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« Le nucléaire et l’homme ne sont pas compatibles »

Cet entretien a été publié par Charlie Hebdo le 27 novembre 2013

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Charlie a interrogé longuement Janick Magne, qui vit au Japon depuis 35 ans. Elle s’est rendu à quatre reprises dans la zone interdite de Fukushima, et raconte l’horreur nucléaire dans un pays de haute technologie et de brillants ingénieurs. Comme est la France.

Vous êtes au Japon depuis une vie. Combien d’années, en fait ?

35 ans. Je rentre en France, bien sûr, pour des vacances ou de courts séjours, mais pour le reste, oui, j’habite ici. Rien ne me prédestinait à ce pays. Entre autres choses, j’ai fait en France des études de russe et à un moment donné, j’ai obtenu une bourse d’études pour suivre une année universitaire à Moscou. C’est comme ça que j’ai rencontré celui qui allait devenir mon premier mari japonais, professeur de russe à Tokyo.  Nous avons toujours parlé cette langue, y compris, plus tard, devant nos enfants, qui le comprenaient sans le parler. (rires)

Vous êtes immédiatement partie avec lui au Japon ?

Non. Jamais je n’aurais imaginé m’installer dans un pays comme celui-là. On parlait beaucoup de la maladie de Minamata, du nom de cette baie contaminée par le mercure pendant des décennies. Des amis m’avaient apporté des articles pour me prévenir que je partais vers les Enfers (rires). En vérité, le Japon était un pays bien plus hospitalier que ce que l’on pouvait imaginer. J’ai débarqué ici le 18 décembre 1978, et ma première impression a été la stupéfaction. Je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir dans la capitale autant de bâtiments vétustes, de maisons en bois et même de logements franchement pourris ! Les quartiers étaient sympas, mais bâtis n’importe comment, comme bricolés. Cela donnait vraiment une impression de pauvreté. Comme j’avais vécu en Union soviétique, je disais sans rire que j’avais le sentiment d’être encore en Russie (rires). Étonnant, n’est-ce pas ?

Oui, en effet. Venons-en à l’objet de cet entretien. Comment en êtes-vous arrivée au nucléaire ?

Je me suis intéressée à ces questions bien avant Fukushima. En réalité, toute jeune, en France, j’appartenais à la mouvance antinucléaire. Et par la suite, comme j’ai vécu dans l’ancienne Union soviétique et que  je parle le russe, j’ai été évidemment marquée par la catastrophe de Tchernobyl, en 1986. Mais dès avant cette date, j’avais le sentiment que nous vivions sur un volcan, au sens propre puisque le Japon connaît constamment des tremblements de terre. Je me suis vite posé la question : mais où sont donc les centrales nucléaires au Japon ? Et en regardant la liste, j’ai aussitôt eu une peur terrible. La centrale de Hamaoka, à 200 kilomètres au sud-ouest de Tokyo, est construite au point de jonction de trois plaques tectoniques, ce qui en fait peut-être la plus dangereuse au monde.Dès qu’on touche au nucléaire, ici, tout est aberrant.

Pour en revenir à mon itinéraire, j’ai eu la chance, grâce à mon mari, qui était membre du parti communiste japonais, de rencontrer des Japonais antinucléaires. Les communistes d’ici sont résolument antinucléaires, même si cela peut surprendre. Quand je viens en France et que je rencontre des militants communistes ou du Parti de Gauche, je ne loupe pas une occasion de le placer. Il serait temps qu’ils comprennent un peu les choses, non ?

Parallèlement, j’ai commencé à m’intéresser au mouvement écologiste français grâce à mon…père. Mon père, qui a toujours été de gauche, était passé à Génération Écologie, et a été élu conseiller régional d’ Île-de-France, en 1992. J’ai toujours eu beaucoup  de discussions avec lui, qui a été résistant communiste pendant la guerre, et j’ai été très marquée par son évolution, que je juge admirable. Car il a été profondément stalinien, et rompre avec cet univers a été pour lui une grande souffrance.

Et la bagarre au Japon, quand a-t-elle commencé ? Avec Fukushima ?

J’ai 61 ans, et avant Fukushima, je pensais rester au Japon jusqu’à l’âge de 70 ans, date de ma retraite de professeur d’université. Tel était mon plan de vie.  Fukushima est tombé sur la tête de beaucoup d’étrangers vivant ici, car brusquement, ils ont compris qu’ils seraient peut-être obligés de quitter le Japon définitivement. Le 15 mars – la catastrophe a eu lieu le 11 mars 2011 et les explosions de réacteurs du 12 au 15 -, je suis allée me réfugier à Osaka, dans la famille de mon ex-mari. C’était l’époque, on l’a su après, où le gouvernement japonais envisageait d’évacuer Tokyo !

