Combien ça coûte (sans M. Jean-Pierre Pernaut)

Patric Nottret m’envoie – merci ! – la copie d’une dépêche de l’AFP consacrée aux vers de terre. Oui, ils existent. Et ils rapportent, dans ce monde où tout doit rapporter quelque chose. Mais combien ? Dans une étude financée par le gouvernement irlandais – « Coûts et bénéfices de la biodiversité en Irlande » – leur valeur économique annuelle est estimée à 700 millions d’euros par an. Versés sans plainte à l’Irlande, depuis un temps infini.

Les vers recyclent sans relâche la décomposition de la planète, libérant, dispersant et du même coup offrant de la nourriture aux sols et aux récoltes. Cette nouvelle qui n’en est pas une m’a fait réfléchir à d’autres considérations, que je mets à votre disposition. Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert les travaux de Robert Costanza, un Américain spécialiste d’une économie incluant la question écologique. Je vous avouerai que je ne sais pas grand chose de lui en dehors d’une étude publiée en 1997 sous son nom (et celui de quelques autres) dans la grande revue Nature.

Si vous lisez l’anglais, regardez donc ce résumé. Et pour tous les autres, voici en quelques mots. Costanza et ses collègues avaient étudié une série de services à nous rendus – gratuitement – par les écosystèmes de notre planète. L’eau par exemple, ou le bois, ou les sols, pour ne prendre que des exemples évidents, sont à notre disposition depuis que l’homme est l’homme. Sans eux, rien. Or, combien coûtent-ils ? Quelle « valeur » économique leur accorder ?

L’équipe de Costanza, après avoir défini 17 services essentiels offerts par la nature, plaçait leur prix, en 1997, dans une fourchette comprise entre 16 et 54 000 milliards de dollars. L’unité est le millier de milliards de dollars. Finalement, le chiffre astronomique de 33 000 milliards de dollars fut retenu. Cela ne dira rien à personne, et c’est pourquoi il vaut mieux le comparer au Produit intérieur brut (PIB) mondial de la même année : 27 000 milliards de dollars. Le PIB, je le rappelle, est la valeur des biens et services produits sur un territoire donné. Pour obtenir le PIB mondial, il faut et il suffit d’additionner le PIB de tous les pays du monde.

Mais, comme on sait, il y a problème. Prenons l’exemple du tremblement de terre japonais de Kobé, survenu au Japon en 1995, peu de temps avant la parution de l’étude de Costanza. On peut parler d’une tragédie : 5 500 morts, des dizaines de milliers de blessés, des destructions estimées à 110 milliards de dollars de l’époque. Pour le PIB japonais, en revanche, une bonne affaire. Car des calculs savants ont montré que les opérations de secours et de nettoyage ont été si coûteuses qu’au total, elles auront dépassé les pertes économiques et monétaires. En somme, ce tremblement de terre a augmenté la « richesse » du Japon. En sera-t-il de même en Chine, frappée par une autre horreur ces derniers jours ? Peut-être. Le PIB est un puits sans fonds.

Et de même, les biocarburants et la déforestation massive qu’ils provoquent, la disparition de la biodiversité, la pollution des eaux, la chasse aux défenses d’ivoire des éléphants sont autant de marqueurs « positifs » de l’activité économique des hommes. Pour en revenir à Costanza, l’étude de 1997 montre grossièrement que la nature offre à l’humanité des « richesses » bien plus grandes que celles que nous pouvons produire. Pas de malentendu : je considère cette manière de considérer le réel comme une maladie mentale.

Penser la beauté, l’harmonie, l’équilibre sous la forme d’une valeur monétaire me donne envie de ruer, et d’hurler. Il faut que nous soyons tombés très bas pour jauger de la sorte le mystère absolu de la vie. Mais comme ce monde n’est pas le mien, mais le leur, je souhaite toutefois dire à quel point je les trouve sots. Car quoi ? Si l’on devait admettre ces mesures et le désastre qu’elles révèlent, il va de soi qu’il faudrait arrêter de détruire, sur-le-champ ! Or pas un ne bouge. Ni Jean-Marc Sylvestre, journaliste de TF1 – et France-Inter – bien connu, dont on sait l’amour pour le capitalisme réellement existant. Ni M. Strauss-Kahn, patron du Fonds Monétaire International (FMI) et socialiste à la manière dont l’ont été Gustav Noske et Alexandre Millerand. Ni l’illustre Jean-Pierre Pernaut, qu’il est difficile de présenter. J’ai vu dans un passé qui s’éloigne certains de ces journaux télévisés qu’il présente depuis 1988. Et j’ai même regardé une heure peut-être de ce chef d’oeuvre franchouillard et beauf qu’on appelle « Combien ça coûte ».

