Alan Rusbridger, un journaliste qui mérite attention

Dans mon article précédent, je vous parlais du rédacteur-en-chef du quotidien The Guardian, Alan Rusbridger. Le Monde, et j’en suis ravi, a recueilli l’interview qui suit, très éclairante.

Quant à moi, je ne vais ni mieux ni pire. Le plâtre qui m’empêche de marcher m’a joué de tels tours que j’ai dû, sans autorisation médicale problématique, le scier sur une petite portion. La première fois avant de me coucher. La seconde en pleine nuit, grâce à la modeste scie de mon inséparable couteau suisse. Mais ça va mieux.

—————————————–L’ARTICLE DU MONDE

« Il n’y a pas de sujet plus sérieux que le climat »

LE MONDE | • Mis à jour le | Propos recueillis par Simon Roger et Stéphane Foucart

Alan Rusbridger, directeur du «?Guardian?», au siège londonien du quotidien britannique, le 15 avril.

Le quotidien britannique The Guardian est associé depuis mars avec l’ONG 350.org dans la campagne « Keep it in the Ground » (« Laissez-le sous terre »), visant au « désinvestissement » dans les énergies fossiles. Le Guardian Media Group, qui dispose de 1,1 milliard d’euros d’actifs, a lui-même annoncé début avril qu’il commençait à se débarrasser de ses participations dans l’industrie des combustibles fossiles. Alan Rusbridger, le directeur du Guardian, qui quittera le quotidien cet été pour prendre la présidence du trust propriétaire du titre, détaille au Monde la genèse de cet engagement.

Pour quelles raisons « The Guardian » mène-t-il campagne pour renoncer à l’exploitation des réserves d’énergies fossiles ?

Tout a débuté à Noël 2014, lorsque j’ai réalisé que j’allais quitter mes fonctions. Quand vous vous apprêtez à partir d’une institution incroyable comme le journal The Guardian, après deux décennies passées à sa tête, vous vous demandez ce que vous avez raté. Non que je regrette la couverture que nous avons faite jusqu’ici de l’environnement. Mais si l’on pense à ce qui restera dans l’Histoire, le changement climatique est la plus grande « story » de notre époque. Or jusqu’à présent, elle n’avait fait que très rarement la « une » du Guardian.

J’ai été frappé aussi par ma rencontre avec Bill McKibben [fondateur du mouvement 350.org]. Il m’a fait prendre conscience que les médias étaient englués dans un traitement environnemental et scientifique du climat alors que c’est une question politique et économique. En abordant le sujet dans la rédaction, nous nous sommes mis à parler également de santé, de culture… Cela a créé une énergie entre nous. C’était le moment d’impliquer l’ensemble du journal sur ce sujet.

Comment avez-vous organisé cette mobilisation du journal ?

Une partie de la rédaction est partie avec moi une semaine en Autriche pour planifier cette campagne. Il est bon de temps en temps de quitter le bureau et de couper le portable. Nous avons enregistré chaque mot de nos discussions et une partie de ces échanges ont été publiés sous forme de podcasts, sur le site du journal. C’était aussi une manière de montrer à nos lecteurs comment un journal fonctionne. Les entreprises de presse devraient être plus démocratiques. Je n’aime pas les journaux construits autour d’une figure très imposante.

L’une des premières choses dites pendant notre séminaire, c’était que nous ne pouvions pas lancer une telle campagne sans avoir nous-mêmes décidé de quelle énergie nous voulions pour remplacer les combustibles fossiles. La discussion s’est notamment focalisée sur le nucléaire. J’ai demandé que l’on ne cherche pas à trancher ce débat. Car si nous élargissons trop le sujet, les gens risquent de perdre de vue le sens de notre campagne.

Pourquoi avoir pris pour cible des fonds financiers impliqués dans le secteur des énergies fossiles ?

Quels vont être les faits marquants en 2015 sur le climat ? Tout le monde à la rédaction est d’accord pour dire que la Conférence de Paris sur le climat (COP 21) sera le grand événement de l’année, mais ce n’est pas le sujet que l’on a le plus envie de lire. On s’est dit, ensuite, pourrait-on persuader des investisseurs de changer d’avis sur les énergies fossiles, responsables d’une majeure partie des émissions polluantes ? Nous avons par exemple lancé le 7 mars une pétition en direction des fondations philanthropiques telles que le Wellcome Trust et la Bill & Melinda Gates Foundation [180 000 signataires au 17 avril]. Nous n’allons pas en faire des ennemis, mais comme elles gèrent des gros portefeuilles d’actifs, elles peuvent prendre la tête du mouvement de désinvestissement.

Avez-vous rencontré des réticences dans la rédaction à propos de cette campagne ?

Seuls quelques-uns étaient inquiets de cette démarche. Je l’étais moi-même. Durant ces vingt ans comme directeur du Guardian, je n’avais jamais lancé un appel comme celui-ci. Il s’agit d’un sujet complexe, c’était un peu risqué de plonger le journal dans cette complexité. Ce qui m’a convaincu, c’est l’importance de l’enjeu. C’est très différent des OGM, sur lesquels on peut tirer des conclusions divergentes. Là, l’écrasante majorité de la communauté scientifique s’accorde à dire qu’il y a urgence à agir. Il n’y a pas de sujet plus sérieux que le réchauffement climatique.