Je ne suis rentrée définitivement à Tokyo que le 30 mars, après un détour par la Nouvelle-Calédonie. Il y avait des images à la télé, mais très peu d’explications. À cause des tremblements de terre qui avaient coupé les routes, il régnait un début de panique, car à Tokyo, l’approvisionnement venu du Nord, où se trouve Fukushima, était bloqué. Jour et nuit, et pendant des semaines, la terre tremblait ! Nous dormions habillés ! C’était l’enfer !

J’ai participé à un premier rassemblement antinucléaire dans les tout premiers jours d’avril, où il y a avait quelques milliers de personnes, mais c’est passé très vite à 50 000, 100 000, 200 000. On n’avait jamais vu ça. Très vite, la protestation s’est portée sur la centrale d’Hamaoka, dont je vous ai parlé. Il fallait obtenir sa fermeture immédiate [Hamaoka a été fermée en mai 2011 sur ordre du Premier ministre d’alors, Naoto Kan. NDLR].

Par la force des choses, j’ai réussi à créer un groupe d’une trentaine de Français vivant au Japon, qui se retrouvaient dans les manifs. Je distribuais des pancartes et j’ai ensuite fait fabriquer des banderoles.  J’ai également adhéré à Europe Écologie Les Verts, et me suis présentée aux élections législatives de 2012 dans la 11ème circonscription des Français de l’étranger.

Puis les gens ont commencé à acheter des compteurs Geiger. Moi, quand j’ai mesuré chez moi, j’ai été stupéfaite de voir que dans la pièce centrale de mon appartement,  qui n’a pas de fenêtre, j’avais un taux de radioactivité plus élevé que celui des autres pièces et très supérieur au bruit de fond naturel, de 0,05 à 0,08 microsieverts par heure : j’étais à 0,3, soit entre quatre et six fois plus.

Janick, vous êtes allée quatre fois maintenant dans la zone interdite de Fukushima. Vous nous racontez la première fois ?

C’était en février 2012. Une amie, dont la famille paternelle est originaire de Futaba, juste à côté de la centrale, m’a proposé de l’accompagner sur place, avec son père, ses oncles et tantes.  À Futaba se trouvent les réacteurs 5 et 6 de Fukushima-1. Petite, mon amie y allait passer ses vacances, car cette région des bords du Pacifique, montagneuse et boisée, est magnifique. Je savais que la visite proprement dite ne pourrait durer que cinq heures : j’avoue que cela m’a fait peur. Je suis partie quand même avec eux, en voiture, en prenant l’autoroute du Tohoku  quatre heures pour faire les 250 kilomètres jusqu’à la sortie d’Iwaki.

Au check-point, on a présenté nos autorisations, et les employés civils de Tepco – le gestionnaire de la centrale – nous ont donné des tenues de protection: couvre-chaussures, trois paires de gants en fonction de ce qu’on ferait sur place, masque facial très simple pour bloquer la poussière, bonnet, dosimètre, et un talkie walkie par voiture.

Vous avez pu entrer dans la maison familiale de Futaba ?

Non. J’ai pris des photos, mais je n’ai pas voulu être indiscrète. Tout était sens dessus-dessous. Des aliments avaient pourri, certains animaux étaient morts. L’étrangeté est terrible à voir. Beaucoup de maisons sont intactes, avec des rideaux aux fenêtres. Le linge sèche pour l’éternité dehors, à côté des vélos des gosses. Vous avez cette impression atroce que les gens vont revenir d’un instant à l’autre. Mais non, la ville est habitée par des fantômes. À d’autres endroits, comme dans la rue principale, certaines bâtisses sont impeccables, mais d’autres ont perdu leur toit, carrément  posé sur la route.

Votre amie et ses parents n’ont pas eu envie d’emporter des souvenirs personnels ?

Les autorités leur avaient dit de ne surtout rien prendre,  mais une dame a voulu emporter un manteau d’hiver. Au check-point de sortie, la dame au manteau a dit qu’elle n’avait rien, et comme elle avait placé le vêtement dans le coffre, elle a pu passer. Plus tard, un proche qui travaille dans la décontamination a pu faire des mesures, et lui a dit : « Ton manteau est trop contaminé, mais si tu le passes trois ou quatre fois dans la machine à laver, ça pourra aller ». Et c’est ce qui s’est passé.

