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L’hydrogène, cette énergie qui leur va si bien

Revenons sur cette belle et grande nouvelle : Chemours va investir 200 millions de dollars (185 millions d’euros) pour une nouvelle usine chez nous, dans l’Oise. N’entrons pas dans la technique, et retenons que cela servira à fabriquer de l’hydrogène. Une courte précision : Chemours, c’est anciennement DuPont, une entreprise de la chimie exemplaire. On lui doit – la liste réelle est sans fin – la moitié de la poudre utilisée pendant la guerre de Sécession américaine, à peine moins pendant la Première guerre mondiale – côté américain -, la mise au point de nombreux plastiques, dont le Nylon et le Teflon, de pesticides, le plomb ajouté au bagnoles avec Exxon et General Motors – des millions de morts -, la première bombe atomique, avec quelques autres acteurs.

Or donc, d’excellentes personnes, attentifs au sort commun. Qu’en est-il à propos de l’hydrogène ? L’une des cheffes de Chemours, Denise Dignam, nous dit tout : « [nous avons] choisi d’investir 200 millions de dollars en France car nous avons senti un véritable alignement entre ce que nous voulons faire et ce que le gouvernement français veut faire ». Elle veut parler du vaste plan hydrogène lancé par Macron et ses petits amis, qui ont décidé d’injecter 2,1 milliards d’euros dans cette nouvelle filière. Lemaire, qui aime tant les mots qui ne veulent rien dire, promet que la France sera le « leader européen de l’hydrogène décarboné en 2030 ».

Il est dur d’écrire d’aussi grands personnages que ce sont des charlatans, mais enfin, c’est vrai. On ne détaillera pas ici pourquoi l’hydrogène est la plus belle opération de désinformation depuis des lustres, car il y faudrait un livre. Concentrons nos binocles sur un point : comment produit-on de l’hydrogène ? C’est bête comme chou, mais il y faut de l’énergie. Dans le monde, 96% de la production d’hydrogène est obtenue à partir des fossiles habituels : gaz surtout, mais aussi pétrole ou charbon (1). C’est de très loin le moins cher.

Autrement exprimé, et pour des décennies pourtant décisives pour le climat, produire de l’hydrogène aggravera le dérèglement en cours. Tout repose sur une arnaque sémantique qui rappelle de nombreux artifices passés de l’industrie mondiale. Comme par exemple le « développement durable », l’« écoresponsabilité », la « compensation carbone », l’« économie circulaire », la « transition écologique », les taxe et crédit carbone, etc. Autant d’expressions visant à continuer comme avant – le « développement durable », c’est le développement qui va durer – en habillant l’opération de jolies plumes multicolores dans le cul. Il ne s’est jamais agi de tailler dans la consommation d’énergie et la prolifération des objets matériels, mais en l’occurrence, de décarboner. C’est-à-dire d’utiliser un hydrogène qui n’émet pas de carbone, en effet, en laissant tout l’honneur aux énergies fossiles qui l’auront fabriqué.

En France, et les zécolos officiels et de pacotille s’en foutent bien, l’hydrogène sera massivement produit à partir de l’électricité nucléaire. La garantie que les EPR seront bel et bien construits, malgré le désastre de leurs chantiers en France et en Finlande. L’hydrogène, c’est le nucléaire pour aujourd’hui, demain et après-demain. Une dernière avant de se quitter : la farce macabre du Gaz naturel liquéfié (GNL). C’est leur nouvelle coqueluche. Total vient de mettre en service son terminal d’importation de GNL en Allemagne, sur la Baltique. Pour contourner les risques géopolitiques des gazoducs, on fait venir du GNL par bateau depuis le Qatar ou les États-Unis. Ce GNL, dont on rappelle qu’il sert à fabriquer de l’hydrogène, émet deux fois et demi plus de CO2 que celui des gazoducs et les États-Unis ont multiplié par trois son exportation vers l’Europe. Or, le GNL américain vient essentiellement du gaz de schiste, qu’on imaginait banni de France. Et c’est ainsi que, par l’opération du Saint-Esprit, l’hydrogène apparaît comme le sauveur de leur monde en perdition. Abracadabra.

(1) https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/production-de-lhydrogene

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L’homme qui aimait (tant) l’oiseau.