Pourtant, près de 40 % des Britanniques se disent sceptiques face au réchauffement climatique. Ne craignez-vous pas de perdre une partie de votre lectorat ?

Si vous vous levez chaque matin en vous demandant si vous allez perdre du lectorat, c’est une très mauvaise façon de construire un journal ! Le renoncement aux énergies fossiles est une cause morale, bien sûr, mais aussi une mesure de bonne gestion. Je ne m’attendais pas à ce que le Guardian Media Group (GMG) décide aussi vite de désinvestir. En voyant ce qu’il a fait, le monde de la finance a commencé à en parler. Aujourd’hui, notre propre conseiller financier nous dit : « J’ai observé les chiffres sur les dix dernières années, les énergies fossiles sont devenues de mauvais investissements, qui sous-performent. »

« Keep it in the Ground » n’est-il pas également un formidable coup de pub pour votre journal ?

Au cours de ces cinq dernières années, The Guardian a sorti les dossiers WikiLeaks, le Tax Gap [vaste enquête sur les manœuvres d’évitement fiscal des entreprises britanniques], l’affaire Snowden… Maintenant, nous faisons campagne sur le changement climatique. Si l’on entreprend ce travail d’investigation journalistique, ce n’est pas pour s’assurer des records d’audience, mais pour être à la hauteur de notre réputation. Les gens se rendent compte qu’on est prêt à faire des choix courageux, à dépenser de l’argent quand c’est nécessaire.

A vous entendre, les journaux devraient remplir une mission de service public…

Ce que nous faisons doit servir l’intérêt général. Au cours des dix dernières années, l’industrie de la presse s’est fracturée, elle est devenue peureuse. On regarde en permanence nos chiffres de ventes, nos nombres de lecteurs et d’abonnés. Cela a mené certains à faire des choses idiotes. Si vous voulez faire du journalisme, il faut garder l’intérêt général comme moteur. Et je ne vois pas de plus grand intérêt général que d’aider à la prise de conscience sur le dérèglement climatique. Il est irresponsable de la part des journalistes de ne pas réfléchir davantage à la manière de couvrir cette grande question.

Comment concilier le traitement de l’actualité et une réflexion de long terme sur le climat ?

Le journalisme est très efficace pour raconter ce qu’il s’est passé hier, il l’est beaucoup moins pour faire le récit de ce qui va se produire dans dix ans. Pourtant, cela reste du journalisme, car les décisions que nous prenons aujourd’hui auront des conséquences dans les dix prochaines années et au-delà. Il faut trouver le moyen de faire réfléchir nos concitoyens car la classe politique ou les marchés ne sauront pas le faire. Les investisseurs, en revanche, sont capables d’un tel effort : ça les intéresse de savoir ce qui va se passer dans les dix ou les vingt prochaines années.

La nature des relations entre les journalistes du « Guardian » et les entreprises pétrolières a-t-elle changé ?

Non. Nous avons par exemple un rubricard énergie pour qui les compagnies ont beaucoup de respect. A un moment, Exxon a refusé de répondre à certaines de nos questions, estimant que nous n’étions pas impartiaux. Qu’une compagnie qui pèse 300 milliards de dollars [278 milliards d’euros] refuse de nous répondre en dit davantage sur elle-même que sur le Guardian.

Acceptez-vous toujours les publicités des compagnies pétrolières ?

Oui, nous acceptons et, j’en conviens, c’est une vraie question. Je considère que la publicité est la publicité, l’éditorial est l’éditorial. Ce sont deux choses complètement séparées. Au moment où vous commencez à former un jugement sur la publicité, vous franchissez cette ligne de démarcation.

En lançant cette campagne, pensiez-vous être rejoints par d’autres journaux ?

Nos concurrents sont tous focalisés sur les élections législatives du 7 mai. Jusqu’à présent, je n’ai vu aucune réaction de leur part. Au Royaume-Uni, les journaux se vivent comme des adversaires et ils détestent faire des choses ensemble.

23 réflexions sur « Alan Rusbridger, un journaliste qui mérite attention »

  1. Fabrice, le plâtre qui gratte, qui chauffe, qui meurtrit, qui chatouille, qui démange, qui a l’air tout humide, qui coupe, qui pue, qui se fendille par-ci ou par là… il ne sait plus quoi inventer le plâtre…
    Heureusement qu’au moins… il soigne malgré tout !
    Mais, je ne peux pas m’empêcher de me sentir solidaire avec n’importe quel “grand plâtré”… par expérience… commune disons ! Le mien pesait 10 kg! Je me demande toujours comment j’ai tenu 2 X 3 mois avec cette carcasse ! + un an de corset taillé dans un superbe plexiglass orange ultra solide.
    Je me souviens : j’étais en classe de seconde, on se foutait de la gueule du prof de physique et… ne pouvant rester assis que très raide, je ne pouvais plus cacher mes fous rires … et je me faisais régulièrement virer. Pas grave, ces cours étaient des sortes de cours martiaux d’une nullité pédagogique sans limites (je me venge 😉 et là… mes notes en physique devenaient abyssales (depuis, j’adore les abysses !).
    Le plâtre, ça laisse des traces, je l’ai déjà dit : depuis je ne porte que des vêtements amples ! Mais aussi… je n’ai plus jamais eu mal au dos !
    Courage, tiens bon, l’ami 😉