Comment jugez-vous en cette fin d’année 2013 l’évolution de l’opinion japonaise ? On est passé en effet d’un Premier ministre antinucléaire, Naoto Kan, à un gouvernement de droite (PLD) franchement pronucléaire, après les élections de décembre 2012. L’atome ne fait pas assez peur ?

Pourquoi le PLD de Shinz? Abe a-t-il obtenu une majorité aux deux Chambres ? Ce que je peux dire, c’est qu’Abe a beaucoup tiré sur la corde nationaliste, profitant des tensions avec la Chine et la Corée, et qu’il a promis par ailleurs une relance massive de l’économie, ce qui en a convaincu plus d’un. Ajoutons une très forte abstention et de nombreuses irrégularités qui ont conduit à une quinzaine de procès qui réclament de nouvelles élections. Vous le saviez ?

Non.

Le sentiment général est très complexe à saisir. On a l’impression que beaucoup ont baissé les bras, mais il y a toujours des manifestations. La dernière à laquelle je suis allée, fin octobre, a réuni quand même 40 000 personnes. Et une nouvelle mobilisation se met en place autour du projet de loi sur la protection des secrets d’État. M. Abe veut faire voter cette loi au parlement le 6 décembre. Si elle passe, le gouvernement pourra nommer secret d’État ce qui lui convient. Ce sera le cas pour la sécurité des centrales nucléaires, ça a été annoncé, et il ne sera pas difficile de prétendre que telle information est en lien avec la sécurité nucléaire. Et donc secret d’État. Dans le cas où cette chape de plomb s’abattrait sur le Japon, les contrevenants seraient passibles de dix années de prison.

En attendant, tous les réacteurs sont à l’arrêt, n’est-ce pas ?

Oui. Aucun des 50 réacteurs nucléaires restants n’est plus en activité depuis le 15 septembre. Et les enquêtes nationales, par exemple celle récente du quotidien Asahi Shinbun, montrent qu’une majorité de Japonais continuent à vouloir l’arrêt définitif du nucléaire. Ils sont aux alentours de 60 %, contre 80 % il est vrai juste après Fukushima. Même dans le grand parti de droite au pouvoir, la discussion fait rage. L’ancien Premier ministre Junichiro Koizumi, l’une de ses principales figures, a appelé M. Abe, qui fut son bras droit, à renoncer à cette « horreur nucléaire », comme il l’appelle.

Pour autant qu’on peut le savoir, la situation, à Fukushima, est-elle sous contrôle ?

Comment pourrait-elle l’être ? Le corium des trois réacteurs explosés a traversé le fond des cuves, et nul ne sait où ce magma fondu est passé. Aucun spécialiste ne peut dire si cela va durer cinquante ou cent ans. Ou plus. Ce que je vois, sans vouloir exagérer une seconde, c’est qu’ils ne savent pas ce qui se passe. Ils le reconnaissent, voyez-vous. Ils le reconnaissent ! Ils versent de l’eau pour refroidir les ruines, et remplissent des citernes avec l’eau radioactive récupérée : il y a sur place plus de 1000 réservoirs pleins, et qui fuient. Et puis 11 000 barres de combustibles usés.

Je suis sûre pour ma part que la tromperie a été organisée, et elle est criminelle. Des villes entières auraient dû être évacuées. À commencer par Fukushima, qui compte tout de même 290 000 habitants. Avec les mêmes mesures que celles que j’ai prises sur place, Tchernobyl a été évacuée. Pas Fukushima ! La moitié de la ville, soit 150 000 personnes, souhaite partir, mais elles ne le peuvent pas, car on n’évacue pas sans aide matérielle.

Le gouvernement a tout au contraire rehaussé les normes de radioactivité admissibles, de manière à permettre le retour de populations évacuées dans les premiers jours, mais même ainsi, il est obligé de faire machine arrière. Sur les 11 villes où la population devait revenir, on a appris que dans 8 d’entre elles, il faudrait attendre au moins plusieurs années. Vous savez ce que m’a dit l’ancien maire de Futaba ? « Témoignez partout et dites aux gens que le nucléaire et l’homme ne sont pas compatibles ». Il a raison. Le nucléaire et la vie sont irréconciliables.

