Entre chien et loup (quand le loup gagne la partie)

Assez de cris de guerre ! Hier au soir, j’ai oublié les grands malheurs du monde, et même les divagations du Monde Diplomatique. C’est dire. Alors que le jour commençait d’être incertain, alors qu’il rassemblait avant départ ses douces lumières, je me suis mis en route. Direction le fond du vallon, et le ruisseau, donc.

Entre chien et loup ! Y a-t-il plus belle expression ? Je n’en suis pas si sûr. Car elle dit la frontière essentielle entre soi et soi. Entre la liberté et le collier. Entre les sens les plus profonds et les comptes d’apothicaire. Entre la vie et ce qui en tient généralement lieu. Je viens de retrouver, après recherche, un bel extrait des Métamorphoses, du grand Ovide. Le texte complet est d’une longueur extravagante – à nos yeux – d’environ 12 000 vers, dont le début de la rédaction remonterait à l’an 1 de notre ère. Où l’on voit que notre monde d’après Jésus avait pourtant bien commencé.

Ovide, donc. Voici quelques vers en latin, ce qui ne saurait faire du mal, à condition de déclamer dans le vent :  « Jamque dies exactus erat, tempusque subibat,/quod tu nec tenebras nec possis dicere lucem;/ sed cum luce tamen dubiae confinia noctis » . Ce qui veut dire à peu près : « La journée était déjà écoulée, et le moment s’approchait/qu’on ne pourrait appeler ni les ténèbres, ni la lumière;/car bien qu’éclairé encore, cet instant est bien proche de la nuit ».

Hier au soir, donc, le vallon, le ruisseau, alors que les ombres dissolvaient une à une les ombres. Il ne peut y avoir  plus beau que marcher dans le noir qui gagne. Je faisais donc bien partie de cet air encore chaud et de tous ces animaux si proches. Où étaient-ils, d’ailleurs ? Je n’ai pas voulu déranger, et j’ai seulement rencontré un ver luisant, qui appelait sa belle. Puis entendu un froufrou dans les pins sylvestres, qui pouvait être celui d’une chouette hulotte. Enfin suivi quelques minutes le pas gracile de quelque mammifère circulant dans la litière des feuilles anciennes. Un renard ? À l’oreille, on eût dit qu’un enfant de moins de dix kilos sautillait par-delà la ligne des arbres.

Le plus enivrant, hier en tout cas, n’était pas là. L’ivresse était dans l’air, dans l’odeur folle et furieuse des airs surchauffés par l’été. Je suis hélas incapable de vous décrire ce festin. Plus haut, les chênes pubescents et les pins relâchaient leur respiration, libérant l’essence du jour enfui. Plus bas commençaient les frênes, puis les peupliers, puis les aulnes, puis les saules du bord de l’eau. L’humidité, vous le savez comme moi, est comme un alambic géant qui remue, mélange, et change tout ce qui passe à portée.

Aussi bien, à un moment, la terre, la feuille, le bois, les herbes, la pierre formaient des vagues. Des ondes perpétuellement neuves et différentes, dont le ressac me secouait comme si j’étais devenu une paille. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, quand on laisse derrière soi son uniforme social. C’est bien à un fétu que l’on ressemble. Un presque rien. Quasiment tout. Un lumignon intérieur, une microscopique présence au monde, quand celui-ci est devenu l’univers.

16 réflexions sur « Entre chien et loup (quand le loup gagne la partie) »

