Ces pékins bien nourris (retour de manif)

Pour Marie-Pierre, pour Les Issambres, pour la Panhard et la Frégate, et pour l’enfance qui ne passera jamais

Cela n’a rien à voir, je suis sérieux. Ce n’est qu’évocation, ce n’est que pur et simple sautillement de l’esprit. Il ne me viendrait pas à l’idée de mêler pour de vrai la personne d’Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne à nos petits tracas domestiques. Je sais par ailleurs à quel point ce dernier est mal connu, calomnié au-delà de sa mort, traité comme un malpropre, un calotin orthodoxe, un ennemi du progrès, bien pire encore.

Moi, que voulez-vous, je l’aime d’un amour fraternel qui ne me quittera qu’au moment du trépas. Je ne connais que bien peu de textes littéraires, politiques, moraux, historiques qui puissent seulement oser la comparaison avec L’Archipel du Goulag. Les trois tomes de ce livre capital entre tous ont été un peu achetés il y a trente-cinq ans, et bien moins lus. Ils résument pourtant tout ce qu’un homme digne du nom a besoin de savoir pour affronter le grand large de la vie. Si je devais un jour conseiller un viatique, ce serait probablement celui-là. Car il mêle la révolte incandescente à la soumission, l’horreur du Bour – le cachot – à l’extrême beauté de l’évasion. La liberté à l’abjection. La fraternité à la trahison la plus vile. Où trouverait-on pareil résumé de l’aventure humaine ?

Je ne me fais pas d’illusions. La doxa parisienne, l’absence de pensée française ont condamné à la mort symbolique Alexandre Issaïevitch. Ici même, je crois que certains ressortiront des calembredaines sur le compte de ce héros de l’homme. Je m’en fous bel et bien, soyez-en certains. J’ai la chance insigne de ne pas rechercher la popularité. Qui veut me lire le peut. Et qui ne le veut m’oublie. Je suis parfaitement à l’aise avec cet arrangement.

Ce qui ne m’empêche pas de vous parler, à vous, qui me lisez en ce moment. Pourquoi évoquer cette figure-là alors que je souhaite dire deux mots sur la manifestation parisienne contre la réforme des retraites, à laquelle j’ai donc participé ? Pas de rapport ? En effet, pas de rapport. Mais le plus simple est de vous citer un morceau de la page 194 du tome 3 de L’Archipel, dans son édition de 1976 (Le Seuil). Voici :

«“Tuez les mouchards !”, le voilà, le maillon ! Flanquez-leur un coup de couteau dans la poitrine ! Fabriquons des couteaux, égorgeons les mouchards, le voilà le maillon ! Aujourd’hui, tandis que je suis en train d’écrire ce livre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères, et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur, telles des étoiles perçant à travers les nuages : on ne saurait rien obtenir en ce monde par la violence ! Glaive, poignard, carabine en main, nous nous ravalerons rapidement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et il n’y aura plus de fin…

Il n’y aura plus de fin…Ici, assis à ma table, au chaud et au net, j’en tombe pleinement d’accord.

Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien, mis sur soi quatre numéros, tenu les mains derrière le dos, être passé à la fouille matin et soir, s’être exténué au travail, avoir eté traîné au Bour sur dénonciations, foulé aux pieds plus bas que terre, pour que là-bas, au fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l’effet d’un bavardage de pékins bien nourris ».

Je vous l’avais dit et le répète, sans espoir pourtant d’éviter les malentendus. La réalité du Goulag n’a évidemment rien à voir avec la nôtre. Mais ce passage a toujours résonné en moi avec une force particulière. Car il exprime admirablement l’ambivalence existentielle qui tient tant d’hommes, dont je suis. Hier, revenant de la manif, j’ai croisé à la sortie du métro Daniel, un voisin que j’aime vraiment bien. Et nous avons évoqué ensemble la grandiose perspective d’un embrasement. D’un sursaut vrai. D’une grève absolument générale contre ce gouvernement indigne, jusqu’à ce qu’il tombe.

