méconnus, n’a émergé qu’il y a une quarantaine d’années. Ni Plenel ni Zemmour ne l’ont seulement aperçue. S’ils étaient ce qu’ils pensent être, ils auraient évidemment cherché à comprendre la nature de tels bouleversements. Ils auraient lu. Ils auraient discuté. Ils auraient au moins entrouvert quelques portes. Un Zemmour aurait compris que 68, qui a produit bien des conneries, et tant servi, par la promotion de l’individualisme fou, la cause de l’industrialisation de la vie sur Terre, a également fait émerger des idées franchement nouvelles. Porteuses, oui, d’un avenir qui reste possible, et en tout cas souhaitable. Mais non : encore et toujours cette névrose obsessionnelle des acteurs de seconde zone que furent Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy.

Ce temps ne sera pas rattrapé. Quand viendront les vraies épreuves, le peuple français n’aura JAMAIS été préparé à les comprendre, et partant, à les dominer. Et il se vautrera donc fatalement dans des réponse magiques, fantasmagoriques, à une crise qui semblera le déposséder de tout. Le responsable sera donc, d’évidence, l’Étranger, qu’il soit Arabe ou tout autre. Qui écrira jamais qu’aucune barrière ne nous mettra à l’abri, dans un monde où coexistent, dans une vaste marmite du diable, richesses démentes, jeunesses immenses, frustrations sans limites ? Qui le dira ? Plenel et Zemmour sont les deux faces d’une même tragicomédie. Amoureux transis, et définitifs, d’idéologies qu’ils attribuent perpétuellement à d’autres qu’eux-mêmes, ils retomberont toujours sur leurs pattes. Telle est du reste l’une des meilleures définitions du mot idéologie : l’art de retomber sur ses pattes.

Un dernier mot :  j’ai lu il y a quelques semaines un livre paru il y a bien quinze ans (La fin tragique des dinosaures, Walter Alvarez, Pluriel). L’auteur y raconte la façon dont lui et quelques autres ont fait émerger l’explication la plus convaincante de la disparition des dinosaures, voici 65 millions d’années. Une comète – ou une météorite – aurait provoqué une explosion comparable à 100 millions de bombes à hydrogène, manquant de faire disparaître toute forme de vie. Ce qui est passionnant, c’est le chemin – scientifique – de la vérité, qui doit vaincre quantité de périls, principalement venus d’adversaires – tout aussi scientifiques qu’Alvarez – de la théorie de la météorite. On y voit combien il est dur d’avancer. Encore n’est-ce à peu près rien, car en ce qui concerne les dinosaures, les oppositions ne se rencontraient que dans de tout petits cénacles. Or la nécessité où nous sommes de refonder le projet humain se heurte de plein fouet aux vaines croyances d’une très forte majorité des contemporains. De ce point de vue, Plenel et Zemmour ne sont jamais que l’infime symptôme d’une maladie de l’esprit quasiment universelle.

La morale ? Ceux qui cherchent de vraies voies de sortie sont seuls. Et comme il n’est pas question de reculer, il faut encore et toujours avancer. En se serrant, amis de Planète sans visa, d’aussi près qu’il est possible. Comme le font les manchots empereurs pour lutter contre le froid antarctique. Car il fait froid, car le débat n’est pas loin d’être gelé. Conservons donc notre énergie, car nous en aurons besoin.

Trio gagnant : paysans, pesticides, Parkinson

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 1er octobre 2014

Les pedzouilles montrent la voie et gagnent contre les marchands de pesticides. Mais à quel prix ! La Sécu et la médecine reconnaissent enfin les liens entre pesticides et maladie de Parkinson.