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(encadré)
Un si grand désastre

Pour les nucléocrates, à commencer par les nôtres, Fukushima n’est pas supportable. Tchernobyl, en 1986, avait été attribué à l’incurie des bureaucrates soviétiques, mais comment faire avec des ingénieurs et techniciens japonais, dont l’excellence était vantée dans les discours officiels d’EDF et Areva ?

Rappelons les faits : le 11 mars 2011, un tremblement de terre, suivi d’un tsunami, détruit les réacteurs 1, 2 et 3 de la centrale de Fukushima, au bord du Pacifique. L’affaire est classée au niveau 7 de l’échelle des accidents nucléaires, le plus élevé. La suite n’est qu’une colossale série de dissimulations et de mensonges.
L’entreprise privée qui gère Fukushima, Tepco (Tokyo Electric Power), est contrainte de publier en octobre 2012, 18 mois après le drame, un document autocritique. On y apprend que ces salopards ont sciemment minimisé les risques d’un tsunami avant le 11 mars,, de peur de payer de coûteuses mesures de sécurité. Après le  11 mars, reconnaît Tepco, « il y avait cette inquiétude que si de nouvelles et sévères mesures étaient imposées, la sécurité de toutes les centrales existantes serait devenue un sujet de préoccupation », ce qui aurait pu « donner plus de vigueur au mouvement antinucléaire ».

Depuis cette date, tout montre la perdition. Il faut des quantités massives d’eau pour renouveler celle des piscines d’entreposage, et constamment refroidir les combustibles irradiés. Mais cette eau se charge de radionucléides et en l’absence de toute solution véritable, elle est récupérée et injectée dans un millier de réservoirs de 1 000 tonnes chaque.

Le menu problème est que ces cuves sont presque toutes remplies, et que beaucoup fuient déjà. La nappe phréatique et le Pacifique sont pollués pour l’éternité, et les déversements continuent sans qu’aucune autorité ne soit capable de les empêcher. Quant au corium, le mystère est total. Le corium est un magma provenant de la fusion des réacteurs, mais contrairement à celui des volcans, qui refroidit très vite, il continue à produire une extrême chaleur ultratoxique pendant des décennies. On a toutes les raisons de penser que le corium des trois réacteurs détruits de Fukushima a percé le fond des cuves et qu’il se balade sous terre, en grignotant tout sur son passage.
La situation reste hors de contrôle.

La mort nucléaire rapporte un max

 Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 23 octobre 2013

Ils sont si mignons. EDF veut faire durer 60 ans des centrales nucléaires prévues pour s’arrêter au bout de 30. C’est délirant, mais ça peut rapporter très gros à Proglio et à l’État actionnaire. Des milliards d’euros.

Alors voilà. C’est pas drôle, mais c’est sérieusement marrant. Le 13 octobre, le Journal du Dimanche publie une énorme connerie. Quoique. Extrait : « Selon plusieurs sources proches du gouvernement, l’État se prépare à autoriser EDF à prolonger de dix ans la durée de vie des 58 réacteurs nucléaires ». Et l’une d’elles assure même que c’est « inéluctable ». La durée de vie administrative des centrales nucléaires passerait en France de 40 à 50 ans. Après avoir déjà gagné 10 ans en 2003. La vaste machinerie se met en route, et toute la presse embraie. TF1, mais aussi Le Monde, avec juste un poil de prudence.

Présenter l’affaire comme le fait le JDD n’a au premier regard pas de sens. L’article ne cite même pas l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), pourtant la seule instance ayant le droit de donner un éventuel feu vert. Créée en 2006, l’ASN est en théorie indépendante, et peut donc envoyer bouler qui elle veut. Actuellement, elle procède tous les dix ans à une inspection de chaque centrale, et signe – ou pas – une autorisation de poursuivre l’activité pour dix années supplémentaires.

Or, et telle est sans doute l’explication du plan com’ en circulation, l’ASN tire à ce sujet une tronche de dix mètres de long. Dans L’Usine Nouvelle du 4 octobre, le patron de l’ASN, Pierre-Franck Chevet, parle gentiment de « terra incognita ». C’est aussi simple que flippant : au-delà de quarante ans de fonctionnement, une centrale devient une « terre inconnue ». Et Chevet d’ajouter, non sans savoir ce qu’il fait : « EDF a déposé un premier dossier sur cette question. Pour l’instant, c’est un très gros point d’interrogation ». Le comble, c’est que tous les acteurs savent évidemment à quoi s’en tenir. Le calendrier est limpide : d’abord le dépôt d’un dossier complet d’EDF, puis une décision attendue en 2015, et pas avant. Alors, pourquoi l’article du JDD ?

La chronologie parle d’elle-même. Le 4, l’ASN joue au billard, et signale au pouvoir politique dans quelle merde nous nous trouvons tous. Les nombreux services de propagande d’EDF se mettent alors en mouvement pour contrer l’opération et appuyer tous ceux qui, dans l’appareil d’État, soutiennent sa logique. Inutile de dire qu’ils sont nombreux. Pourquoi ? À cause du blé. Les petits cerveaux d’EDF et son patron sarkozyste Proglio savent au moins lire les journaux. La France de Hollande cherche désespérément de quoi boucher les trous et faire plaisir à la Commission européenne. Or, l’opération demandée par EDF permettrait un miracle.

Et d’un, amortir le coût des centrales en cinquante ans plutôt que quarante dégagerait une marge supplémentaire annuelle colossale, peut-être pas loin d’un milliard d’euros. Et de deux, l’État se goinfrerait lui aussi avec bonheur. Depuis l’introduction en Bourse d’EDF, en 2005, l’État actionnaire a ramassé 16 milliards d’euros de dividendes. Les centrales étant par définition de plus en plus « rentables », les caisses publiques pourraient ramasser jusqu’à 2 milliards d’euros annuels en cas de passage de 40 à 50 ans.

Ne reste plus qu’une minuscule question : la sécurité. Notons pour commencer deux faits. Le premier, c’est que 48 des 58 réacteurs nucléaires français ont été mis en service entre 1978 et 1989. Sans accord de l’ASN, les plus vieux devraient fermer dès 2018, ce qui créerait une sorte de chaos, car nos bons maîtres n’ont rien prévu pour les remplacer. Le second, c’est qu’EDF, ne pensant qu’à ses résultats financiers, pousse en fait à un passage à 50 ans, suivi d’un passage à 60. 60 ans, les amis, deux fois plus que la durée prévue au départ.

Est-ce bien raisonnable ? Bien sûr que non. D’importantes parties des centrales ne peuvent être remplacées, à commencer – selon un point de vue officiel – par les cuves des réacteurs. Et bien entendu, des milliers de pièces fragiles, soumises à des radiations constantes, à l’usure et à la corrosion,   ne sauraient tenir un demi-siècle. Mais EDF s’en tape, car EDF ne cesse de marquer des points en Bourse. L’économie, une mort si intelligente. nike air max ladies nike air max ladies

D’une catastrophe l’autre (souvenirs du nucléaire)

Pour les besoins d’un travail, j’apprends que sans les ingénieurs-chimistes qui ont rendu commercialement profitable l’invention du nylon, pas de bombe nucléaire. Le « projet Manhattan », qui fit sortir de terre en quelques mois les usines de Hanford et d’Oak Ridge, n’aurait pas existé sans le savoir-faire technique, technologique, matériel du groupe DuPont. Sans chimistes, excusez-moi de répéter, les équations des physiciens comme Fermi seraient restées dans les laboratoires. Je vous laisse penser. L’alliance de la chimie de synthèse et du plutonium (voyez le passionnant livre de Pap Ndiaye, Du nylon et des bombes, Belin, 2001).

Les accidents de 1956, 1961 et 1987

Si j’évoque ce fait, c’est qu’un autre me trouble profondément. Ou plutôt deux, ou trois, ou cent, nul ne sait ni ne saura jamais. Le 13 septembre (ici), le quotidien  The Guardian rapporte qu’en juillet 1956, en Angleterre, un avion gros-porteur américain est sorti de piste et a heurté violemment un silo abritant des missiles nucléaires, avant d’exploser. On s’en est sortis. Tout juste. En janvier 1987, un camion de l’armée de l’air britannique a dérapé sur une route verglacée, avant de se perdre sur le bas-côté. Il contenait des bombes H, à hydrogène. Et si ces deux exemples sont cités, c’est qu’ils ne figurent pas dans les listes officielles, qui comptent pourtant des dizaines de situations limites. Combien d’autres affaires cachées ? Par définition, on ne le sait.