Le verrai-je ? Le verrons-nous ? Chi lo sa ? Mais en rentrant, j’ai également pensé à Alexandre Issaïevitch, comme vous voyez. D’un côté, ma raison et mon expérience me situent sans détour dans le camp de la non-violence. Bien sûr ! Comment donc ! Pardi ! Nous n’obtiendrons rien, par elle, qui puisse nous élever au-dessus de nous mêmes. Mais comme c’est vrai ! D’un autre côté plus physique, plus essentiel peut-être, je suis porté à l’affrontement direct. Je voudrais tant signifier jusqu’où monte en moi le dégoût de ce monde et de ses maîtres. Les petits comme les grands. Les ministres français comme les patrons de BP. Le constructeur indien de bagnoles Nano comme notre philosophe de poche BHL. Le roi du soja brésilien, le gouverneur Blairo Maggi, comme madame Laurence Parisot. Le désormais « philanthrope » Bill Gates comme madame Christine Lagarde, qui sommait il y a trois ans la France d’arrêter de penser *.

Je passerai le reste de cette matinée du 25 juin 2010, alors que chantent les oiseaux à ma fenêtre, à penser à Alexandre Issaïevitch. Et à tous ces « pékins bien nourris » qui nous entourent.

* Le 10 juillet 2007, Christine Lagarde déclare devant l’Assemblée nationale : « Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense (…) C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches ». L’italique est dans le texte distribué par les services de la ministre.

 

22 réflexions sur « Ces pékins bien nourris (retour de manif) »

  1. Je n’y étais pas. Pas le temps ? des excuses ! Pas l’envie, peut-être. Ai-je tord ? Surement ! La marche. Que j’aime marcher!!! Descendre du train, marcher vers la gare….nous sommes en colère…ces crétins s’en contre fiches et nous regardent de haut. Pauvre France.

    « notre philosophe de poche BHL », désolé je n’ai pas de poche.

  2. Il va falloir que la situation se dégrade beaucoup
    plus, mais vraiment beaucoup ,pour que les pékins bien nourris que nous sommes , montrent vraiment les dents…
    Pour l’instant nous défilons en pékins bon-enfants !

  3. Oui, la violence n’apporte rien de bon, oui, la violence vient en premier lieu de la bêtise, du cynisme, du mépris et de l’ignorance de ceux qui soit disant nous « gouvernent ». Sans les violenter à notre tour, il faut leur foutre la sainte trouille, les secouer, et cesser de les considérer comme des puissants, mais comme de grands malades enferrés dans leur pathologie égoïste et autiste, victimes de leur pulsion de cupidité. J’aime beaucoup l’approche de « il faut sauver les riches ». Et hier, dans le quartier si bourgeois de Bordeaux, cours de l’Intendance, quel plaisir de planter mes yeux vers ceux des étages qui nous regardaient prudemment de leurs fenêtres d’appartements cossus, de leur faire un signe de la main pour qu’ils se joignent à la manif, et de leur crier « les riches dans la rue avec nous, les riches soignez-vous, donnez tout ! » ça fait du bien ! Il faut faire peur, mais une bonne peur bienveillante qui incite à se rendre compte qu’il y a un grave problème, à aller vers l’autre, donner, partager, et éviter que ne s’installe une peur réactionnaire : tant de monde a peur de l’inconnu, tant de monde se raccroche au vieux monde qui s’écroule. Il faut nous aider et aider les riches à se guérir de leur obsession de contrôle et de saisie de richesse. C’est le bien être de la vie, de la nature et des autres la vraie richesse.

  4. Chère Jeanne,

    Bon, comment dire ? Syndicale, mais (un peu) combative, attendue le plus souvent, mais – m’a-t-il semblé – pleine d’une énergie vraie. Je me méfie de mon jugement, car je dois avouer, même s’il n’y a pas besoin, que je crois à quelque chose d’important en septembre. Mais je le crois parce que je le souhaite.

    À part cela, le Cap en plein soleil ? Bises,

    Fabrice

  5. Jérome, bon, ok pour les riches, mais quid de la masse consommatrice qui se ruera chez Ikea qui est en train de bétonner, bétonner, bétonner et pas sur des friches industrielles..et celle qui occupe les centres commerciaux le samedi avec 4/4 poussettes et caddies remplies à ras?