À la tribune, ce samedi 27 septembre, dans une salle du Conseil régional, à Poitiers. Ce n’est pas la foule des grands jours, mais les gens assis sur l’estrade ont des choses à dire. À gauche, Benoit Tornier, vigneron à la retraite, chemise à carreaux, solide, visiblement accablé. À ses côtés François Lafforgue, avocat d’un cabinet devenu mythique depuis qu’il s’occupe aussi bien des victimes de l’amiante que des essais nucléaires français. Puis Paul François, paysan de Charente, et maître de cérémonie depuis qu’il a lancé, en 2011, l’association Phyto-victimes (http://www.phyto-victimes.fr). Enfin Olivier Colin, un très jeune médecin – il a 29 ans – du CHU de Poitiers, et Gilbert Vendé, ancien paysan dans une usine de 1000 hectares de cultures intensives, coiffé façon Aimé Jacquet, l’ancien entraîneur de foot.

C’est la fin du silence. Les salopards qui ont vendu pendant des décennies des pesticides dangereux aux campagnes ne dormiront plus jamais tranquilles. Au point de départ, grâce à Paul François. C’est un type de cinquante ans, de droite – « centre-droit », précise-t-il à Charlie en se marrant – qui tient en Charente, avec un associé, 400 hectares de céréales. Un gros. Il utilise pendant des lustres engrais et pesticides, sans se poser de questions. En 2004, nettoyant une cuve où croupit une mixture Monsanto – un pesticide appelé Lasso -, il prend un jet de poison pleine face. Le reste est une horreur d’évanouissements, de nausées, d’amnésie, de troubles neurologiques qui le conduisent cinq mois à l’hosto. Rien n’est fini, mais entre-temps, par un miracle appelé Lafforgue, Monsanto a été jugé responsable par le tribunal de Lyon. L’affaire est en appel.

En 2011, la naissance de Phyto-victimes permet de réunir quantité de témoignages qui montrent une contamination généralisée. Combien de victimes des pesticides chez les paysans ? Nul ne sait, car nul n’a cherché. Mais certains faits commencent à s’imposer. Le 4 mai 2012, malgré un travail de sape inouï de la FNSEA – un « syndicat » paysan, rappelons-le -, la maladie de Parkinson est inscrite au tableau des maladies professionnelles des paysans. « Une avancée considérable, explique l’avocat François Lafforgue, qui institue la « présomption d’imputabilité ». La victime n’a pas besoin de prouver qu’une molécule a atteint ses neurones. Il faut et il suffit qu’elle soit atteinte d’un Parkinson et qu’elle ait bien travaillé au contact de pesticides ».

Cette petite révolution permet, à une échelle encore bien trop modeste, d’obtenir des reconnaissances en maladie professionnelle ouvrant des droits à pension, même s’ils sont le plus souvent ridicules. Mais au fait, Parkinson ? Le médecin-jouvenceau, Olivier Colin, pédagogue-né : « Pour nous, spécialistes, la date-clé est la parution d’un article scientifique en 2009, fort bien construit, qui vaut preuve (1). Parkinson, qui touche environ 150 000 personnes en France, dont plus de la moitié diagnostiqués avant 60 ans, n’est donc pas une maladie de la vieillesse. Elle est pour le moment la  seule maladie clairement reliée à l’exposition aux pesticides, mais d’autres pourraient suivre ».

D’autres ? Paul François et ses amis attendent et espèrent l’inscription au tableau des maladies professionnelles des lymphomes, ces cancers du système lymphatique, et tout indique que la liste sera bien plus longue. La médecine officielle, totalement absente de ce grand débat de santé publique, a le plus grand mal à reconnaître l’évidence. Le CHU de Poitiers, où exerce Colin, fait exception, qui a créé une Unité de consultation des pathologies professionnelles et environnementales (UCPPE). On y interroge – cela n’a l’air de rien, mais c’est essentiel – les malades sur leur profession et les produits qu’ils utilisent.

Reste les malades. Pour le coup, Charlie n’a guère envie de blaguer. Benoit Tornier : « Vers 200-2001, j’ai commencé à avoir des troubles. Dans la voiture, mes enfants me disaient : “Papa, pourquoi tu fais sauter la voiture comme ça ?” Je ne me rendais pas compte que mon pied appuyait tout seul sur l’accélérateur ».