Le 20 septembre, s’appuyant sur un document américain déclassifié, The Guardian, à nouveau, raconte une histoire à hurler (ici). Le 23 janvier 1961, aux États-Unis, un accident a bien failli décimer la population du nord-est du pays. Washington, Baltimore, peut-être New York auraient pu être rayées de la carte. Avec des millions de morts à la clé. Ce jour-là, un bombardier B52 a explosé en vol, relâchant du même coup deux bombes à hydrogène représentant 260 fois la puissance de la bombe atomique d’Hiroshima. La première bombe tombe dans un champ, l’autre dans une prairie. Par miracle, sans exploser. Ajoutons que le mensonge officiel, en Amérique, est que le nucléaire militaire n’a jamais mis en danger des vies américaines.

La gélatine des fûts radioactifs

Bien sûr, ils mentent comme des arracheurs de dents. Et ils sont en outre d’une ignorance qui, combinée à leurs autres défauts intrinsèques, peut VRAIMENT conduire au pire. En Belgique, l’analyse de 58 fûts de déchets radioactifs venant de la centrale de Doel vient d’être rendue publique. C’est digne d’intérêt. Si on a mené ce travail dans le site d’entreposage des déchets, c’est bien entendu parce que l’on avait un pressentiment. Et comme on avait raison ! 42 des 58 débordent d’une matière gélatineuse dont on ne sait rien, mais qui inquiète beaucoup, y compris chez nos damnés « experts ». Le phénomène était connu des nucléocrates depuis février, mais ces messieurs-dames n’ont daigné mettre au courant leur ministre de tutelle qu’en août. Mais à part cela, madame la marquise, tout va très bien. Le porte-parole de Belgoprocess, qui gère le dépôt de déchets, assure faire preuve de « transparence » et d’« ouverture ».

Que puis-je ajouter de sensé ? S’il existait en France des démocrates à l’ancienne – disons plutôt : à mon goût -, il est certain qu’EDF, AREVA, CEA et tous autres monstres ne pourraient jouer notre sort commun à la roulette russe. Or, ne s’amusent-ils pas au bord du gouffre depuis 70 années ? Comment se fait-il donc qu’aucun accident important n’ait jamais été admis chez nous ? Rien au moment des assemblages à Valduc (Côte d’Or). Rien au Sahara, où se déroulèrent les premiers essais. Rien à Moruroa, si loin de nos regards. Rien dans nos ciels tricolores, où circulent pourtant des avions nucléarisés depuis cinquante ans. Rien à bord des sous-marins. Rien dans les ports d’entretien – Toulon, Cherbourg, Brest. Rien sur les routes, où circulent toute l’année des engins de mort. Rien sur les lignes de chemin de fer. Rien, jamais.

Où sont passés les démocrates ?

Oui, s’il existait des démocrates à l’ancienne, capables d’aller choper au col tous ces salauds, eh bien, cela ferait une certaine différence. Mais sur ce plan-là aussi, rien n’est en vue. Les socialos sont ralliés à la bombe depuis Mitterrand l’atlantiste. Les ci-devant communistes ont toujours salivé devant la puissance de l’atome. Et la droite, n’en parlons pas. Mais c’est bien parce que nous sommes si faibles, si mous, si lâches que les puissants d’hier, d’aujourd’hui, de demain, peuvent continuer à mentir avec tant d’aplomb. Je sais que c’est facile à écrire. Je le sais bien. Et je sais aussi que ces mots dérisoires peuvent ressembler à de la bouillie masochiste pour les chats de ma défunte grand-mère.

Je sais tout cela. Mais mon désarroi est si grand, ce samedi finissant, que je ne peux m’empêcher. Certes oui, des craquements se font entendre d’un bout à l’autre de notre vieux monde. Mais quand ? Quant tout cela deviendra-il un espoir véritable, planétaire, vivifiant ? Hier et aujourd’hui, nos gouvernants ont pu installer en plein Paris leur Barnum de la Conférence environnementale. Désespérément attachés à leurs banquettes et strapontins, ces pauvres gens d’Europe Écologie-Les Verts ont fait semblant d’applaudir pour ne pas déranger leurs urgentes affaires de places. Cela va passer, mais un jour comme aujourd’hui, je me demande pourquoi nous sommes si cons.

Le Brésil a la tête pleine de merde

Cet article a paru dans Charlie Hebdo le 26 juin 2013

Le pays de Lula est devenu un repaire de beaufs et de bœufs, qui ne rêvent que de nucléaire, de barrages et d’avions de combat. L’écologiste Marina Silva sauve l’honneur et réclame un vrai changement.

