Archives mensuelles : mai 2017

1/Mais qu’est donc ce Front National ?

Je commence ici une série de trois articles de nature politique. Le premier, comme l’indique le titre, parlera du FN, ce parti détestable. Les deux autres seront consacrés, dans l’ordre, à Macron, nouveau président, et à Mélenchon, qui aurait tant voulu être à sa place. On commence.

Je me suis battu physiquement à Paris, du temps de ma jeunesse, contre les petites crapules fascistes d’Ordre Nouveau, puis du Parti des forces nouvelles (PFN) qui lui a succédé. Je dis Paris, mais je dois ajouter la banlieue prolétaire où j’habitais alors, car j’ai connu quelques vrais affrontements, parfois très violents, avec diverses bandes de la CFT – un infect « syndicat » anti-ouvrier -, du Service d’action civique (SAC), des franges dures du parti qu’on appelait UDR, mêlées d’anciens baroudeurs militaires. Je ne veux entrer dans certains détails, mais je peux dire sans forfanterie que j’ai fait ma part. Est-ce que je le regrette ? Non, pas une seconde.

Seulement, étaient-ce bien des fascistes ? La réponse est : ils étaient vraiment nostalgiques, qui de Pétain, qui de Franco, qui de Salazar. Certains des plus vieux avaient choisi le camp effroyable de la Milice de Vichy. Et d’autres rêvaient de putsch, comme l’armée chilienne le fit en septembre 1973, et d’enfermement de gens comme moi dans de grands stades, façon Santiago du Chili. Ils l’ont d’ailleurs écrit et décrit dans des documents publiés.

Ce n’était pas pure folie. Les temps étaient différents. La fin de la Seconde Guerre mondiale avait un quart de siècle. La plupart des résistants de l’époque étaient encore vivants. Les services américains manipulaient de jeunes crétins en Italie, en Belgique, en Allemagne, en France même, autour d’une « stratégie de la tension » qui a bien failli faire basculer l’armée italienne du côté du golpe, ce terrible mot espagnol qui renvoie aux coups d’État. En vérité, on ne saura jamais ce qui aurait pu se passer si. L’Histoire est ce qui s’est passé. Et ces salopards n’ont pas réussi.

Quarante-cinq ans plus tard, le Front National. Est-il fasciste ? Je vous dirais volontiers que non. Le fascisme est né de la guerre, en Allemagne comme en Italie, et a réussi à capter une énergie sociale telle qu’elle devait nécessairement exploser. Dans les deux cas, deux partis de masse entraînèrent des sociétés éblouies par le neuf et la magie dans l’épouvante. Ces mouvements étaient clairement révolutionnaires et entendaient bâtir un monde nouveau, aussi fanatique et désespérant fût-il. Et désespérant, ignoble, inconcevable il fut.

Alors, ce FN de chez nous ? Non, décidément, ce n’est pas un parti fasciste. Il est facile, il est commode, il est confortable mais il est faux de perpétuellement se tromper d’époque. Beaucoup de ceux des années 30 n’avaient pas compris ce qu’était le nazisme. Ils regardaient la guerre en marche en pensant à celle de 14-18. Et certains, comme par exemple Giono le magnifique, ou mon cher René Dumont, ont choisi alors la voie mauvaise du pacifisme, pensant à tort que rien ne pourrait être plus terrible qu’un nouvel embrasement européen. Ils voyaient 1939 avec les yeux éplorés de 1918, face à un continent en flammes. Il fallait se battre, ils rêvaient d’une paix impossible.

Je ne vais pas énumérer les nombreux cas historiques – tout le 19ème siècle a cru revivre tous les dix ou vingt ans 1789 -, mais je veux encore citer un exemple que j’ai pu connaître de près. 68, ce mai si singulier, a conduit une génération – la mienne, même si je n’avais encore que 12 ans au moment des barricades – à singer les précédentes. Sous les portraits de Guevara, Trotski, et même Mao et Staline. C’était une occasion en or de constater les limites de l’action humaine, de considérer une crise écologique dont les signes étaient déjà évidents, de bâtir une société à la fois plus juste et beaucoup plus sobre. Mais on a préféré alors rêver d’une révolution à la manière des bolcheviques ou des castristes, avant de rejoindre, dans tant d’itinéraires personnels, le camp des dominants et des profiteurs.

De ce point de vue essentiel, mai 68 a été un échec forcené. Notamment parce que trop de ses acteurs regardaient le monde tel qu’il avait été cinquante ans plus tôt. Mutatis mutandis, il se passe la même chose avec le Front National, qui est évidemment un parti d’extrême droite, raciste, insupportable. Mais il n’y avait pas de bonne raison, au cours de cette campagne électorale, d’hystériser le propos, et de présenter ceux qui ne votaient pas au second tour – j’en suis – comme des fourriers du fascisme. D’une part pour la raison que le FN n’avait pas une seule chance de l’emporter. En tout cas, pour de multiples raisons, je l’ai pensé, je l’ai dit, je l’ai écrit. Et d’autre part, parce que dans le cas impossible où il aurait gagné, ce n’était pas pour autant le retour de Jacques Doriot. Non !

Attention, comme je sais que certains vont hurler, je me répète. Un parti d’extrême droite et raciste, à ce titre un ennemi personnel. Il n’y a aucun doute qu’il eût fallu alors se battre comme rarement contre une politique venue des enfers. Mais pourquoi diable parler du fascisme alors que toutes les conditions qui ont permis son installation – guerre, puis ruine généralisée, hyperinflation, nationalisme incandescent – ont disparu ? Je vois le petit plaisir qu’ont certains, héroïsant l’époque pour s’héroïser eux-mêmes. Mais je crois que leur besoin d’action trouverait un terrain plus fertile en combattant ce monde, ses innombrables colifichets, sa vitesse, ses pubs, son téléphone portable, et même Internet. Internet, d’où je vous écris ? En effet. Je conduis à l’occasion une bagnole, moi qui déteste l’engin et rêve encore de lieux d’où auraient disparu les routes et les moteurs. je me sers d’Internet tout en imaginant un monde qui pourrait s’en passer. Au fait,  la critique d’Internet – comme c’est bizarre, dites-moi – est pratiquement inexistante, alors que le réseau mondial est devenu pourtant une menace globale pour la démocratie telle qu’elle a été pensée un jour.

Amis, non-amis, chers lecteurs en tout cas, le Front National, vous ne sauriez l’ignorer, est un petit parti sans vrais relais dans les tréfonds de notre société. Sauf chez les policiers, les gendarmes et les militaires où il obtient souvent de 40 à 50 % des voix. Vous remarquerez que ces questions ne sont pas débattues, ce qui ne manque pas d’intéresser autant que d’inquiéter. Pour l’heure, et je dis bien pour l’heure, le Front National n’est pas, de loin, notre danger principal. Le danger principal, c’est le dérèglement climatique et l’effondrement de tant d’écosystèmes pourtant irremplaçables.

Trois mots de Charles Jacquier

Amis et lecteurs, je ne vais pas tarder à venir vous embêter pour vous parler de ce si beau climat politique. Mais avant cela, je suis en dette auprès de Charles Jacquier, un éditeur que je n’ai jamais rencontré, mais que j’ai découvert lorsqu’il publiait de merveilleux textes de Victor Serge aux éditions Agone, quittées depuis. Il travaille maintenant, entre autres, pour les très remarquables éditions Libertalia. Je lui avais promis de passer ici une note de lecture qu’il a consacrée à un auteur hautement recommandable, Jacques Yonnet, et à son livre sur les bistrots de Paris, Troquets de Paris (L’Échappée). Cher Charles, c’est à vous :

 

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Résistant durant la Seconde Guerre mondiale, écrivain, peintre, dessinateur, chroniqueur, ami de nombreux écrivains, de Robert Desnos à André Salmon, en passant par Francis Carco, Paul Fort, Robert Giraud ou Pierre Mac Orlan, Jacques Yonnet (1915-1974) avait manifestement plusieurs cordes à son arc. Mais préférant sans nul doute le comptoir des bistrots à la postérité littéraire, il n’était connu jusqu’alors que pour son chef d’œuvre Rue des maléfices (1e édition en 1954 sous le titre de Enchantements de Paris), illustré de photos de Robert Doisneau et considéré par Raymond Queneau et quelques autres comme l’un des meilleurs livres écrit sur le Paris des clochards et des marginaux des années 1940.

En 1961, Yonnet fut invité à écrire une chronique hebdomadaire dans L’Auvergnat de Paris auquel il collabora jusqu’à sa mort. De ces centaines d’articles, les éditeurs livrent un florilège d’une soixantaine d’entre eux, imprimé, comme il se doit, couleur lie de vin et agrémentés de dessins de l’auteur, aussi remarquables que ses textes. Ceux-ci sont judicieusement présentés par quartiers de prédilection de l’écrivain, de la Cité et des Halles jusqu’à Montmartre et aux Buttes-Chaumont en passant par le Marais, la rue Mouffetard, etc. Pour chacun d’entre eux, le don de conteur de Yonnet fait merveille pour évoquer, à travers tel ou tel troquet, les grandes et surtout les petites histoires du Paris populaire dans de constants aller-retours virtuoses entre les sujets et les époques, mais revenant, in fine, au comptoir pour s’y délecter non seulement de bon vin mais aussi de ce « quotidien défoulement de la conscience populaire » dans ce « vivant et permanent conservatoire […] de la tradition orale française » qu’est le bistrot. Yonnet fut aussi l’observateur inquiet et le dénonciateur indigné de « l’assassinat de Paris » dont Louis Chevalier fut l’implacable chroniqueur.

Et, comme au comptoir, on aimerait poursuivre le débat à ce sujet avec les éditeurs qui considèrent avec un optimisme certain que « Paris n’est pas mort »… Alors, entamons la discussion et concluons avec l’auteur : « A la bonne vôtre ! ».

Charles Jacquier