Non, nul ne s’avise de rien. Je vous le dis : nous sommes gouvernés par des imbéciles. Par des idiots violemment imbéciles.

PS : On m’excusera de ne citer que trois noms, quand trois mille auraient été nécessaires. Ceux-là sont les premiers à être sortis du chapeau. Vous compléterez à loisir.

18 réflexions sur « Combien ça coûte (sans M. Jean-Pierre Pernaut) »

  1. Cet exposé, hélas trop bien connu, de la vision des économistes et de leurs succès exprimés en $ fait tout simplement pensé à une expression qui en dit long : VICTOIRES À LA PYRUS… Encore quelques-unes et nous sommes perdus… mais les poches pleines…

    Quand le dernier arbre aura été coupé,
    Quand la dernière rivière aura été empoisonnée,
    Quand le dernier poisson aura été attrapé,
    Seulement alors, l’Homme se rendra compte que l’argent ne se mange pas…

  2. Seulement 3 000 noms ?
    Cela dit, le Système économique mondial étant ce qu’il est (et le conditionnement consumériste qui va avec) seule l’élévation des coûts fera peut-être réagir certains contemporains – mais probablement trop tard ! Le hic, c’est que nous sommes tous dans le même bateau…

  3. Non pas de circonstances atténuantes pour ces « idiots violemment imbéciles » qui nous gouvernent, je ne leur accorderais même pas le bénéfice de l’ignorance ou l’excuse de la « maladie mentale ».
    Il n’y a pas de mots pour qualifier la nullité abyssale dont-ils font preuve. Même l’antique Cléopâtre semblait plus avisée que ces comptables compulsifs. cf : « le seigneur des anneaux » de P. Nottret sur thedifferentmagazine.com

  4. Tant que le monde sera gouverné par la peur et ses dérivés, nous continuerons à pousser cette logique qui nous aliène vers une issue qui ne peut être que fatale. Nos paradigmes sont absurdes et insensés. Notre salut ne peut passer que par une élévation spirituelle à la fois individuelle et collective. Nous en sommes loin. Nous n’avons de cesse de nous en éloigner. Certains lendemains hurleront…
    Si nous savions à quel point l’amour est la forme la plus élevée de l’intelligence… si seulement nous prenions le temps d’écouter notre âme, nous entendrions notre coeur engoncé nous rappeler à quel point nous sommes des êtres merveilleux ! Notre aveuglement est pitoyable. Les conséquences risquent d’être impitoyables.

  5. ça fait réfléchir au présent sur l’avenir du pétrole …

    H2O

    on ne me fera pas croire que si on sait aujourd’hui faire un jouet relativement peu couteux et sans doute sans danger avec cette énergie fondamentale, il n’est pas concevable de rouler (entre autre) avec …
    Le problème, peut-être, est qu’il est difficile de taxer l’eau comme le pétrole …

    http://tinyurl.com/6hejfy

  6. Ce que j’aime, c’est le mot de la fin …

    « En mode de fonctionnement, l’hydrocar vous séduira par une réaction automatique aléatoire : dès que le véhicule rencontre une résistance, il recule et se fraye un nouveau chemin. »