Inutile de mentir, c’est (aussi) du copinage. Je m’honore de connaître Michel Munier, et son fils, l’immense photographe Vincent. Mais cela ne suffirait pas, de loin, à parler, de son livre extraordinaire sur le Grand Tétras, ce Grand coq de bruyère qui est en train de mourir dans les Vosges, patrie définitive de Michel. Ce bel oiseau est une relique des dernières glaciations, un survivant achevé par le tourisme et le dérèglement climatique.

Un jour de l’hiver 1969, «  équipé de mes longs skis, je m’engage (…) dans le sous-bois, glissant dans une poudreuse qui nous absorbe parfois jusqu’aux genoux. Le silence m’impressionne, lourd, étouffé, comme dans une grosse bulle ouatée, loin des hommes. Dans cette blancheur infinie, seule une partie des troncs des grands arbres marque notre horizon de bandes verticales. Nous faisons une pause, quand un bruit soudain, sourd, brise le silence. À moins de vingt mètres de nous jaillit une masse noire. Elle plonge vers le bas de la pente abrupte en glissant adroitement entre les troncs. La neige des branches secouées par cette fuite continue de tomber une fois la silhouette évanouie. Nous restons silencieux, le regard fixé sur les cimes. Georges me dit : « C’est un coq de bruyère. »
Un coq de bruyère ? Ce nom m’est inconnu ».

Il ne va pas le rester. Le coq deviendra l’épicentre de sa vie, qui lui fera passer des centaines de nuits en forêt, couché en plein hiver dans son sac de couchage, sous un sapin, à attendre le signe. Pas une heure ou deux, mais six, mais huit, mais dix, mais dix-huit. Ce n’est pas une rencontre, c’est une absorption. De Michel par le Grand Tétras. Au printemps 1973, il assiste ébahi à la première parade nuptiale : « Le chanteur le plus proche de moi accélère la cadence de son chant et, soudain, dans une déchirure de ce brouillard ténébreux, il se dévoile: fantôme des brumes! Son corps sombre et trapu est rehaussé par de longues et nombreuses rectrices, les grandes plumes de sa queue, dressées en forme de roue ».

La suite est dans ce grand livre. Qui fait pleurer, je vous en préviens, car il marque la fin d’une somptueuse féérie. Il reste moins de dix Grands Tétras dans les Vosges.

L’oiseau-forêt, par Michel Munier, avec photos. Éditions Kobalann, hélas un prix élevé de 35 euros.

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Lueur de brin de paille au Brésil*

Un brin d’espoir au Brésil ? On a tant envie d’y croire qu’on y croit. Lula, revenu au pouvoir après la chute de Bolsonaro, a comme l’on sait pris deux décisions magnifiques : la nomination de Marina Silva à la tête d’un vaste ministère de l’Environnement et du changement climatique, et celle de Sonia Guajajara une Indienne, comme ministre des Peuples autochtones.

L’eau semble – semble – avoir coulé sous les ponts depuis que le Lula de 2010 soutenait l’élevage industriel, les bio nécrocarburants et les barrages hydro-électriques en pleine Amazonie. Les deux femmes étaient alors aux avant-postes du combat écologiste. Sur le papier pour le moment, c’est un sans-faute. L’objectif, dont ne déviera pas Marina, est de parvenir à la fin de la déforestation d’ici 203O, et nul doute qu’elle démissionnera – elle l’avait déjà fait en 2008 – si Lula change de cap.

La ministre vient de déclarer au journal Folha de S. Paulo (1) que certains émeutiers fascistes qui ont envahi le Palais présidentiel le 6 janvier viennent de « secteurs liés à la déforestation, à l’accaparement des terres, au trafic de bois, à la pêche illégale, à l’exploitation minière illégale ».

Faut-il le rappeler ? Des dizaines de défenseurs de la Grande forêt sont assassinés chaque année au Brésil, profitant d’une impunité quasi-générale, et pas seulement sous le règne maudit de Bolsonaro. Est-ce que cela peut changer ? Marina le croit, qui assure sur son compte Twitter : «  C’est le Brésil qui sort de la condition humiliante de paria devant le monde ».

*L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable (Verlaine)

(1) https://www1.folha.uol.com.br/ambiente/2023/01/turba-enfurecida-em-brasilia-esta-ligada-a-crimes-na-amazonia-afirma-marina-silva.shtml

Connaissez-vous l’agrivoltaïsme ?

Figurez-vous que je découvre l’ampleur de ce nouveau problème. Son nom est un défi à la langue, et même à la beauté, mais en tout cas, l’agrivoltaïsme – et même agri-photovoltaïsme – se répand partout en France. Sur le papier, c’est assez simple : il s’agit de produire de l’électricité solaire au-dessus d’une surface agricole qui continuera(it) d’être cultivée. Les panneaux sont en effet installés à quatre ou cinq mètres de hauteur.

Marginal ? Je crois qu’on ne peut plus dire cela. Le Japon a lancé les premières expérimentations dès 2004, l’Autriche dès 2007, l’Italie en 2009, etc. En France, le lobby – car il y a bien sûr lobby – affirme que des dizaines de milliers de projets existent, mais pour l’heure, seuls quelques dizaines sont aboutis ou en passe de l’être. Antoine Nogier, président de la fédération France Agrivoltaïsme affirme tranquillement que cette trouvaille pourrait représenter jusqu’à 60% de la promesse gouvernementale de produire en France 100 GW d’électricité solaire en 2050. Avec moins de 1 % de la surface agricole utile. Les optimistes font par ailleurs valoir que 500 000 hectares de systèmes “agrivoltaïques” en France représenteraient la totalité de la production d’électricité nucléaire. Sur 2% de la surface agricole utile. L’agriculteur reçoit aujourd’hui, en louant ainsi ses terres à l’industrie photovoltaïque, entre 1500 et 2000 euros par an. Parfois bien moins. Parfois bien plus.

Si je vous parle de ce sujet que je ne connais pas, c’est parce que je compte sur vous pour m’éclairer. Intuitivement, j’ai le sentiment que naît sous nos yeux un nouveau lobby industriel, comme il y a un peu plus de quinze ans celui des bionécrocarburants, détournant avec la complicité de la FNSEA une production alimentaire au profit de la sacrosainte bagnole. Mais j’avoue ne pas avoir assez creusé. Un indice cependant : la composition des membres de France Agrivoltaïsme, où l’on retrouve les chambres d’agriculture et les SAFER, la FNSEA, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) – terrible destructeur des écosystèmes -, Iberdrola – l’industrie multinationale.

Je ne vais pas plus loin ce jour. Sincèrement, éclairez-moi. Avec des bougies si nécessaire.

André Picot, preux chevalier d’une science humaine

Je connaissais un peu André Picot, grand monsieur de la science humaine. Une science qui n’oublie pas ses liens avec la société et ses besoins. Je connaissais assez André pour le pleurer, car il vient de mourir d’un infarctus, à l’âge de 85 ans.

Je ne sais plus quand je l’ai rencontré. Il y a vingt ans ? Sans doute plus. Il gravitait dans les mêmes cercles vaillants que mon si cher Henri Pézerat. Comme lui, il avait mis son immense savoir – de chimiste, en l’occurrence – au service des éternels sacrifiés de la Bête qui nous dévore tous. Il était sur tous les fronts, ne négligeait aucune bataille, jusqu’aux plus petites. Il ne refusait jamais. Et son sourire éternel paraissait d’une autre planète.

Je laisse ci-dessous la parole à ma grande amie Annie-Thébaud-Mony, qui l’a si constamment fréquenté. Annie est directrice de recherches honoraire de l’INSERM, et se bat chaque jour, comme le firent André Picot et Henri Pézerat, qui était son compagnon, contre les crimes industriels. Si nombreux. In memoriam.

La lettre d’Annie

André,
Ce 18 janvier 2023, tu as quitté ceux que tu aimais, ta famille, tes amis, l’Association Toxicologie – Chimie, nous tous qui nous appuyions sur toi. Je veux dire combien ont compté pour moi, ton accueil chaleureux, ton sourire et ton ouverture, ton immense connaissance des risques industriels qui ne cessent d’accroître ce que j’appelle la « chimisation toxique » du travail et de l’environnement.
Pour moi, André, tu es et resteras l’ami, le frère d’Henri, Henri Pézerat, mon compagnon. A vous deux, vous vous partagiez les champs de la toxico-chimie, organique pour toi, inorganique pour Henri.
Je t’ai connu un jour d’hiver 1985, quand Henri t’avait invité au Collectif Risques et Maladies Professionnels, sur le campus de Jussieu, dans les pré-fabriqués (sans doute amiantés) où les syndicats avaient leurs locaux, un lieu improbable d’où était partie la lutte contre l’amiante des années 1970. Le Collectif y avait son local, encombré des
archives, comme autant de traces des mobilisations engagées pour la prévention des risques professionnels, contre l’impunité des industriels et du patronat, contre l’inertie des pouvoirs publics et des institutions.
Tu as, dès cette époque, été présent à mon histoire, par ton partage continu avec Henri, dans vos échanges, souvent téléphoniques, sur ce qui étaient au coeur de notre travail scientifique et de nos préoccupations : comment partager le savoir accumulé et en faire un outil pour contribuer à l’élimination des substances toxiques du travail et de l’environnement, pour contribuer à la réduction des inégalités face aux dangers ?

Scientifiques non alignés l’un et l’autre, malmenés par les institutions, vous avez su, toi et Henri, partager cet immense savoir qui était le vôtre, pour aider des citoyens, un syndicat, une association, des militants, à résister à la mise en danger. Puis, vous avez, toi, Henri et quelques autres, fondé l’association Toxicologie – chimie (ATC) et ceux qui reprennent aujourd’hui le flambeau sauront mieux que moi dire ce qu’elle est et tout ce qu’elle te doit (https://www.atctoxicologie.fr/).
C’est grâce à ce partage entre Henri et toi que j’ai été amenée à te solliciter de plus en plus souvent dans mon propre travail scientifique, sur les cancers professionnels en particulier. En 2009, Henri nous as quittés et je me souviendrai toujours de tes mots en hommage à ce que vous aviez partagé (https://www.asso-henripezerat.
org/henri-pezerat/hommages/andre-picot-et-lassociation-toxicologie-chimie/
)

Dans cette période, ensemble, nous avons poursuivi le travail que vous aviez commencé, toi et Henri, pour soutenir le combat de Paul François contre Monsanto dans le procès qu’il a gagné contre la firme. Je me souviens de ton appel au soir d’une expertise médicale où tu avais accompagné Paul. Tu étais atterré de l’ignorance et de l’inhumanité du médecin-expert auquel Paul avait été confronté.
Au fil des années, j’ai pu alors continuer à faire appel à toi non pas seulement dans le travail scientifique, mais aussi dans le développement des luttes portées par l’association qui porte le nom d’Henri. Son but ? Le soutien aux luttes pour la santé en rapport avec le travail et l’environnement. Combien de fois t’ai-je appelé, à mon tour, pour que tu me fasses partager ton expérience et tes connaissances, depuis la dioxine ou les hydrocarbures jusqu’aux multiples pollutions chimiques et radioactives qui empoisonnent la vie. Je pense aux désastres industriels tels Lubrizol ou la contamination au plomb lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Mais aussi «l’après-mine », que je ne peux évoquer sans penser à toi : Salsigne, Saint Felix-de-Pallières, la mine de Salau en Ariège…
C’est d’ailleurs la lutte contre les pollutions monstrueuses laissées par les exploitants miniers, avec la complicité de l’Etat, qui a été l’occasion de notre dernière rencontre, grâce à l’association SysText (https://www.systext.org/). En septembre 2022, celle-ci a organisé un « forum citoyen sur l’après-mine ». Nous avons été heureux de cette
occasion de nous revoir et d’échanger autrement qu’au téléphone. Tu étais présent à tous et chacun.e, même si tu ressentais douloureusement la mort brutale de Bruno Van Peteghem, qui a tant fait à tes côtés dans l’activité et le rayonnement de l’ATC.
J’ai su que tu t’en étais allé par ton fils qui as décroché le téléphone lorsque je t’ai appelé hier. Nouée par l’émotion, je n’ai pas su lui dire combien tu avais compté pour moi, pour nous, depuis des décennies. Mais je ne le remercierai jamais assez de ne pas avoir laissé mon appel sans réponse. Tu répondais toujours…
Vendredi, étant à l’étranger, je ne pourrai pas venir pour la célébration de tes obsèques à Chevreuse. Mais ce message sera mon moyen de partager avec tous les tiens ce moment d’adieu. Je voudrais leur dire combien je partage leur peine, combien tu nous manques et nous manqueras dans les combats qui étaient les tiens, qui sont les nôtres. Adieu, André, et merci pour ces décennies d’échange fraternel et de savoir partagé.
Annie Thébaud-Mony, 22 janvier 2023

J’ai tant aimé Pierre Rabhi

Ce petit mot est à propos d’un livre d’entretiens croisés entre Pierre Rabhi, Bernard Chevilliat et moi-même, paru aux éditions Le Passeur avant les fêtes. Je n’étais pas en état de vous en parler avant, et maintenant que je peux, je cale. Heureusement, comme vous verrez, il y a Jacques Faule.

En introduction, je souhaite vous dire le sentiment fraternel qui m’unissait à Rabhi. Il m’appelait d’ailleurs « petit frère ». Il sentait, il savait que nous étions liés, dans cette famille branlante qui réunit tous ceux qui rêvent vraiment – oui, on y trouve beaucoup de fausse monnaie -, d’un autre monde.

Quand l’ai-je rencontré ? Je ne sais vraiment plus. Il y a entre vingt-cinq et trente ans. Il n’était pas l’homme connu qu’il deviendrait. Il était très petit, brun de peau, ses yeux brillaient d’une véritable lumière. Je crois pouvoir dire que nous nous sommes reconnus. Je l’ai d’emblée soutenu dans les milieux de gauche qui étaient encore – de moins en moins – les miens, y compris dans le journal Politis, où j’ai travaillé, où l’on n’aimait guère, sans évidemment le comprendre, un tel personnage.

Au fil de ces années, j’ai eu la sottise d’espacer nos rendez-vous. J’aurais pu faire mieux. J’aurais dû, c’est ainsi. Mais je l’ai toujours aimé, et défendu lorsque des dégueulasses s’attaquaient bassement à lui dans l’un des pauvres grands journaux d’une gauche moralement morte. Et puis un jour, Bernard Chevilliat m’a proposé un livre d’entretiens croisés entre Pierre, lui et moi. Je ne savais qu’une chose de Bernard : qu’il dirigeait le « Fonds de dotation » Pierre Rabhi, et qu’il accompagnait ce dernier dans des voyages initiatiques sur fond d’agroécologie. Au Niger, au Maroc, en Mauritanie.

J’ai découvert un homme exquis, érudit, accueillant. Il vivait en Ardèche, avec son épouse Nüriel, très beau personnage de film, qui y soignait des chevaux. Je n’ai pas tardé à dire oui. Et à l’automne 2021, je suis allé chez Pierre en sa compagnie, pour y échanger nos points de vue sur la marche désastreuse du monde. Je précise, mais le faut-il réellement ? que j’ai toujours eu de solides désaccords avec Pierre. Comme il arrive si souvent et que l’on s’aime pourtant. Inutile ici d’en parler davantage.

Je ne peux présenter moi-même ce livre, car j’en suis le co-auteur. Je n’ai pas la distance nécessaire. Et je ne sais pas ce que j’aurais fait sans la providentielle intervention de Jacques Faule. Je ne connais cet homme que par ses lettres adressées à Planète sans visa. Elles sont louangeuses, mais cela n’aurait pas suffi. Cet homme-là sait ce qu’écrire veut dire, j’en ai eu la preuve. Ce serait mensonge d’affirmer que je n’aime pas les compliments, mais les aurais-je cherchés dans ma vie ? Je ne crois pas. En tout cas, voici les mots qu’a utilisés Jacques Paule il y a quelques jours, et après tout, si vous lisez ce livre, vous vous formerez votre propre avis, peut-être fort différent. Vous ai-je souhaité une belle année 2023 ? Je ne le crois pas. Or ce rite a un sens : espérer. Esperar comme on dit en castillan, c’est-à-dire attendre et espérer. Attendre quelque chose, espérer qu’elle se produira. À bientôt.


Le texte de Jacques Faule

Oui cher Fabrice Nicolino, nous sommes nombreux à nous réjouir de votre retour. Mais nous ne vous avions pas perdu de vue grâce à votre passionnant livre à trois voix paru chez « Le Passeur Editeur » en novembre dernier. Mon voeu ce 6 janvier 2023 est que « Vivant », sous-titré « Entretiens à contre-temps », par Pierre Rabhi, Fabrice Nicolino et Bernard Chevilliat, connaisse le plus grand succès : vous y trouverez l’histoire, la grande et la petite, les portraits de héros familiaux, les événements personnels et publics, la géographie, la réflexion, tant d’autres choses tendres et virulentes, une discussion fraternelle menée sur un ton vif à la Jules Vallès.

On y apprend même page 33 la signification du mot « barkane » qu’une opération militaire a rendu célèbre : « …la barkane (autrement dit la dune en forme de croissant) ». A tous paix, force et joie (comme disait Lanza). Do pobachennya (à bientôt en ukrainien).

À quand un grand procès du nucléaire ?

Vraiment, c’est fou à lier. Et non, ce n’est pas une formule à l’emporte-pièces. C’est mon sentiment profond. Le nucléaire made in France est un scandale à côté duquel les autres pâlissent inévitablement. Mais résumons à très grands traits.

Le 6 mars 1974, Pierre Messmer, alors Premier ministre d’un Pompidou mourant, annonce un grand plan énergétique : la construction en 1974 et 1975 de 13 centrales nucléaires. D’octobre 1973 à mars 1974, le prix du pétrole a quadruplé. Panique à bord ! Comme il n’est pas question de ralentir la machine à détruire, mais au contraire d’accélérer, on décide un énorme investissement de 13 milliards de francs. Pour commencer !

Ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne veut pas savoir, c’est que Messmer n’est qu’un jouet entre les mains d’un lobby surpuissant : la commission dite PEON – pour « la production d’électricité d’origine nucléaire ». Elle existe depuis 1955, dans une opacité voulue, et regroupe tous ceux qui ont INTÉRÊT à développer le nucléaire. Outre des représentants de ministères, tous ingénieurs des Mines ou des Ponts, historiquement et définitivement défenseurs des aventures industrielles, on y trouve l’industrie – Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, Péchiney-Ugine-Kuhlman, Alsthom, Empain-Schneider, EDF bien sûr – le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

C’est la fête au village atomique. EDF se propose d’imposer un chauffage électrique à trois millions de logements et habitations. Outre la première volée de réacteurs, Messmer promet la construction de quatre à six autres chaque année jusqu’en 1985. C’est là que naît le crime d’État, dont tous les coupables sont morts bien entendu. Ils sont tous morts dans leur lit, rosette de la Légion d’Honneur à la boutonnière.

Je ne peux bien sûr rapporter ici cette histoire profuse et indigne, car il me faudrait évoquer trop d’échecs, par exemple le si coûteux désastre de Superphénix à Creys-Malville, et les si grossiers délires de Giscard, président de la République, promettant aux dupes volontaires que la France deviendrait l’Arabie Saoudite de l’électricité.

La vérité ramassée de près de cinquante ans de mensonges, d’imbécillités diverses, d’erreurs conceptuelles et de si grandes faiblesses techniques, c’est que le nucléaire, dont le coût total est probablement inconnaissable, aura volé des centaines de milliards d’euros à l’avenir commun. Imaginons une seconde que ces sommes aient été investies dans le solaire et l’éolien. Bravo, les ingénieurs ! Bravo, les grands esprits techniques ! Et si je dis bravo, c’est qu’une telle banqueroute le mérite. Areva, croulant sous les dettes – la caisse publique y a englouti des milliards – est devenue Orano, sans de désendetter vraiment. EDF a une dette dont on camoufle une partie, qui doit dépasser les 50 milliards d’euros. Les vieilles centrales, dont on a rallongé la durée de vie sans l’ombre d’un débat, par simple signature, crèvent de vieillesse et de corrosions diverses. Et bien sûr, leur avenir flamboyant, appelé EPR, est probablement le pire fiasco de ces Pieds-Nickelés.

L’EPR finlandais d’Olkiluoto, vitrine commerciale d’EDF, a pris 13 ans de retard, et son coût est passé de 3,3 milliards d’euros à 12 au moins. Au moins, car il devait enfin démarrer dans quelques semaines, et il est de nouveau dans l’impossibilité de le faire. L’EPR de Flamanville, en Normandie, idem : douze ans de retard, un surcoût de 10 milliards d’euros, et un énième report d’ouverture annoncé par EDF il y a quelques jours. L’ancien président d’EDF Henri Proglio, vient de déclarer devant les députés, sans déclencher aucune réaction : « L’EPR est un engin trop compliqué, quasi inconstructible ». Ce qui n’a jamais empêché le même de venir parader sur le chantier de Flamanville – en 2013 par exemple – en compagnie de ses alliés et complices. Tout sourire, avec de sympathiques patrons comme Martin Bouygues.

Un dernier point et je vous quitte. EDF n’est pas même foutue de garantir à un pays auquel elle avait promis une corne d’abondance, qu’il n’y aura pas de coupures d’électricité cet hiver. Trop de ses vieilleries sont à l’arrêt, pour une maintenance qui s’éternise. S’il existait encore un souffle démocratique en France, ça se saurait. Ça se verrait, et l’on lancerait pour commencer un tribunal des peuples, qui au moins raconterait cette histoire et désignerait les coupables. Car coupables il y a. Et bien qu’à un niveau subalterne, il faudrait aussi y faire une place à l’inertie inqualifiable de l’opinion française. Est-ce trop tard ? Je ne le crois pas.