Nul ne sait comment va tourner la mobilisation en cours au Brésil. Quand s’arrêteront les manifs ? Selon la version officielle, la merveilleuse croissance d’un pays devenu la septième « puissance économique mondiale » a créé des tensions, des contradictions, et de nouvelles exigences. Une partie des classes moyennes voudrait consommer davantage, à moindre prix. Le certain, c’est que derrière le rideau de scène se joue une tragédie.

Premier détour par Marina Silva, qui aura sa statue, aucun doute. Plus tard, quand elle aura été flinguée par des pistoleiros, cette joyeuse engeance au service du fric et des propriétaires terriens. En attendant, elle fait bien chier la présidente en titre, Dilma Roussef. Car Marina, longtemps membre du Parti des travailleurs (PT) de Lula et Roussef, n’a pas supporté la corruption massive de ses anciens copains et la destruction systématique des grands écosystèmes du pays, à commencer par les fleuves et la forêt amazonienne.

Ancienne très pauvre, proche du syndicaliste Chico Mendes, buté en 1988 par des tueurs à gage, elle est devenue écologiste, dans le genre sérieux, c’est-à-dire radical. Et populaire. Toute seule ou presque, elle a obtenu 19,33 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle du 16 mai 2010, contraignant Dilma Roussef, qui succédait à Lula, au ballottage. Ce qui ne s’oublie pas chez ces gens-là.

Si Marina Silva a tant cartonné, c’est parce qu’elle incarne une autre vision du Brésil. Ministre de l’Environnement de 2003 à 2008, elle s’est progressivement fâchée avec tous les apparatchiks du parti de Lula. Par exemple à propos du sort des Indiens, dont 500 ont été assassinés depuis 2003 selon les chiffres de l’Église catholique. Marina Silva n’a pas hésité à prendre position pour ceux qui s’opposent au barrage géant de Belo Monte sur le rio Xingu, en pleine Amazonie, dont le coût pourrait dépasser 20 milliards de dollars. Dans le Brésil d’aujourd’hui, c’est une déclaration de guerre à toutes les élites, à commencer par celles du Parti des travailleurs.

D’autant qu’elle s’oppose aussi au soja transgénique, dont les dizaines de millions d’hectares envahissent et trucident le cerrado, une savane d’une incroyable biodiversité, qui abriterait 160 000 espèces de plantes, de champignons et d’animaux. Selon les chiffres du gouvernement, la moitié du cerrado – environ 2 millions de km2 au total – aurait disparu en cinquante ans.

Pour faire bon poids, Silva critique aussi la transformation d’une part énorme de la canne à sucre en éthanol, un biocarburant destiné à la bagnole, et la déforestation de l’Amazonie, redevenue massive ces dernières années. On imagine la réaction des patrons, des bureaucrates et des politiques de toute couleur, qui misent tout sur le « développement », autre nom de la destruction.

On ne s’en rend pas compte en Europe, mais les rêves de grandeur de Lula et Dilma se paient au prix fort. Comme la Chine à une autre échelle, le Brésil dévaste ses territoires les plus beaux et bousille un à un ses équilibres les plus essentiels. Le maître-mot est : puissance. Dès 2008, le Brésil avait annoncé sa volonté de construire 60 centrales nucléaires au cours des cinquante prochaines années. Et de construire des dizaines de barrages sur les plus belles rivières du pays. Et d’exploiter au plus vite des gisements de pétrole off shore, au large de ses côtes. Et d’augmenter encore la production d’éthanol, qui représente déjà le quart de la consommation nationale de carburant.

Le Brésil est un pays devenu fou de son énergie et de ses réalisations. Et comme tout autre de sa taille, il entend désormais être un gendarme continental. En avril 2013, au moment du salon de l’armement de Rio de Janeiro, le gouvernement de Roussef a lancé cinq appels d’offres internationaux en vue d’acheter 15 milliards d’euros d’avions, de navires de guerre, de satellites. 15 milliards, à rapprocher des 11 milliards que pourraient coûter la coupe de foot des Confédérations – en cours – et le Mondial l’an prochain.

Le Brésil est un géant dont la tête est pleine de merde.

L’affaire des irradiés de Brest

Publié dans Charlie Hebdo le 10 avril 2013

Pendant un quart de siècle, l’armée a fait bosser des prolos de l’Arsenal de Brest sur des têtes nucléaires destinées aux sous-marins. Sans la moindre protection. Résultat : un début d’épidémie de cancers et de leucémies.

Brest, 2 avril 2013. Francis Talec, formidable lutteur social, raconte. Cet ancien ouvrier de l’Arsenal, aujourd’hui à la retraite, dénonce un invraisemblable scandale. Seul au début, aidé peu à peu par des vieux prolos de son syndicat, la CGT, il a reconstitué l’histoire des irradiés de Brest. C’est à chialer, mais c’est finalement simple.

Le beau pays de France entretient à l’Île Longue, près de Brest, une base de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Lesquels peuvent envoyer une prune nucléaire à 9 000 km de distance. Depuis n’importe quelle mer. Mais avant cela, il faut bien régler divers problèmes techniques. Entre 1972 et 1996, environ 130 ouvriers hautement spécialisés se sont succédé sur les têtes nucléaires, travaillant au contact rapproché des missiles avant leur embarquement. Des civils de l’Arsenal, dûment habilités par les flics de la Marine. Mais des civils.

Or pendant près de 25 ans, ces types ont travaillé sans la moindre protection. Rien. Ils arrivaient le matin, pouvaient en cas de pause se reposer en appuyant le coude sur l’engin nucléaire, sifflotaient, vissaient à l’abri de leurs seules vestes de travail. Le dogme des ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), c’est qu’il n’y avait aucune radiation. Les prolos l’ont cru. On ne doit jamais faire confiance à pareil patron. En août 1996, branle-bas de combat, car un employé du CEA a laissé traîner un film dosimétrique, qui révèle le désastre. L’armée impose en décembre de la même année le port de dosimètres individuels. Mais c’est trop tard. La CGT réclame alors une commission d’enquête, qui ne sera jamais réunie. Et le silence recouvre tout. Jusqu’au début des années 2000.

À partir de cette date, Francis Talec écoute, rassemble des infos, pose des questions. Le 29 janvier 2002, un pyrotechnicien de 51 ans meurt de leucémie, qui sera reconnue en maladie professionnelle. Suivent un appareilleur, des électriciens, un soudeur, des mécaniciens. Leucémies, cancers, cataracte. Les malades – et bientôt, les morts – ont souvent autour de la cinquantaine. Le bel âge pour souffrir.
La veuve du premier mort attaque, soutenue par le vieux lion Talec. Dans un mémoire destiné à obtenir la reconnaissance de la « faute inexcusable » de la Direction des constructions navales (DCN), l’employeur direct, elle note l’essentiel : « de 1971 à 1996, la DCN a caché la vérité à ses salariés, elle les a maintenus dans l’ignorance des risques d’irradiation par les  têtes nucléaires ».

Contre toute attente, elle gagne la partie. L’armée, dans une lettre du 24 juin 2004, reconnaît la « faute inexcusable », et banque, évidemment dans l’espoir de tout étouffer. La « faute inexcusable » est ce qu’il y a de plus grave, car le patron admet ainsi qu’il « avait ou aurait dû avoir conscience d’un danger et n’a pas pris les mesures nécessaires pour le prévenir ». C’est un aveu. Impossible de dresser ici une liste complète, mais dix cas de maladies graves sont d’ores et déjà documentés, et quatre d’entre eux ont entraîné la reconnaissance de la « faute inexcusable ». De nombreux éléments permettent de penser que bien d’autres ouvriers de l’Arsenal ont été, sont ou seront les victimes « collatérales » des missiles de l’Île Longue.

Talec et ses copains sont désormais fortement épaulés par l’Association Henri Pézerat (http://www.asso-henri-pezerat.org), du nom du toxicologue qui a révélé l’affaire de l’amiante en France. L’association est présidée par une autre combattante, la sociologue du travail Annie Thébaud-Mony, qui a refusé avec éclat, l’été dernier, la Légion d’Honneur que nos Excellences voulaient lui refiler.

Au-delà, cette saloperie ouvre une porte sur toutes les victimes de nos bombinettes depuis le début des années 60. On découvre pour la première fois que la bombe nucléaire a tué et tue tout près de chez nous, dans la bonne vieille métropole. Demain des révélations sur Valduc ? Dans ce centre ultrasecret non loin de Dijon, on fabrique depuis des dizaines d’années nos engins nucléaires. Combien de malades ? Combien de morts ?

PS : Je suis membre moi-même de l’association Henri-Pézerat (ici), qui soutient les victimes de la bombe, et je me suis rendu à ce titre à Brest, le 2 avril, pour une conférence de presse, en compagnie d’Annie Thébaud-Mony. Il n’est pas interdit d’adhérer. Il est même possible de soutenir.