  6. Les riches sont de dangereux prédateurs qui n’hésiteront pas à nous bouffer tout cru si ils en tirent un avantage et surtout si cela leurs permet de rester encore plus riches.

    sophie

  7. je n’attends vraiment rien d’eux je m’en méfis.

    et pour ceux en 4/4 et caddie rempli à rabord et bien regardez les bien generalement ils sont aussi bien rempli que leur caddie et le pire c’est qu’ils ne s’en apperçoivent pas .

  8. C’est bien là le pb de la France: on pourfend les riches pour leur prendre leur argent et devenir riches à leur place.
    J’ai une amie qui dit que le pb des syndicats, c’est qu’ils veulent que les ouvriers aient la même BMW que le patron.

  9. Lire ,penser ,avoir des opinions ne suffisent pas c’est sûr.
    Comme voter seulement ne suffit pas, ni manifester seulement.
    Le recours ne doit pas être la violence;
    je rêve de mises en regard parlantes pour les aberrations « économiques » ( morales?) actuelles du style :indiquer en années de smic les émoluments de nos « haies-lithes »,des pédégés divers qui en une seule année touchent ce qu’un ouvrier met 150 ans à gagner etc .
    Bref comme dirait ,je crois, MJ Mondzin, que nous soyons de plus en plus nombreux à « PENSER LES VISIBILITES » du réel de façon désintéressée pécuniairement avec la force des armes utilisées par le marketing pour vendre et faire de la com’.
    Peut-être que portées à la lumière les aberrations tombent(cf certains épiphénomènes havanais à 12 000 euro) Suis-je trop optimiste? Pouvons-nous ?

  10. Nous retroussons donc nos manches, et les lames ne sont effectivement pas nécessaires pour cela .
    Un ami qui m’est cher à porté un costume rayé dans un camp au sommet du quel trône encore les mots « arbeit macht frei » .

    Aujourd’hui, il se ballade de classe en classe pour raconter l’irracontable et il conclu toujours ainsi « je suis devenu libre de ma violence, le jour où j’ai compris qu’un salaud sommeille en chacun de nous . Nous avons tous en nous la possibilité de devenir , au prétexte de n’importe quoi, un salaud, un monstre . Seul le choix de ce que nous choisissons d’être chaque jour ,fait la différence . »

    Inutile de préciser que cet ami est un grand humaniste . C’est certainement parce que j’ai grandi tout près de lui que je porte en étendard la non-violence . Etre homme, cela se mérite .

  11. Il faudrait parler gentiment aux responsables de BP! vilains garçons! pourquoi avez-vous pris ce risque! vilains! bêee! allez faire votre régate!
    Sinon il y a un scandale passé en toute banalité dans notre douce et humaine France, pays d’humanistes: mais attention c’est du fait divers..en prison pour purger sa peine, on peut se faire tuer à coups de pieds et de poings; par son co détenu (qui clame sa dangerosité..dans le désert..), et en plus se faire manger un morceau de poumon! Nul ne viendra à votre secours!
    Ni démission de ministre(!!!!), de directeur pénitentiaire. faut dire ce n’était qu’un vague détenu; et sa famille ne doit pas valoir grand chose dans l’échelle du respect . c’est écoeurant!

  12. Un petit rajout : non-violence ne signifie pas soumission . je n’ai pas pu venir à la manif , mais j’en avais réellement envie ainsi que trois de mes collègues . J’imagine que l’on peut multiplier ainsi le nombre de sympathisants par deux ou trois , en comptant tous ceux qui étaient « d’astreinte » .

    Nous pouvons également marquer nos désaccords en utilisant le droit français, et la non-coopération .

    les cigares de Christian blanc, c’est peanut’s comparé au reste (mais bravo et merci au « canard enchaîné » pour ses prises de risques et sa volonté farouche d’informer ): les études de constructions sur des terrains non-constructibles menées en force par les membres de ce gouvernement , entre autre .

    A titre d’exemple, celle concernant le circuit de Formule 1 qui devait voir le jour à Flins a coûté officiellement (donc doublez au moins la mise) 12 millions d’euros .
    Douze millions d’euros d’impôts pour une étude sur un projet qui ne verra jamais le jour ! Combien d’autres ?

    Par ailleurs, je recommande fortement le bouquin « la peau du cul » écrit par un médecin , qui dénonce les détournements de fonds de la sécurité sociale par les patients, mais également les établissements, les directions, les médecins . Je vous préviens, il est dur à trouver !

    Il y a du fric, il suffit d’arrêter de la détourner .

  13. Oui, Fabrice, le Cap en plein soleil ! Et en pleine chaleur. Ce matin, quel délice, ce petit marché traversé à 7 heures pour aller travailler ! Le bruit des mâts, les marchands qui s’installent, des sourires sur les visages et des fourmis sans doute dans toutes les pattes, un petit vent encore frais sur la nuque….

    Pour en revenir à la retraite et donc au travail, quel malheur que d’avoir dû ensuite aller m’enfermer ! Ça vaut quand même le coup de se battre pour finir le plus vite possible, non ?

    Bises aussi, eveljust

    PS : la mer est à 17° ! Pour nous, c’est l’pied !

  14. Je préfère le recours à la violence plutôt que l’émasculation de tout un peuple aurait dit Gandhi. mais sa manière de penser l’action non violente reste un exemple pour moi, combien même je suis sensible à ton article et dans l’énervement du aux colères intérieures engendrées par l’infecte ambiance du moment et l’insulte peramanente.
    Merci pour m’avoir donné envie de lire l’archipel du goulag.

  15. @Alain :
    « J’ai une amie qui dit que le pb des syndicats, c’est qu’ils veulent que les ouvriers aient la même BMW que le patron. »

    Je suis assez d’accord avec ça.

    Et, je me plais à relire de temps en temps ce passage d’un petit livre que j’ai chez moi :

    « Tout mouvement social rencontre comme premier
    obstacle, bien avant la police proprement dite,
    les forces syndicales et toute cette microbureaucratie
    dont la vocation est d’encadrer les luttes. Les
    communes, les groupes de base, les bandes se
    défient spontanément d’elles. C’est pourquoi les
    parabureaucrates ont inventé depuis vingt ans les
    coordinations qui, dans leur absence d’étiquette,
    ont l’air plus innocentes, mais n’en demeurent pas
    moins le terrain idéal de leurs manoeuvres. Qu’un
    collectif égaré s’essaie à l’autonomie et ils n’ont
    alors de cesse de le vider de tout contenu en en
    écartant résolument les bonnes questions. Ils sont
    farouches, ils s’échauffent ; non par passion du
    débat, mais dans leur vocation à le conjurer. Et
    quand leur défense acharnée de l’apathie a enfin
    raison du collectif, ils en expliquent l’échec par
    le manque de conscience politique. Il faut dire
    qu’en France, grâce notamment à l’activité forcenée
    des différentes chapelles trotskistes, ce n’est
    pas l’art de la manipulation politique qui fait défaut
    dans la jeunesse militante. De l’incendie de
    novembre 2005, ce n’est pas elle qui aura su tirer
    cette leçon : toute coordination est superflue là où
    il y a de la coordination, les organisations sont toujours
    de trop là où l’on s’organise. »

    « Saboter toute instance de représentation. »
    L’insurrection qui vient, ed. La fabrique 2007, p.211

  16. Concernant les syndicats :

    Et là ça me fait carrément rire, la farce faite aux « gros lards des syndicats » (*), aux « trognes vinées » ou à la « merde syndicale » ou encore la « police syndicale » en 1977 lors de la fête du travail.

    Une banderole immense affichant « Fête de l’aliénation » dont la mise en place est décrite dans ce texte :
    http://palim-psao.over-blog.fr/article-bonne-fete-le-travail-49557563.html

    😀

    (*) : expression reprise du groupe Krisis (Théorisation de refus du travail : le Manifeste de Krisis)

  17. Lionel

    Merci pour ce lien. Voilà qui remet en cause de la centralité du travail dans notre société et ça fait plaisir.

    René.

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