  1. LE LOUP ET LE CHIEN

    Un Loup n’avait que les os et la peau ;
    Tant les Chiens faisaient bonne garde.
    Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
    Gras, poli , qui s’était fourvoyé par mégarde.
    L’attaquer, le mettre en quartiers,
    Sire Loup l’eût fait volontiers.
    Mais il fallait livrer bataille
    Et le Mâtin était de taille
    A se défendre hardiment.
    Le Loup donc l’aborde humblement,
    Entre en propos, et lui fait compliment
    Sur son embonpoint, qu’il admire.
    Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
    D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
    Quittez les bois, vous ferez bien :
    Vos pareils y sont misérables,
    Cancres , haires , et pauvres diables,
    Dont la condition est de mourir de faim.
    Car quoi ? Rien d’assuré, point de franche lippée .
    Tout à la pointe de l’épée.
    Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin.
    Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
    Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens
    Portants bâtons, et mendiants ;
    Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
    Moyennant quoi votre salaire
    Sera force reliefs de toutes les façons :
    Os de poulets, os de pigeons,
    ……..Sans parler de mainte caresse.
    Le loup déjà se forge une félicité
    Qui le fait pleurer de tendresse.
    Chemin faisant il vit le col du Chien, pelé :
    Qu’est-ce là ? lui dit-il. Rien. Quoi ? rien ? Peu de chose.
    Mais encor ? Le collier dont je suis attaché
    De ce que vous voyez est peut-être la cause.
    Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
    Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?
    Il importe si bien, que de tous vos repas
    Je ne veux en aucune sorte,
    Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
    Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »

    jean de Lafontaine

  2. Merci pour tes impressions, Fabrice. C’est beau. La nature nous fait un bien incroyable lorsqu’on prend le temps de s’y plonger.

    J’ai reçu « Les cahiers de St-Lambert ». Encore merci pour cette revue si claire et bien faite !

  3. Hacène,

    On a autour de 600 abonnés, ce qui dépasse, pour l’heure, nos attentes. Donc, cela continue. Pour le moment. Tu veux t’abonner ? Bien à toi,

    Fabrice Nicolino

  4. Mais je suis abonné !!! (comme je te l’avais dit dans un mail d’ailleurs ! 😉 ) Depuis ton papier…

    Stan !!! Je ne suis jamais allé à Rungis et je suis un bon fils ! 😉

  5. @ Stan , Lambert et sa mob ! Souvenirs de bras de fer , de pokers et de geuzes , des squares où l’on lambine . A minuit tous les chats sont noirs . On récite du Rimbault et concours idiots pour être bien sûrs . L’immortalité tel un fait avéré . Rendez-vous dans vingt ans , ce sera l’an 2000 !
    @ Fabrice, très bonne nouvelle . Une responsable du CCFD m’a envoyer la pub par mail, je lui ai confirmé l’utilité et la qualité des cahiers .

  6. Les jeunes hirondelles semblent avoir quitté le nid . J’ai siffler doucement, juste en dessous , mais cette fois, aucune paire de billes noires ne m’a dévisagée avec curiosité . Hier déjà, elles s’élançaient , chantant de joie et de surprise .
    Aujourd’hui, elles s’élevaient en piqué vers le ciel, planaient un temps , tentaient vingts figures nouvelles, et savouraient leurs victoires en improvisant quelques notes à leurs gloires . Icare(s) aux duvets tout neufs, elles réalisaient , comblées et libres , le don qui leur est destiné . leurs premiers vols toujours me grise .
    Aperçu aujourd’hui également , là où on ne les attendait pas, deux beaux chardonnerets .

  7. quelques instants de rêverie féerique;
    je viens de finir de dévorer le journal de Pascal Wick, une merveille, d’autant plus qu’il a longtemps gardé dans les montagnes des Alpes Maritimes en des lieux qui me sont chers, proches et familiers…
    encore un grand merci Fabrice.

  8. Hello Fabrice

    joli texte reposant, où le ver luisant appelle son beau, car c’est elle qui brille, pas lui. Lui il vole, à la recherche de la douce lumière de sa belle. (on dirait du Cabrel non?:-)
    amitiés
    Jean

  9. Cher Jean,

    Ravi d’avoir de tes nouvelles ici. Tu n’es pas obligé de le croire, mais là où je suis, il m’arrive de penser à toi, car je me demande alors ce que tu ferais, où tu te placerais au crépuscule pour voir passer les bêtes.

    En attendant, le bête, c’est moi. La belle, bien sûr, et pas le beau ! Amitiés,

    Fabrice Nicolino

  10. entre chien et loup,entre le prisonnier des hommes et la bete libre comme le vent.Tres beau texte de la lafontaine qui était tres lucide.

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