  2. oh ! merci pour le message qui m’a fait rire (pourtant je ne suis pas sans coeur) je vous imagine vous tortiller pour découper un puis deux bouts de plâtre avec la scie du couteau suisse, dont on ne célèbrera jamais assez les services rendus dans les circonstances les plus abracadabrantes,
    pas drôle pour vous mais efficace semble-t-il
    le meilleur est devant …
    cordialement

  3. Oui, l’initiative du Guardian remonte nettement le moral.
    Mais… quelqu’un peut-il expliquer à Alan Rusbridger qu’il ne peut pas dire :

    « Il n’y a pas de sujet plus sérieux que le réchauffement climatique.

    Non, il ne peut pas le dire car il y a un second sujet tout aussi important (même si en partie et en partie seulement lié) :

    La VIème crise d’extinction massive des espèces naturelles de notre planète…

    Ne jamais oublier que problème est double.

    Combien l’Homme est mauvais quand il s’agit de penser à deux choses à la fois ! Parait que les femmes savent mieux faire.
    Vive les femmes 😉
    Et à ce sujet, clin d’oeil à @Porcinette qui me traite de « garçon » sans rien savoir de moi ! Bon, elle a raison mais ça se lit dans la manière d’écrire ? Je ne pense pas…

  4. Coucou,

    Merci Fabrice,

    Tu vas te faire sonner les cloches par les infirmières! 🙂

    Bien a toi, itou toustes,

  5. @ P.P : bien sûr qu’on repère si vous accordez ou non les pp (participes passés 😉 avec l’auxiliaire être ! Les hommes peuvent les voir aussi, pas besoin d’une intuition particulière 🙂

  6. Merci Véro, belle interview aussi. Je retiens le climatologue Kevin Anderson disant « qu’aller moins vite sur la mauvaise route, ce n’est pas du tout pareil que prendre la bonne route ».

  7. et si au lieu de voyager
    on habitait simplement un lieu en en prenant soin
    y aurait pas besoin de toutes ces énergies fossiles…
    Fabrice merci pour vos nouvelles
    je vous souhaite toute la patience nécessaire pour supporter votre plâtre; cela me rappelle quelques souvenirs de plâtre sur le visage suite à un accident c’est vrai que c’est à rendre fou de démangeaisons, parfois même avec la sensation d’être rongé par des vers…
    courage!

  8. Ah oui, Myriam, bien sur, les pp… et le genre des adjectifs aussi.
    Mais je n’accorde pas très bien… le doute plane…

  9. Merci Fabrice pour ce partage.
    Je remarque que Stéphane Foucart fait encore du beau boulot, bravo à lui !

    et bon courage pour le plâtre

  10. Au sujet de la « responsabilité ? » humaine , ce bel extrait du Cosmos et du lotus » de Trinh Xuan Thuan , astrophysicien:

    « Enfant des étoiles, j’ai peut-être ressenti le plus intensément ma filiation cosmique quand j’ai vu pour la première fois les images émouvantes de notre planète bleue flottant dans l’immensité noire de l’espace . Cette filiation fait que nous sommes tous responsables de notre Terre belle et fragile, et que nous devons la préserver de la dévastation écologique que nous lui infligeons . Le poète anglais William Blake a magnifiquement exprimé la globalité cosmique dans un poème visionnaire écrit en 1803 :

    Voir l’univers dans un grain de sable
    Et un paradis dans une fleur sauvage,
    Tenir l’infini dans la paume de sa main,
    Et l’éternité dans une heure .

    L’univers entier est effectivement contenu dans un grain de sable, car l’explication des phénomènes les plus simples fait intervenir l’histoire entière de l’univers . »

  11. Fabrice rien qu’a vous imaginer en train de scier un morceau de votre plâtre en cachette des toubib,vous m’avez fait sourire… Attention certains doivent lire votre blog je crois.
    Merci de continuer à nous informer et rétablissez vous vite.

  12. La jolie prise de position du Guardian sur le changement climatique ne sent pas forcément les roses. Ci-dessous, on embrasse bien fort (sur la derrière) la famille Gates, pourvoyeurs de Monsanto et de vaccins à volonté.
    http://www.theguardian.com/environment/2015/apr/30/dear-bill-gates-will-you-lead-the-fight-against-climate-change?CMP=share_btn_tw
    « …they are one of the good guys. They certainly understand the nature of the climate threat. In their annual letter in January, Bill and Melinda Gates wrote:

    “The long-term threat [of climate change] is so serious that the world needs to move much more aggressively – right now – to develop energy sources that are cheaper, can deliver on demand, and emit zero carbon dioxide.”

    We agree. And we’re asking Bill Gates for leadership on a global problem where leaders are in short supply. »

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