Je sens bien qu’on ne me croira pas, mais au fond, qu’importe : je ne cherche pas à me fâcher avec l’UICN. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) est un machin de plus, qui n’est pas le pire. En 1945, à la sortie de la guerre mortelle contre le fascisme, tout le monde y allait de son utopie universaliste. On sait la chanson de cette époque-là, qui avait déjà tourné la tête après 1918 : plus jamais ça. Plus de guerre, plus de massacre, plus d’affrontements meurtriers entre peuples frères.
L’Europe, qu’on confondait alors avec le monde, méritait mieux que cela. Il fallait donc des institutions, meilleures que cette SDN (Société des nations) qui avait si lamentablement échoué à entraver Hitler et ses plans criminels. D’où l’ONU, la FAO, l’accord dit de Bretton Woods, la Banque mondiale – appelée alors Banque internationale pour la reconstruction et le développement – et l’UICN. Entre autres.
Créée en 1948 à Fontainebleau – cocorico -, l’UICN rassemble 83 États, 114 agences gouvernementales, au moins 800 ONG et davantage que 10 000 experts et scientifiques du monde entier. Bon, osons le mot : c’est une formidable bureaucratie. Qui, comme telle, encombre le tableau et prend bien plus de place qu’elle ne le mérite. En France, le comité national est présidé par un homme que je connais et que j’estime, François Letourneux, ancien haut fonctionnaire au ministère de l’Écologie, ancien directeur du Conservatoire du Littoral.
Je me rends compte à l’instant, alors que j’ai discuté bien plus d’une fois avec lui, que j’ignore quelles sont ses opinions politiques partisanes. Preuve, si besoin en était, que je m’en fous. En tout cas, le réseau mondial UICN est réuni à Barcelone ces jours-ci, pour un congrès de plus dans la litanie des rendez-vous absurdes en défense de la biodiversité.
Celui-là bat tous les records, et c’est normal, car la situation n’a jamais été pire. Peut-être avez-vous lu quelques titres dans la presse qui vous convient (un aperçu ici). Je refuse de vous noyer sous les chiffres. Disons simplement, pour ce qui concerne les mammifères – nous en sommes, savez-vous ? -, qu’un sur quatre est menacé d’extinction. Peut-être même, car on ignore bien des choses, 36 % au total.
Jamais depuis 65 millions d’années – autant que nous pouvons le savoir – la vie n’a été à ce point menacée sur terre. Et jamais – je l’espère du moins – nous n’aurons entendu autant de baratin sur un sujet aussi grave. À Barcelone, au congrès de l’UICN, entre autres imbécillités – voyez comme je sais me tenir -, on aura entendu évoquer la naissance d’un indice Dow Jones de la biodiversité. Je ne ricane pas à cause du krach en cours, qui donne fatalement de curieuses couleurs à cette trouvaille calamiteuse, non. Mais parce que mettre la nature, sur quoi tout repose, au rang de l’économie, mère de toutes les tragédies, c’est comme annoncer qu’on a renoncé à lutter. C’est comme servir de guide aux braconniers pour tuer les dernières merveilles du monde.
À Barcelone, et j’arrête là, car la nausée me vient, on aura vu aussi Veolia Environnement devenir partenaire du Comité français de l’UICN. L’ancienne Générale des Eaux est une transnationale des métiers dits de l’environnement, qui gagne de l’argent, beaucoup d’argent, en prouvant chaque matin que l’eau est un bien privé, en tout cas privatisable. À ma connaissance, l’ancien patron de la Société Générale – celle qui nous réserve tant de belles surprises -, Daniel Bouton, fait toujours partie de son Conseil d’administration.
Qu’est-ce qui cloche avec l’UICN ? Mais la liberté, bien sûr, la démocratie, la vie, le changement, le coup de torchon ! L’UICN est l’héritière d’une tradition aujourd’hui plus désuète que le drapeau à fleur de lys : celle des sociétés savantes. Pendant un bon gros siècle, à partir du milieu du XIXème siècle, des professeurs dignes entre tous, certains admirables et d’autres pontifiants, ont monopolisé le discours public sur la nature et sa protection. La société les ennuyait, en laquelle ils ne voyaient qu’aveuglement et ignorance. lls régnaient. Sur un monde immobile à jamais. Sur une terre qu’ils seraient seuls à parcourir. À jamais.
La crise écologique brutale où nous sommes plongés rend ridicule toute l’institution. Laquelle, ayant grossi, a besoin de toujours plus d’argent qui lui est donné par ceux-là mêmes qui organisent la destruction ou l’autorisent : l’industrie et les États. C’est pourquoi l’UICN est à mes yeux définitivement incapable de parler de la nature et de la biodiversité en notre nom commun. À la suivre, nous pérorerons encore jusqu’au moment où nous serons seuls dans la cage, face à quelques arthropodes.
Nous sommes les contemporains d’une crise jamais vue depuis des dizaines, peut-être des centaines de millions d’années, et il faudrait suivre le chemin indiqué par les vieilles barbes du temps jadis ? Je sais que ce n’est pas agréable à lire, et je redis mon estime pour Letourneux, non pour des raisons diplomatiques. Je le sais sincère. Mais il est temps de faire la sociologie, l’histoire et même l’ethnographie des associations dites de protection de la nature. Il est temps d’être rebelle, il est temps de dynamiter, ce n’est plus l’heure des falbalas. Le moment est venu d’agir, ce qui n’a strictement rien à voir.