La suite est aussi guillerette. Aggravation, diagnostic certain début 2008, retraite en 2012. « C’est terrible, explique Tornier. Quand le neurologue m’a demandé de réfléchir à ce qui avait pu arriver, j’ai cherché pendant trois jours et trois nuits, et puis je me suis souvenu. Le15 juillet 1983, j’ai fait une intoxication grave aux pesticides dans mes vignes. Il faisait une chaleur d’enfer, j’avais juste ma blouse d’étudiant sur le dos, dans un tracteur sans cabine, bien entendu. Le soir, après la douche, plus de bonhomme. On m’a fait trois intraveineuses en trois heures ». Pour obtenir une reconnaissance en maladie professionnelle, Tornier relit une à une toutes les pages de sa comptabilité. « De 1974 à 2002, dit-il, j’ai utilisé 195 pesticides différents ».

Gilbert Vendé, lui, a été contaminé par le Gaucho, ce génial produit Bayer qui a tué les abeilles par milliards, avant de s’attaquer à tout ce qui vit. « Quand on apprend à 47 ans qu’on a Parkinson, dit-il, le monde s’écroule. Aujourd’hui que j’ai soixante ans, j’ose parler des conséquences. L’incontinence, par exemple. Au cours d’un passage à Paris, j’ai quitté le métro pour chercher des toilettes, mais trop tard. Depuis mon arrêt de travail, en 2003, j’essaie de rester un humain. Je me bats ».
On en est à ce point exact de notre histoire : l’industrie contre les hommes.

(1) http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/19847896

Derrière les pesticides, tout le reste (encadré)

C’est l’un des secrets les moins éventés. Combien de substances chimiques synthétisées par l’homme ? Combien de constructions moléculaires réussies au fond des laboratoires de l’industrie ? Selon cette dernière, en pleine désinformation planétaire, quelques dizaines de milliers. La vérité, ainsi que le montre la référence mondiale dans ce domaine, le Chemical Abstract Services (http://www.cas.org), près de 90 millions. Entre 20 000 et 30 000 substances nouvelles sont ajoutées chaque jour. Incroyable mais vrai.

À ce stade de folie et d’irresponsabilité, plus aucun contrôle n’est possible. Quand on teste, c’est avec des moyens dérisoires, sur des périodes très courtes, sans tenir compte des effets cocktail – les mélanges – des molécules mises au contact les unes des autres. Et on ne teste que 0,1 % de ce qui est inventé, au mieux. Bref, la chimie, c’est le crime. Mais il ne faut pas le dire, car le progrès est en marche, n’est-ce pas ? 150 000 Parkinson, un million d’Alzheimer, plus 110 % d’augmentation des cancers depuis 1980, de 25 à 30 d’asthmatiques, 4 millions de diabétiques, 15 % d’obèses. La France est en pleine forme.

Ce barrage qui arrose les amis

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 24 septembre 2014

À dix kilomètres de Gaillac (Tarn), l’infernal barrage de Sivens entend claquer 9 millions d’euros d’argent public en faveur de 22 irrigants. Les opposants, qui défendent au passage la vie des papillons, des grenouilles et des genettes, se ramassent plein de coups dans la gueule.

Charlie arrive après la bataille, et quelle bataille ! On résume pour ceux qui ne seraient pas au courant : une vallée doit disparaître sous les eaux d’un barrage appelé tantôt Sivens, tantôt Testet, deux lieux-dits. Où ? À Lisle-sur-Tarn (Tarn), à dix kilomètres de Gaillac et trente d’Albi. Ce vieux projet pourave date des années 60, à l’époque où le maïs intensif faisait la loi, toute la loi. Il a certes subi quantité de modifications, mais le fond reste le même : il s’agit de dorloter une poignée de paysans intensifs du coin en leur offrant une eau d’irrigation, payée sur fonds publics.