    Cela donne à réfléchir et ,peut-être, à entrevoir une lueur d’espoir …

  7. 12000 fois d’accord Fabrice, si ce n’est plus bien évidemment, sur la valeur intrinsèque de la vie et de la valeur émergente des systèmes (supérieure a la somme de ses composants), donc avec l’idée que la vie est en fait hors de prix. Je dis juste a la décharge de Costanza pour l’avoir lu, écouté et rencontré (c’est aussi un voisin de mon cher Vermont natal, et comme je souffre du gène de la tribalité…) qu’il tente par cette discipline de « ecological economics » de communiquer une idée très complexe (et donc hérétique) a une Amérique a la fois religieusement attachée au commerce, et fondamentaliste et donc simpliste dans sa pensée institutionnelle, donc a un pays désinformé, dans le dénie, et violemment attardé (un pays rappelons -le « créé » dans l’idée même du capitalisme divin et du droit divin a la propriété privée …et a la terre, et au ciel, et a l’espace — quitte au génocide ), un pays pour qui le commerce est une religion , pour qui l’homme , élu de Dieu, est sans rapport aucun avec la nature, etc, etc) ; de leur communiquer donc a ses compatriotes ‘ricians possédés, et surtout à sa classe managériale, toute l’inter-connectivite des économies humaines et de la biosphère, du « capital » humains et des « ressources » naturelles ; des lois de la thermodynamique aussi, de l’impossibilité physique d’une croissance éternelle – et donc de leur présenter a cette fameuse world company une relecture biologique de la (fausse et aveugle) comptabilité habituelle, PIB et autres, conclusion, que nous courrons tous au désastre, donc a la faillite – et vice versa. Je ne pense donc pas, et je le crois sincère, que Costanza tente de prêcher aux convaincus (il est ecolo), je ne pense pas non plus qu’il soit l’émissaire des idéologues de la privatisation, je crois qu’il tente au contraire d’éduquer la classe des hommes d’affaires des states, dans un langage qu’ils pourraient peut-être comprendre– acte somme tout courageux que d’essayer d’engager des fondamentalistes dans un dialogue (!). Si vous le voulez, lire en anglais, l’interview de Costanza ici dans un vieux numéro de Grist http://www.grist.org/news/maindish/2003/04/08/what/#continues …ou il s’explique, oubien l’écouter aux coté de Vandana Shiva dans cette émission de radio, sur la question du bien public, de l’humanité, de l’enfermement des « commons » : http://www.aworldofpossibilities.com/details.cfm?id=235
    Ps : 24000 fois d’accord avec ton analyse du capitalisme qui renait des cendres de tout désastre, de toute catastrophe. C’est tout l’idée du dernier bouquin de Klein, c’est d’ailleurs tout le nihilisme culturel qui s’impose a nous depuis l’avènement de la modernité : que le passé (et par extrapolation, la nature) doivent mourir pour faire place au futur. Pour moi, la citation du siècle, c’est ce lapsus révélateur de Condoleeza Rice au lendemain du Tsunami de 2004 : « nous accueillons cette opportunité ».

  8. c’est un excellent résumé de la situation ! Chez nous , quand on parle d’un idiot, quelque soit son niveau intellectuel, culturel, ect , on dit simplement qu’il manque d’intelligence de coeur . L’amour est la forme la plus élevée , oui . mais l’amour vécu vraiment sans entrave, or à cause d’entraves diverse et variées (poid du passé, espace socio culturel, ect), nous ne percevons le plus souvent que les ombres du réel (merci platon ). nous avons beaucoup de travail, mais avec des résultats à portée de main, si nous ouvrons les bonnes portes .

  9. Après la contribution de david rosane, difficile de dire quelquechose de valable. Mais je vais essayer.
    En fait, il n’est pas utile a priori de jeter l’anathème sur la discipline qui se nomme « économie ». Pourquoi en effet ne pas regarder, parmi les autres sujets d’observation, l’activité humaine et ce qu’on pourrait qualifier (et là je reprend une définition « orthodoxe ») de lutte contre la rareté. Encore faudrait-il que ce soit réellement une science. C’est à dire qu’il faut aussi observer les flux physiques. A posteriori, ceux qui se nomment aujourd’hui « économistes » sont des paraplégiques de la pensée. L’anathème est mérité. Mis à part quelques
    minoritaires : des exceptions, des hétérodoxes, etc.
    Parmi ça, on trouve les travaux qui donnent un prix à la nature (dont ceux de M. Costanza). Ils ne devraient en fin de compte avoir qu’une seule utilité : montrer l’absurdité, l’inanité, la nocivité de cette « école de pensée » qu’est la sacro-sainte économie classique.
    Cependant, le résultat était presque évident. Il n’est pas besoin d’être économiste patenté pour montrer que la nature donne plus que le PIB mondial. En effet, toute activité économique revient à une consommation d’éléments naturels additionnée d’une production de déchets (recyclables ou non). Les travaux du genre de ceux de Costanza permettent soit une remise au cause fondamentale du système, soit d’amuser la galerie. Je pense que c’est surtout la 2e option qui est valable actuellement.

  10. « Nous accueillons cette opportunité » ? Ah oui, un peu comme Siemens qui a pu renaître de ses cendres (enfin, celles des victimes des camps d’extermination) ?
    Chouette, le réchauffement climatique, ça va rapporter gros (vu à la télé hier soir, en Norvège, ces hommes d’affaires qui lorgnent le pétrole et le gaz de l’Arctique) !

  11. De tout temps, « les petits malins » ont su exploiter à leurs profits les mouvements et déséquilibres (bons ou mauvais) qui rhytment la vie de nos sociétés.
    Ainsi, la guerre elle-même a-t-elle rapporté des fortunes (je n’ose parler de la faim dans le monde).
    Pourquoi en serait-il autrement du réchauffement climatique ?
    Tout est question d’opportunité …

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *