Archives de catégorie : Industrie et propagande

Pourquoi le journaliste Patrick Cohen est-il pro-pesticides ?

Je n’aime pas le journaliste Patrick Cohen. Je ne le déteste pas, je ne l’aime pas. En septembre 2019, je suis passé dans une émission de télé apparemment très populaire, « C à vous ». Apparemment, car je n’ai pas la télé. Cohen en est un des chroniqueurs attitrés. Je venais parler de mon dernier livre, Le crime est presque parfait , dans lequel je décrivais les dangers d’une nouvelle classe de pesticides, les SDHI. Mon travail était appuyé, pour ne pas dire validé par des travaux scientifiques de haute volée, notamment ceux de Pierre Rustin, chercheur de renommée internationale.

Le principe de ces émissions de promotion est immuable. On vient vendre sa petite marchandise, un(e) journaliste pose des questions plus ou moins avisées, et l’on rentre à la maison. J’exècre cet exercice, depuis toujours. Mais ce jour-là fut différent, car l’on m’avait tendu un guet-apens. Cohen, en tout cas, qui est je le rappelle concentré à 100% – disons 99% – sur la politique politicienne. Il a l’air d’aimer cela.

Je commençai à parler de mon livre et c’est alors que, lisant des pages devant lui, il m’attaqua de front. Si cela avait porté sur mon travail, j’en aurais été satisfait. Très. Car j’aime le débat et même la polémique. Mais tel n’était pas le cas. Cohen n’avait bien entendu rien lu de mon livre, dont il n’a que faire. Il cherchait à me discréditer. À me disqualifier. Et il parla des pesticides en général, qui selon lui, n’étaient nullement un danger. Il défendait le glyphosate, les néonicotinoïdes, estimant que les paysans seraient morts depuis longtemps s’ils étaient aussi dangereux que le prétendent les écologistes de mon espèce.

J’en fus déstabilisé. Pour la raison de fond qu’un plateau télé, en direct, est un dispositif scénique sur lequel un invité comme moi n’a aucune prise. Les chroniqueurs maîtrisent le temps comme l’espace, et en la circonstance, j’étais obligé de répondre en accusé à des « infos » – le guillemet s’impose – que lisait doctement Cohen, l’un des rois de l’émission. D’où venaient-elles ? Quelles étaient-elles ? Je n’en savais rien. J’avais droit à une petite poignée de minutes dont j’avais déjà épuisé l’essentiel, et il m’aurait fallu une demi-heure pour démonter la pauvre argumentation de mon assaillant. Car elle était consternante, bien sûr. Que sait un Cohen d’un sujet que je suis avec constance depuis près de trente ans ? Auquel j’ai consacré plusieurs livres ? Il en sait si peu que cela l’intéresse moins que la coupe de cheveux du nouveau Premier ministre. Alors ?

La situation était si inhabituelle que la présentatrice de l’émission, la très connue Anne-Cécile Lemoine, a couru derrière moi alors que j’avais déjà quitté le studio. Elle avait l’air mal. Elle s’est excusée pour ce qui venait de se passer, et comme je la sentais sincère, j’ai préféré laisser tomber. Je lui ai dit que cela n’avait pas d’importance. D’un côté, c’est vrai, l’incident était dérisoire. Mais de l’autre, il signifiait bel et bien quelque chose.

Pour finir, je vais faire très attention, car la loi sur la diffamation l’exige. Et c’est d’ailleurs très bien à mes yeux. Vous lirez ci-dessous un article dérobé au journal Le Monde de ce jour. Je le sais, ça ne se fait pas, et le plus généralement, je ne le fais pas. Si je fais exception, c’est parce qu’il décrit avec force détails un système mondial de désinformation au profit de l’industrie des pesticides. Mondial, donc français. Vous verrez, si vous lisez, l’ampleur stupéfiante des manipulations. Des journalistes acceptent, consciemment ou pas, de relayer la pure propagande de l’agrochimie. Avec un peu d’habitude, il n’est pas si difficile de retrouver les traces de cette opération géante dans le champ public, en France ou ailleurs.

Patrick Cohen en est-il ? Je n’en sais strictement rien, et c’est sincère. Je ne veux pas même insinuer que c’est le cas. Je crois même qu’il peut être sincère, comme ces crétins de climatosceptiques qui, depuis des décennies, adorent montrer leur indépendance d’esprit en enfourchant les billevesées de l’industrie pétrolière. Que ne ferait-on pour se faire remarquer ?

Oui, Cohen est peut-être sincère. Et oui, peut-être n’a-t-il rien à voir avec cette si sombre affaire. Le fait est, en tout cas, qu’il reprend des « arguments » industriels mille fois controuvés. Qui lui fournit les fiches qu’il utilise si complaisamment à l’antenne ?

Et je me pose les mêmes questions au sujet d’au moins deux journalistes. L’une qui travaille dans un quotidien, l’autre dans un hebdomadaire qui a longtemps laissé Claude Allègre y déverser ses impostures climatiques. Derechef, elles sont peut-être sincères. Derechef, qui fournit le matériau ?

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L’article de ce jour dans Le Monde

Plongée dans la boîte noire de la propagande mondiale en faveur des pesticides

Par Stéphane Foucart, Elena DeBre et Margot Gibbs (Lighthouse Reports) Publié aujourd’hui à 06h58, modifié à 11h24

Temps de Lecture 11 min. Read in English

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Enquête« Bonus Eventus files » (2/3). Créée par l’ancien directeur de la communication de Monsanto, Jay Byrne, la plate-forme privée Bonus Eventus fournit à ses membres, recrutés par cooptation, une vaste base d’arguments favorables à l’agrochimie destinés à influencer le débat public, révèlent « Le Monde » et un collectif de médias.

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Ce n’est pas tous les jours qu’une bonne idée surgit. Le 11 mars 2010 au matin, Jay Byrne envoie un courriel à l’un de ses contacts réguliers,Bruce Chassy, professeur de nutrition à l’université de l’Illinois et grand défenseurdes biotechnologies. Ancien directeur de la communication de Monsanto et patron d’une petite société de relations publiques dénommée « v-Fluence », M. Byrne présente à son correspondant un « bien meilleur concept » que les idées qui circulent alors pour défendre, dans le débat public, les intérêts de l’agro-industrie.

« Je suis en train de dresser une liste “d’opportunités”, avec des cibles comme Vandana Shiva [militante écologiste indienne], Andrew Kimbrell [avocat et militant pour une alimentation saine] et Ronnie Cummins [défenseur de l’agriculture biologique], écrit M. Byrne. Et des organisations comme Greenpeace, le Sierra Club [association de défense de l’environnement](…), ou des contenus comme Food, Inc.[documentaire critique sur l’agro-industrie], Le Monde selon Monsanto [livre, La Découverte, en 2008, et film de la journaliste Marie-Monique Robin], In Defense of Food [livre de Michael Pollan, non traduit]. » M. Byrne souhaite, explique-t-il en substance, remettre en selle un vieux projet qu’il avait élaboré pour Monsanto. Un système « qui répertorie tous les sujets d’attaques contre les biotechnologies agricoles, les auteurs de ces attaques et les éléments de réponse disponibles ». « Toutes ces personnes, organisations, éléments de contenu et domaines thématiques, cela vaut de l’argent pour toute une série de sociétés bien loties », se félicite par avance M. Byrne.

Obtenu grâce à la loi américaine sur l’accès à l’information (Freedom of Information Act), ce courriel de 2010 est la première trace écrite connue d’un projet de plate-forme en ligne destinée à influencer le débat public sur les pesticides et les organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle a été baptisée « Bonus Eventus », personnification divine de l’agriculture chez les Romains, et dont la traduction est peu ou prou « issue favorable ». Dans ses échanges avec ses clients, v-Fluence fait aujourd’hui miroiter l’accès à cette « base de donnéesexclusive », bâtie autour d’un « réseau social privé » rassemblant des centaines d’experts, de consultants, de cadres de l’industrie chimique, tous acquis à la cause des pesticides et des biotechnologies. Et tous profitant ainsi d’un accès à une vaste base documentaire, avec fiches détaillées sur les personnalités « critiques », et fiches thématiques garnies d’éléments de langage préfabriqués.

Minimiser les dégâts des intrants de synthèse

Des documents internes de la plate-forme, obtenus par le média d’investigation Lighthouse Reports, partagés avec Le Monde et d’autres médias internationaux, dévoilent pour la première fois les coulisses de ce réseau qui cible ses adversaires, produit et diffuse des arguments minimisant les dégâts des intrants de synthèse sur la santé et l’environnement, et met en doute le consensus scientifique sur le caractère non durable du modèle agricole dominant. La campagne est mondiale et la France, grâce à quelques titres de presse et une poignée de consultants et blogueurs, n’est pas épargnée.

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N’y entre pas qui veut : le ticket s’obtient par cooptation. Interrogé, Jay Byrne explique que « l’accès est donné sur recommandation ou invitation d’autres membres du réseau ». Selon les documents consultés par Le Monde, environ un millier de personnes ont obtenu l’accès à la plate-forme. Parmi eux, sans surprise, des cadres de Syngenta, Bayer, BASF, Corteva et du syndicat des fabricants de pesticides, CropLife. Mais aussi une trentaine de fonctionnaires en poste au ministère américain de l’agriculture (US Department of Agriculture, USDA) ou au département d’Etat (l’équivalent du ministère des affaires étrangères).

Lire l’enquête (en 2020): Article réservé à nos abonnés Pesticides interdits : révélations sur l’intense lobbying des industriels jusqu’au sommet de l’Etat

Parfois au plus haut niveau, comme en témoigne la présence de Kip Tom, représentant des Etats-Unis à l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) entre 2019 et 2021. Interrogé, M. Tom répond qu’il n’est « ni membre ni affilié » à Bonus Eventus. Les documents consultés par Le Monde indiquent toutefois que son profil a été complété et mis à jour sur la plate-forme.

Un registre de plus de cinq cents fiches

Une part importante des inscrits sont consultants, blogueurs, experts, journalistes, etc. Parmi eux se trouvent des personnalités occupant ou ayant occupé des positions influentes dans des groupes d’experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, le GIEC de la biodiversité), à la tête du service australien d’homologation des pesticides, au ministère de l’agriculture du Kenya ou au sein du service national de biosécurité de ce même pays, à l’Autorité européenne de sécurité des aliments, etc. Plus de soixante nationalités sont représentées. On trouve des Américains (450), des Canadiens (43), des Kényans (43), des Suisses (29), des Britanniques (29), des Allemands (20), des Français (16) et bien d’autres.

La plupart des titulaires d’un compte que Lighthouse Reports, Le Monde et leurs partenaires ont interrogés assurent n’avoir aucun lien avec Bonus Eventus ou v-Fluence, et ne pas être membres d’un quelconque « réseau social privé ». La grande majorité disent s’être simplement inscrits à un service de revue de presse et assurent ne pas participer aux activités de ce réseau, ne pas consulter sa base documentaire mise à disposition des inscrits, etc. Bonus Eventus ne produit pas seulement du doute sur la réalité des effets des pesticides pour la santé et l’environnement : le réseau entretient aussi le flou sur son étendue réelle, en mêlant dans son registre des membres actifs et de simples abonnés à ses newsletters.

Beaucoup d’inscrits disent ainsi ignorer que Bonus Eventus dispose d’un registre de plus de cinq cents fiches sur des personnalités critiques de l’agriculture intensive (scientifiques, militants écologistes, experts des Nations unies, journalistes, etc.) – fiches qui agrègent pour chacun d’eux des rumeurs malveillantes, des informations professionnelles ou privées, parfois intimes, généralement de nature à leur nuire ou à leur porter préjudice.

Fournir des éléments de langage

Des fiches thématiques sont également mises à disposition, souvent afin de fournir des éléments de langage ou des arguments en réponse à des critiques : « nouvelles innovations en sélection des plantes », « pesticides : sûrs, nécessaires, universels », « question du glyphosate dans le lait maternel », « technologie de traitement de semences », etc. Certaines fiches apportent des réponses à des objections d’une tout autre nature : « OGM et judaïsme », « OGM et Eglise catholique » (huit pages d’interprétation de la Genèse et de plusieurs encycliques, pour conclure qu’« en général, il est accepté que la science des OGM est théologiquement justifiée »).

Par exemple, la fiche « population mondiale d’abeilles » indique que le déclin de ces pollinisateurs est largement dramatisé. « Les populations globales d’abeilles, en particulier d’abeilles domestiques, sont-elles en catastrophique déclin comme cela est souvent dit par les médias et des groupes d’intérêt ?, lit-on dans cette fiche. Les données de sources gouvernementales qui font autorité suggèrent que c’est peut-être exagéré, sinon faux. » Suivent les statistiques du nombre de colonies déclarées par les apiculteurs dans plusieurs pays, indiquant une hausse du nombre de ruches.

« Le nombre de colonies d’abeilles domestiques déclarées ne dit rien de l’état de santé des abeilles, décrypte l’apidologue Gérard Arnold (CNRS). Il est facile aux apiculteurs de multiplier les colonies, mais cela ne renseigne pas sur leur force, leur taux de survie, leur capacité à produire du miel. D’ailleurs, lorsque la production de miel est mauvaise, l’apiculteur peut être tenté, par la suite, d’augmenter le nombre de ses colonies pour compenser. »

Détailler les sources de financement

Informations compromettantes visant les personnalités critiques, argumentaires et éléments de langage prêts à l’emploi pour ferrailler sur les réseaux sociaux… l’arsenal mis à disposition de ses membres par Bonus Eventus ne s’arrête pas là. D’autres fiches – plus de trois mille – concernent des organisations non gouvernementales, des organismes de recherche publics, des fondations, des associations professionnelles, etc. Elles en détaillent les sources de financement, les personnalités-clés, les prises de position et les polémiques associées. On y trouve les plus célèbres, comme Greenpeace ou le Sierra Club – dont parlait déjà Jay Byrne dans son courriel de mars 2010 –, mais aussi des associations écologistes de taille bien plus modeste, comme la française Générations futures.

La presse n’y échappe pas. Le média d’investigation Lighthouse Reports, associé au Monde dans cette enquête et qui a noué des partenariats avec plus de 170 médias dans le monde entier, est par exemple lui aussi épinglé. Sa fiche le dépeint comme orienté, soupçonné de faire le jeu de la Russie, etc. Un élément de son financement est particulièrement mis en majesté, souligné dans les premières lignes de sa fiche : l’un des donateurs de Lighthouse Reports, l’Oak Foundation, finance également l’AgroEcology Fund, un fonds de soutien à des projets agroécologiques. Un lien présenté comme problématique, mais qui perd de son importance lorsqu’on sait que Lighthouse Reports est financé par 21 organisations différentes, l’Oak Foundation n’étant que l’une d’elles. Et que cette même Oak Foundation finance aussi des centaines de projets en lien avec le logement, les droits humains, le statut des femmes, l’éducation, etc.

Ce petit détail illustre le fonctionnement de Bonus Eventus, comme « ferme de contenus » et chambre d’écho, destinée à produire, répercuter et amplifier les mêmes éléments de langage. Dans sa réponse écrite au consortium pour cette enquête, Jay Byrne proteste sans surprise contre le fait que Lighthouse Reports « opère avec le soutien financier d’un donateur de l’AgroEcology Fund, l’Oak Foundation ».

Répondant aux questions du Monde sur ses liens éventuels avec Bonus Eventus, une journaliste française assure qu’elle n’en a pas, mais précise : « La campagne à laquelle votre projet d’article participe est financée par un donateur de l’AgroEcology Fund, un lobby consacré à la promotion des pratiques et des politiques agroécologiques. » Et quelques jours avant la publication de notre enquête, un blogueur inscrit sur Bonus Eventus, qui n’avait pas été contacté, publiait un billet dénonçant « les sommes non divulguées versées à Lighthouse Reports par de sombres groupes d’intérêt conseillés par des donateurs et cachés derrière des fonds tels que l’Oak Foundation ». Trois interlocuteurs, un même argument.

Le plus petit contenu critique compte

La dissémination de ce type d’information est minutieusement surveillée. Parmi les documents internes de Bonus Eventus consultés par Le Monde, une page recense des milliers de contenus en ligne divers, le plus ancien remontant à 2013. Chaque jour, une douzaine d’articles sont recensés, publiés sur une multitude de supports très divers, de la chaîne YouTube confidentielle aux pages « débats » de journaux internationaux.

Jay Byrne l’a théorisé de longue date : judicieusement placé, le plus petit contenu critique compte. Même les commentaires déposés par les lecteurs sur les espaces de discussion des sites de presse ont leur importance. En 2002, comme l’ont montré des correspondances rendues publiques par la justice, alors qu’il conseille la firme Syngenta dans la défense de son herbicide phare, l’atrazine, M. Byrne présente à son client sa « meilleure approche pour atténuer les retombées négatives de l’article attendu du New York Times sur l’atrazine ». Entre autres tactiques, il faut « encourager l’utilisation des opportunités de commenter l’article sur Nytimes.com ». « Il serait extrêmement bénéfique d’être les premiers à publier des commentaires » sous l’article en question, précise M. Byrne.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « Le marché des pesticides dangereux est hautement rentable pour les firmes chimiques européennes »

Fidèle à cette ligne, Bonus Eventus indexe tout. Une partie des contenus recensés sont étiquetés « favorable » et disposent d’un tag supplémentaire, « crédit BE [Bonus Eventus] », suggérant que v-Fluence s’attribue le crédit de leur production ou de leur publication. Interrogé sur le sens à donner à cette mention, M. Byrneélude. « Nous avons des dizaines de catégories et des centaines de balises de codage pour organiser et distribuer le contenu, explique-t-il. Aucune de ces catégories n’exprime ou ne représente une quelconque relation ou influence sur les auteurs de contenu et les publications, ainsi que sur notre organisation ou nos clients. »

Campagne de dénigrement

Toutefois, la grande majorité de ces milliers de contenus étiquetés « crédit BE » relève de commentaires, de billets de blogs, de tribunes ou d’entretiens accordés à la presse, produits ou coproduits par des personnalités inscrites sur Bonus Eventus. On y distingueles angles d’attaque favoris de l’industrie des pesticides : une grande partie de ces contenus ciblent spécifiquement le Centre international de recherche sur le cancer, bête noire des géants de l’agrochimie.