Après des années d’atermoiements, tout s’est emballé. Le projet, enfin dévoilé, est encore pire que tout ce qui avait été imaginé. Il s’agit de stocker 1,5 million de mètres cubes derrière un mur de 13 mètres de hauteur et de plus de 300 mètres de longueur. Les 45 hectares noieraient au passage l’une des plus belles zones humides de la région, et flingueraient les 94 espèces protégées vivant sur place. Soit des papillons et autres insectes aussi beaux que l’Azuré du serpolet, la cordulie à corps fin – une libellule -, le Grand Capricorne. Et la grenouille de Graaf. Et le campagnol amphibie. Et la lamproie de Planer, qu’on rapproche des poissons.

On s’en fout ? Exact, tout le monde s’en tape, sauf les opposants au délire. D’innombrables pleurnicheries officielles ont lieu chaque année en souvenir des zones humides défuntes. En France, plus de la moitié de ces terres si riches sur le plan biologique – marais, fagnes, tourbières, prairies mouillées – ont été drainées en cinquante ans. Le ministère de l’Écologie s’est fait une spécialité de colloques où l’on compte une à une les surfaces mortes. En résumé express, du béton, beaucoup de béton au profit d’un maïs assoiffé, subventionné, bourré de pesticides, au détriment des genettes, des martins pêcheurs et des milans noirs.

Combien ça coûte ? Un bras, un bras de près de neuf millions d’euros au total, qui ne profiterait qu’à 22 irrigants. Ce qui fait cher du pedzouille, et d’autant plus que le fric claqué sera à 100 % public : conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne – 10 % chacun -, Agence de l’eau Adour Garonne – 50 % – et l’Europe enfin, à hauteur de 30 %. Ne pas se fier aux apparences : même s’il ne paie que 10 %, le grand Manitou de l’opération est le conseil général du Tarn.

Le Tarn, comme l’Ariège de Bel, comme les Bouches-du-Rhône de Guérini, comme le Nord-Pas-de-Calais de Dalongeville, est un fief socialo. Depuis 1945, la SFIO puis le PS règnent sans partage, mais sont tombés sur un os avec cette invraisemblable histoire de barrage, qui pourrait bien – rire préenregistré – être la goutte d’eau de trop. L’inamovible président du Conseil général, Thierry Carcenac, au pouvoir depuis 1991, comme un président azerbaïdjanais, s’entête d’une façon étonnante. Ce mystère doit bien avoir une explication.

En attendant, sur place, c’est baston et grèves de la faim. Un formidable collectif fédère les énergies, qui sont nombreuses (http://www.collectif-testet.org). À l’heure où vous lirez ces lignes, il est probable que le défrichement, préalable aux travaux du barrage eux-mêmes, sera terminé, sous haute protection policière. Les heurts violents, les jets de cocktails Molotov, les coups de matraque, les barricades n’ont pas cessé depuis des semaines. Comme à Notre-Dame-des-Landes, où un autre socialo déjà oublié – Ayrault – fantasme encore de construire un aéroport.

Qu’est-ce qu’on peut dire depuis Paris ? Qu’il ne faut pas lâcher, bien sûr. Qu’il faut tenir autant qu’il sera possible. Charlie, avec ses moyens dérisoires, soutient et soutiendra les énervés et enragés de Sivens, et toutes les plantes et animaux menacés de mort. Une mention pour notre excellent Premier ministre, Manuel Valls. Ignorant tout du dossier, qu’il découvrait, il a finalement osé (1) il y a quelques jours ces mots d’anthologie : « Mobiliser la ressource en eau est un élément décisif pour l’installation des jeunes agriculteurs, c’est pour cela que nous avons tenu bon à Sivens ». On te croit, grand socialiste.

(1) http://www.reporterre.net/spip.php?article6274