Depuis 2015, cette agence de l’OMS, très attachée à son indépendance à l’égard des pouvoirs économiques, est la cible d’une campagne de dénigrement d’une virulence inédite, notamment pour avoir classé « cancérogène probable » le glyphosate, l’herbicide le plus utilisé. Le Monde est également fréquemment mentionné : près d’une centaine de contenus référencés « crédit BE » s’en prennent à des articles ou à des journalistes du Monde.

(Re)lire notre enquête : Article réservé à nos abonnés « Monsanto papers » : la guerre du géant des pesticides contre la science

Parmi ces contenus « crédit BE », de nombreux ont été publiés par des auteurs ou des médias français. Le plus prolifique est un agronome à la retraite, André Heitz, qui tient un blog sous le pseudonyme « Wackes Seppi ». Il est l’auteur de plusieurs centaines de billets colligés par Bonus Eventus. Dans ses textes, « Seppi » s’en prend volontiers aux chercheurs travaillant sur les effets délétères des pesticides ou sur les conséquences indésirables de la transgenèse, ou aux journalistes qui relaient leurs résultats. Le ton y est vif : M. Heitz a été condamné en 2019 pour des faits d’injures publiques et de diffamation à l’encontre du journaliste Paul Moreira. Interrogé, l’agronome blogueur dit ne pas être membre du réseau piloté par v-Fluence, et assure avoir été simplement « invité à [s]’inscrire sur une liste d’informations ». Il ajoute ne percevoir aucune rémunération de quiconque pour ses billets.

D’autres sites comme Agriculture et Environnement ou European Scientist, tenus par des consultants, arrivent ensuite, avec chacun une centaine de contenus référencés « crédit BE ». Inscrits au registre de Bonus Eventus, leurs responsables respectifs, Gil Rivière-Wekstein et Jean-Paul Oury, assurent aussi n’avoir aucun lien d’aucune sorte avec le réseau piloté par v-Fluence. Interrogé, M. Rivière-Wekstein dit « revendiquer le titre de journaliste » eu égard à son activité éditoriale : « Plus de 1 300 articles, dont plus de deux cents éditoriaux », « cinq livres d’enquêtes journalistiques et plus d’une centaine de vidéos de décryptage et d’interviews ».

Lire aussi l’archive de 2017 : Article réservé à nos abonnés « Monsanto papers », désinformation organisée autour du glyphosate

En 2009, toutefois, l’avocat de M. Rivière-Wekstein avait plaidé devant la cour d’appel d’Angers que son client – poursuivi pour diffamation publique par Jean-Marc Bonmatin, un chercheur du CNRS spécialiste d’abeilles et de pesticides – s’exprimait « dans un cadre militant » et qu’« il ne pouvait lui être opposé les conditions fixées pour un journaliste professionnel chargé d’informer le public », selon l’arrêt de la cour. M. Rivière-Wekstein a finalement été condamné.

Activité éditoriale diffuse

De son côté, le site European Scientist a été épinglé, après des révélations de l’hebdomadaire Fakir, pour avoir publié des textes rédigés à la demande d’entreprises et proposés à la publication par des agences de communication, sous la signature de tierces partiesou des identités d’emprunt. « C’est une pratique transparente et répandue, répond M. Oury. Des agences parisiennes m’ont proposé des textes que je retiens (ou pas) sur le fondement de leur qualité éditoriale, sans argument d’autorité. »

Parmi les textes publiés sur ce site et référencés en catégorie « crédit BE », plus d’une dizaine sont signés par Philippe Stoop, consultant pour de grandes sociétés agro-industrielles, et… lui aussi inscrit sur Bonus Eventus. M. Stoop précise qu’il a souscrit un abonnement à la plate-forme en 2017 pour un service de revue de presse et qu’il ne participe à aucune activité particulière du réseau. Il ajoute : « Bonus Eventus ne m’informe pas quand mes publications y sont citées ou traduites, et ne m’a jamais rémunéré, ni suggéré un thème d’article. »

L’efficacité de cette activité éditoriale diffuse est difficile à saisir, mais elle est réelle. En avril, par exemple, la Société française du cancer a, selon nos informations, renoncé à endosser une tribune soumise au Monde sur les liens entre pesticides et cancer, après que certains de ses membres ont fait circuler en interne des billets de MM. Heitz et Stoop comme éléments de relativisation des risques réels présentés par ces substances.

Aucun journaliste français ne semble inscrit à Bonus Eventus. Mais le tableau des articles étiquetés « crédit BE » mentionne plusieurs titres de presse (Le Figaro, Les Echos, La Tribune, Valeurs actuelles, etc.) ayant publié quelques entretiens ou tribunes, dans la plupart des cas signés par des personnalités elles-mêmes inscrites sur Bonus Eventus. Seules exceptions : Le Point et L’Opinion,dont respectivement une douzaine et une quarantaine de papiers référencés « crédit BE » par la plate-forme de v-Fluence sont signés par des journalistes. Interrogées, les deux autrices de ces articles disent ne pas connaître cette plate-forme et n’avoir par conséquent aucun lien avec elle. Cette enquête a été menée conjointement avec Lighthouse Reports, The Guardian, The New Lede, The New Humanitarian, The Wire, The Continent, Africa Uncensored et ABC News Australia.

David Khayat dans le rôle de Claude Allègre

publié en octobre 2023

Nous allons gaiement vers l’abattoir. Deux chiffres pour commencer la tournée des grands-ducs. Entre 1990 et 2023 – l’année n’est pas terminée, mais l’estimation est officielle -, le nombre de nouveaux cas annuels de cancers est passé en France de 216 OOO à 433 000. Le double, alors que la population n’a augmenté que de 20%. Une épidémie, donc. Mais voilà la deuxième info, encore plus cinglée : selon une toute récente étude (1), les cas de cancer – cette fois dans le monde – ont explosé entre 1990 2019. De 79,1%. Chez les moins de cinquante ans. Derechef, épidémie.

Constatons qu’il existe chez nous une sorte de cancéroscepticisme, très voisin du déni climatique. Très. Avec dans le rôle de Claude Allègre l’inaltérable cancérologue David Khayat. Pour ceux qui ne situeraient pas le bonhomme, résumons. Il a créé et dirigé l’Institut national du cancer (Inca), conseillé Chirac, écrit je ne sais combien de livres sur le sujet, et comme Allègre, a bénéficié d’un rond de serviette dans les gazettes bien élevées – jusqu’à Libération -, les radios, les télés.

On ne peut tout écrire, il y faudrait un livre. Choisissons pour commencer un propos tenu le 21 novembre 2005 sur France Inter. Ce jour-là, Khayat est invité pour la dixième – centième ? – fois, et déclare : « Les causes de nos cancers, c’est quoi ? C’est parce que nous fumons. C’est parce que nous mangeons mal. C’est parce que nous avons exposé nos enfants au soleil. C’est parce que nous n’allons pas faire du dépistage. C’est parce que des femmes attrapent une maladie sexuellement transmissible par un papillomavirus qui donne un cancer du col. C’est parce que nous avons une bactérie dans l’estomac qui s’appelle Helicobacter et qui donne le cancer de l’estomac. Etc .» Et pour les sourds et malentendants, ajoute : « La pollution [comme cause des cancers], c’est-à-dire ce que nous, en France, nous appelons l’“environnement”, ce n’est presque rien. »

On remarquera sans l’ombre d’une polémique, que pour Khayat, le cancer, c’est la faute de celui qui l’attrape. Pas à l’industrie, pas à cause des politiques publiques. Le cancer, c’est une affaire personnelle. Notons qu’il a bien raison, puisque les Académies de vieux birbes – celle de Médecine, celles des Sciences – signent la même année, avec quelques autres sommités, un rapport sur les causes du cancer en France (2). Ça déménage. Par exemple, l’explosif cancer du sein est lié à la sensibilité de la mammographie. Par exemple, la mortalité par cancer chez les hommes n’est attribuable aux « polluants » qu’à hauteur de…0,2%. Le reste sent très fort son Khayat. Le cancer, c’est l’âge, l’alcool, le tabac, le surpoids, l’inactivité physique, le soleil, les traitements de la ménopause.

Mais revenons aux études précitées. En France, la consommation d’alcool est passée 26 litres d’alcool pur par habitant de plus de 15 ans en 1961 à 12 en 2017. Chez les hommes, 59 % clopaient en 1974 et 31,8 % en 2022. Comme Khayat et ses amis font de l’alcool et du tabac des déclencheurs souverains du cancer, l’incidence de ce dernier devrait diminuer. Mais non, il flambe, même chez les moins de 50 ans.

En mai 2004, d’autres scientifiques que ceux de la bande à Khayat lancent « L’Appel de Paris », dont voici un extrait : « Constatant que l’Homme est exposé aujourd’hui à une pollution chimique diffuse occasionnée par de multiples substances ou produits chimiques ; que cette pollution a des effets sur la santé de l’Homme ; que ces effets sont très souvent la conséquence d’une régulation insuffisante de la mise sur le marché des produits chimiques et d’une gestion insuffisamment maîtrisée des activités économiques de production, consommation et élimination de ces produits… »

Mais au fait, qui est ce bon docteur Khayat, dont l’un des derniers livres fait du stress un grand responsable du cancer ? Un lobbyiste. Un pur est simple lobbyiste embauché par le cigarettier Philip Morris pour vanter les bienfaits du tabac chauffé. Soyons sport, il « conseille » aussi Fleury-Michon et Auchan (4). Est-ce possible ? C’est.

(1)https://bmjoncology.bmj.com/content/2/1/e000049

(2)https://www.academie-sciences.fr/archivage_site/presse/communique/rapport_130907.pdf

(3)https://www.inserm.fr/dossier/alcool-sante/

(4)https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/04/14/david-khayat-un-monsieur-cancer-en-vrp-de-l-industrie-du-tabac_6076758_3224.html

Deuxième papier

À tous ceux qui n’auront jamais la clim’

Avis personnel : je connais des gens, proches, qui vivent dans des banlieues pouilleuses, dont le béton des immeubles brûle la peau en été. Pas de clim, pas d’évasion possible, juste l’enfer. Une petite enquête du site américain ABC News (1) revient sur la chaleur dans les villes. Cela ne va pas, cela ira de mal en pis.

Le béton, la minéralisation de tous les espaces urbains, les plantations si maigrichonnes d’arbres et de plantes annoncent un avenir radieux. Malgosia Madajewicz, chercheuse à l’université de Columbia : « Non seulement les habitants et les infrastructures subissent une hausse constante des températures moyennes, mais lorsque les vagues de chaleur extrême arrivent, elles représentent un danger encore plus grand ».

Qui morfle en priorité ? La surprise est grande : les pauvres. On l’oublie à force d’images frelatées – les films, les séries -, mais tout le monde n’a pas la clim’ aux États-Unis. Et ceux qui en ont n’ont pas forcément l’argent pour la faire marcher jour et nuit. Rachel Cleetus, directrice du programme Climat et Énergie à l’Union of Concerned Scientists : « Les chaleurs estivales extrêmes accablent les populations vulnérables, en particulier les communautés de couleur à faibles revenus .» Des relevés cartographiques montrent les inégalités territoriales, sociales, raciales dans l’accès à la climatisation (2).

On en a peu parlé à l’époque, mais une conférence internationale s’est déroulé au Qatar en mai dernier. Deux jours sur le stress thermique au travail (3), qui ont permis d’enfoncer pas mal de portes ouvertes : la température extrême provoque des coups de chaleur, augmente l’incidence des cancers, entraîne des maladies rénales, cardiaques et pulmonaires. En première ligne, le milliard d’ouvriers agricoles trimant dans les champs, accompagnés de dizaines de millions de prolos travaillant dehors. Dont bien sûr ceux du bâtiment. Oh ! Macron n’en pas dit un mot dans son distrayant discours sur “sa” transition écologique à lui. Ce sera pour une autre fois.

(1)https://abcnews.go.com/US/climate-week-nyc-large-cities-forefront-climate-change/story?id=103184987

(2)https://www.ucsusa.org/resources/killer-heat-united-states-0

(3)https://www.ilo.org/beirut/countries/qatar/WCMS_874714/lang–en/index.htm

troisième papier

Officiel : le bouchon de Volvic est « solidaire »

Prenons dans les mains une bouteille de Volvic. Les communicants se sont surpassés. Parmi les mensonges publicitaires de l’étiquette, ceci : « la force de la nature a créé Volvic .» On croyait bêtement que cette eau datait de sa commercialisation en 1938. Je m’ai trompé.

Le mieux est ailleurs. Désormais, le bouchon est dit « solidaire » – texto -, car il est retenu à la bouteille par une bague en plastique vert qu’on ne peut arracher qu’avec de forts ciseaux. D’où vient l’idée ? D’une directive européenne qui impose ce type de fermeture au plus tard le 3 juillet 2024. Ça coûte bonbon : le géant Tetra Pak aurait investi 100 millions d’euros dans son usine de Châteaubriant (Loire-Atlantique). Cristaline a montré le vertueux chemin dès 2016 et tous les autres ont suivi ou suivront dans les prochains mois.

La raison de cette grande réforme mérite d’être rapportée, car il s’agit de protéger la nature. Extrait de la directive européenne : « Les bouchons et les couvercles en plastique utilisés pour des récipients pour boissons figurent parmi les articles en plastique à usage unique les plus fréquemment retrouvés sur les plages de l’Union .» Notons que le simulacre est somptueux : selon l’OCDE, « la consommation mondiale de plastique passera de 460 millions de tonnes (Mt) en 2019 à 1 231 Mt en 2060. »

Ajoutons un petit grain de sel. Il est inévitable qu’en branlottant ainsi ces bouchons « solidaires », on produira une quantité x de microplastiques invisibles à l’oeil, et qu’on retrouvera dans l’eau. Goûteux.

Encore un barrage sur le grand Rhône

Publié en septembre 2023

Ils veulent simplement achever le Rhône. Mais présentons une splendeur qui fut sans égale. Il prend sa source en Suisse, dans un glacier qui lui a donné son nom, le Rhône. Après 290 km de tumulte, il se jette la tête la première dans le lac Léman, sort à Genève, et poursuit en France, sur 545 km. Le delta du Rhône est un miracle appelé Camargue, fait de sable, de roubines – des marais -, de sansouires – des steppes salées – et d’horribles rizières gorgées de pesticides.

Une telle puissance ne pouvait qu’exciter les ingénieurs, les techniciens, les politiciens. En 1937 commencent les travaux du barrage de Génissiat (Ain), qui ne sera inauguré qu’en 1948. On crée pour l’occasion un monstre qui ne cessera de prospérer : la Compagnie nationale du Rhône(CNR), groupe para-public toujours contrôlé par l’ État 90 ans après sa création. L’appétit de ces gens venant en se goinfrant, ce n’était pour eux qu’un modeste apéritif. Aujourd’hui, 80% du cours du Rhône sont artificialisés par le béton et les turbines, et la CNR, très fière de ses triomphes, annonce être le proprio de 19 barrages sur le Rhône et 19 centrales hydro-électriques principales.

Ce qui a été détruit ne reviendra pas. Mais on peut sauver ce que les aménageurs n’ont pas réussi à défigurer. Or la CNR et ses réseaux d’obligés politiciens veulent un nouveau barrage sur la dernière portion de Rhône non encore barrée, sur la commune de Saint-Romain-de-Jalionas, à la frontière entre l’Isère et l’Ain. Et y mènent en ce moment une « étude d’opportunité ». Comprendre que la CNR est une machine. Qui a un besoin vital de nouvelles constructions. Dont les bureaux d’étude passent des semaines et des mois à prospecter, jusqu’à trouver une proie. Une perpétuelle fuite en avant.

Avant d’aller plus loin, un souvenir personnel. Il y a une vingtaine d’années, j’ai conduit un long entretien avec l’écrivain Bernard Clavel. Je m’en souviens comme d’une lumière rasante sur le grand Rhône qui, disait-il, avait décidé de sa vocation. Celui qui avait été pâtissier, bûcheron, ouvrier, lutteur de foire – il fut un bon haltérophile -, relieur, employé, peintre et romancier enfin, me disait à propos des berges de son enfance : «  La vorgine, c’est l’ensemble des plantes sauvages qui poussent au bord du Rhône et jusqu’au coeur des lônes, qui sont ses bras morts. Il y avait à l’époque de ma jeunesse des lônes partout. Quel monde particulier ! Ils étaient remplis d’animaux, j’y ai vu des castors et quantité d’oiseaux qui n’étaient presque pas dérangés ».

Comme de juste, comme à chaque fois désormais, la CNR sort sa propagande lourde, et assure qu’il s’agit « d’accélérer le développement des énergies renouvelables dans les territoires afin d’atteindre 33 % d’énergies renouvelables en 2030 ». Eh oui, la CNR elle aussi est un soldat de l’écologie. Faut-il discuter avec ces gens ? On a le droit, mais on a tort. Le bel exemple nous vient d’un collectif appelé Le peuple des dunes, formé il y a quinze ans pour s’opposer au projet du cimentier Lafarge d’extraire 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans.

S’ils ont gagné, c’est qu’ils refusaient la discussion. Extrait de l’appel d’un de leurs animateurs, Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation ». En Isère, une première réunion a eu lieu le 12 juin, avec des élus, et des associations comme la LPO, France Nature Environnement, Lo Parvi (1), la fédération de pêche, et une autre se prépare pour le 30 septembre. Le maire de Saint-Romain-de-Jalionas, Jérôme Grausi, suivra-t-il le même chemin que celui des dunes ? Pour l’heure, il résiste et refuse. On peut envoyer des messages à la mairie de la part de Charlie : jerome.grausi2026@mairiestromaindejalionas.fr. Passeront-ils malgré nous tous ? En s’y prenant dès maintenant, non, sûrement pas.

(1)http://cdn2_3.reseaudescommunes.fr/cities/149/documents/p8qffvcf849z9xd.pdf

Du plomb dont on fait des neuneus

Publié en juillet 2023

Ainsi va le monde, tandis que nous hésitons sur la marque de notre prochain téléphone portable. La Burkinabée Nafisatou Cissé dirige une ONG internationale qui lutte contre l’intoxication par le plomb (1). Et elle vient de signer un article (2) dans la revue Nature qui fait le point sur ce si grand désastre. C’est très difficile à croire, et pourtant. Extrait : « Dans le monde, 815 millions d’enfants – 1 sur 3 – ont des niveaux dangereux de plomb dans le sang, suffisants pour provoquer des lésions cérébrales irréversibles, des déficiences intellectuelles, une baisse du niveau d’éducation, des troubles du comportement, une diminution des revenus tout au long de la vie, de l’anémie, des maladies rénales et des maladies cardiovasculaires ».

D’ou vient cet enfer toxique ? Des ustensiles de cuisine en aluminium, des céramiques, des épices, des cosmétiques et des piles, du recyclage des déchets électroniques et des batteries au plomb. Et bien sûr des peintures auxquelles on ajoute du plomb pour accélérer le séchage et donner de la couleur. On s’en doute un peu, il est très facile, comme dans les pays du Nord, de s’en passer. Le plomb, combien de morts dans le monde ? Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près d’un million chaque année. Et, ajoute Nafisatou Cissé, « on estime que les effets du plomb sur le développement cognitif entraînent chaque année une perte de revenus de près de 1 000 milliards de dollars dans les pays à revenu faible et intermédiaire ».

Vous avez bien lu : 1 000 milliards de dollars, à rapprocher des 9,6 milliards de dollars du budget d’un pays comme le Sénégal en 2023. Et la lutte contre le plomb mobilise à grand-peine 10 millions de dollars de fonds internationaux par an. Ce n’est pas seulement fou, c’est sanguinaire. Comme à l’habitude, derrière le crime, il y a l’industrie. Il fallait mettre du plomb partout, car on le produisait massivement. En 2022, des pays comme la Chine – deux millions de tonnes – et l’Inde – 240 000 tonnes – augmentent leur production. Et la baisse chez d’autres – Australie, États-Unis, Canada, Mexique – est minime.

Malgré l’interdiction mondiale du plomb dans l’essence en 2021, la tuerie continue. Au Sud on l’a vu, mais aussi au Nord. Une étude sérieuse de 2018 estimait à 412 000 morts par an aux États-Unis l’intoxication par de faibles expositions au plomb (3). 412 000, le sixième de la mortalité ! Mais pas en France, oh non. On se souvient du nuage de Tchernobyl arrêté en 1986 par la douane aux frontières françaises. Eh bien, de même, le plomb n’est pas passé par chez nous.

Démonstration immédiate par un rapport de la Direction du travail, révélé en juin par Le Parisien. En résumé express, la SNCF se tamponne le coquillard de l’exposition au plomb de ses salariés. Elle avait promis d’agir, mais ne l’a pas fait, et dans les gares d’Austerlitz, de Lyon, de Saint-Lazare et du Nord, elle « ne se conforme pas à des obligations essentielles de prévention des risques d’exposition au plomb, bien qu’en connaissant les termes ». Et ça craint, car « les éléments recueillis par les inspectrices du travail permettent d’établir l’existence de situations dangereuses pour les salariés de l’entreprise et de celles intervenantes ».

Mais que dire alors de l’incendie de Notre-Dame en 2019 ? Nos chers Bernard Arnault et François Pinault ont aussitôt montré grandeur d’âme et philanthropie, offrant ensemble 300 millions d’euros pour la reconstruction de la cathédrale. Oui, mais où sont passées les 400 tonnes de plomb qui ont fondu dans l’incendie avant d’être vaporisées pour le bien-être universel ?

Il faut reconnaître que l’affaire devient passionnante, car par un tour de magie digne d’Houdini, elles ont disparu. Malgré les plaintes de l’association Robin des Bois, on est toujours à leur recherche. Question des plus innocentes : pouvait-t-on trucider le tourisme parisien, l’un des grands moteurs de l’économie ? Pouvait-on se permettre d’en trouver dans les cours de récréation, les jardins publics, les intérieurs bourgeois de ce quartier chic ?

(1)en anglais https://leadelimination.org/

(2)en anglais https://www.nature.com/articles/d41586-023-02368-0

(3)en anglais https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanpub/PIIS2468-2667(18)30025-2.pdf

Deuxième papier

La chimie arrêtée aux frontières (bis repetita)

Ce n’est pas en France qu’on verrait cela. Certes, les États-Unis sont le royaume des pires pollueurs, mais ils abritent aussi des procureurs indépendants et teigneux dont on ne voit pas l’équivalent chez nous. Témoin cette plainte du bureau du procureur général de Washington contre 25 entreprises de la chimie, accusées d’avoir fabriqué et vendu des produits toxiques qui empoisonnent la capitale fédérale américaine depuis les années 1950.

L’Attorney general vise en particulier deux entreprises, 3M et DuPont, qui ont beaucoup utilisé ce qu’on appelle des forever chemicals, les PFAS. Autrement dit, des polluants chimiques éternels, dont la structure résiste à toute dégradation pour des siècles. Et ils l’on fait en cachant à la société et aux organismes de contrôle les risques pour la santé et l’environnement, qu’ils connaissaient pourtant. 3M pèse 34 milliards de dollars de chiffre d’affaires – 92 000 employés – et DuPont « seulement » 13 milliards après différentes modifications de capital. Des géants de l’industrie transnationale.

Ça chauffe d’autant plus que cette plainte arrive après un accord passé par 3M le mois dernier avec plusieurs villes américaines. L’industriel a accepté de verser au total 10,3 milliards de dollars sur 13 ans pour financer la dépollution des services publics de distribution de l’eau. Mais de leur côté, les cauteleux avocats de DuPont jurent qu’ils n’ont rien à voir dans cette histoire. Selon eux, DuPont n’a jamais fabriqué de PFAS, et d’un point de vue torve, c’est vrai. Car entre 2017 et 2019, l’antique DuPont de Nemours s’est scindé en trois entités. Et celle qui a gardé le nom, en effet, n’a pas fabriqué de PFAS.

C’est si gros qu’on se pince. Au fait, à quand des plaintes en France ? L’usine de 3M à Tilloy-lez-Cambrai (Nord) ne mériterait-elle pas une enquête approfondie de Santé Publique France ou de l’Agence régionale de santé ? En 2021, des tests sanguins ont montré que 59% des riverains de l’usine 3M de Zwijndrecht (Belgique) étaient farcis de PFOS, sous-famille des PFAS. Mais en France, jamais !

Troisième papier

La canicule tue aussi (surtout) les bêtes

Ils souffrent beaucoup plus que nous. Ils meurent par millions et nous regardons gentiment s’il y a encore du rosé au frais. Eux, les animaux sauvages. Eux, les plantes et les arbres. La canicule est un enfer, et l’on commence à entrevoir ses conséquences. Une étude (1) menée en 2021 et 2022 à Matera, dans la Basilicate (sud de l’Italie) montre les effets d’un stress thermique sur la population locale de faucons crécerellettes – un millier de couples ! -, qui nichent sous les tuiles ou sur les façades de Madera, l’une des villes les plus anciennement habitées au monde.

Encore l’étude ne porte-t-elle que sur des températures ne dépassant pas 37 degrés. Loin de la chaleur de 2023. L’équipe scientifique a pu montrer qu’en créant artificiellement de l’ombre sur les nombreux nichoirs de la ville, on pouvait ainsi abaisser la température de quatre degrés. Et le résultat à l’arrivée est saisissant : dans les nichoirs non ombragés, un tiers des œufs sont devenus des poussins prêts à l’envol. Mais dans les autres, autour de 70%.

Commentaire du professeur Diego Rubolini (2), de l’université d’État de Milan : « Ces résultats montrent que les phénomènes de températures extrêmes (…) dans certains cas jamais enregistrés auparavant, peuvent avoir des effets profonds et très rapides sur les populations d’animaux sauvages ». D’autant que «  les scénarios de changement climatique prévoient une nouvelle augmentation de la fréquence et de l’intensité des vagues de chaleur(…) en particulier dans la région méditerranéenne ».

(1)en anglais https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/gcb.16888

(2)en italien https://www.lescienze.it/news/2023/07/27/news/stress_termico_effetto_animali_selvatici_ecosistema_l-13011009/

Comment ne pas rechercher un poison

Christophe Béchu, ministre de l’Écologie, avec le nez rouge du comique professionnel. L’a pas l’air. Mais la chanson, si. Savourons une décision toute récente : le 27 juin paraît au Journal officiel un arrêté Béchu, qui demande à 5 000 entreprises de rechercher « sous trois mois, la liste des substances PFAS utilisées, produites, traitées ou rejetées par son installation ».

Les PFAS dont il est question sont appelées à un grand avenir, car ces mixtures chimiques ne disparaissent pas dans l’eau, l’air, les sols. Ou les corps. Et c’est pourquoi on les appelle des forever chemicals. Des produits chimiques éternels. Où trouve-t-on des PFAS ? Eh bien, partout, car leurs propriétés antiadhésives, imperméabilisantes, résistantes aux fortes chaleurs, en font des candidats parfaits pour les usages industriels. Ils sont utilisés aussi bien pour les poêles que pour les pesticides, dans les vêtements, les emballages alimentaires – miam – les mousses anti-incendie, les cosmétiques, et la liste continue jusqu’au bout de la terre.

Inventés dans les années Trente du siècle passé, ils ont vivoté jusqu’au 29 juillet 1967, date d’un grave accident sur le porte-avions USS Forestal, qui tue 134 soldats après un incendie géant. Des petits malins se disent que des mousses contenant des PFAS auraient été bien plus efficaces contre les flammes. Nul ne s’interroge sur rien, et l’aventure continue. Dans les années 70, on trouve dans le sang des personnels exposés des traces de PFAS. Et alors ?

En 2001, Giesy et Kannan montrent une contamination des ours polaires, des poissons, des oiseaux. Et alors ? On découvre dans la foulée, que le sang de toute la population américaine – il doit pouvoir rester deux ou trois épargnés – contient des PFAS. Et pareil en Europe. L’air des cimes en contient. La glace arctique aussi. Est-ce bien embêtant ? Un peu. On relie en effet les PFAS à des cancers des testicules, du sein, du rein. À des maladies thyroïdiennes, de l’intestin, à des lésions du foie, à de nombreux risques pour les fœtus, dont les effets ne se feront sentir qu’à la puberté, ou après.

À ce stade, résumons : on sait ce qu’il faut savoir depuis trente ans, et l’on se demande ce que nos ministres de la Santé et de l’Écologie ont bien pu faire pour contraindre si peu que ce soit l’industrie à la prudence. Oui, qu’ont donc tenté les responsables de la santé Kouchner, Douste-Blazy, Guigou, Mattei, Bertrand, Bachelot, Touraine, Buzyn ? Rien. Et pareil chez les ministres de l’Écologie Bachelot, Lepeltier, Jouanno, Kosciusko-Morizet, Batho, Martin, Royal, Pompili. Zéro plus zéro égale la tête à Toto.

Béchu a l’air bien parti pour suivre cette noble route. Revenons à sa décision historique du 27 juin : il donne trois mois à une petite fraction de l’industrie – 5000 entreprises – de déclarer s’ils utilisent des PFAS. Il connaît bien sûr la réponse, mais ça permet de gagner du temps, ce qui n’est pas rien. Lorsqu’on reparlera des PFAS, qui sait où il aura atterri ? À Angers, son fief électoral ? Au secrétariat d’État aux normes de la charcuterie et de la baguette réunies ? Loin du mistigri en tout cas, qu’il aura refilé à une autre préposé.

Au fait, les amis, savez-vous combien il y a de PFAS différents les uns des autres ? Tous les organismes officiels s’accrochent comme des noyés au chiffre ridicule de 4700 assemblages distincts. L’agence publique en charge de notre protection, l’ANSES, écrit ainsi sur son site calamiteux (2) : « Les substances per- et polyfluoroalkylées, également connues sous le nom de PFAS, sont une large famille de plus de 4000 composés chimiques ».

C’est tellement faux qu’on s’en pince la peau du bras. Le chiffre semble s’inspirer d’un rapport de l’OCDE, en 2007, qui dénombrait exactement 4730 PFAS. L’agence en charge de l’environnement aux États-Unis – l’EPA – en comptait 14 735 il y a trois ans. PubChem, sous la tutelle des National Institutes of Health, fait autorité, et en annonce…6 millions. On parle désormais de 7 millions. Bechu demande à 5000 entreprises d’en rechercher 20 en priorité. Nez rouge, oui. 

(1)https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047739535

(2) https://www.anses.fr/fr/content/pfas-des-substances-chimiques-dans-le-collimateur