Archives de catégorie : Beauté

Le Loup, Boris Vian, et le dégoût des autres

Pour Jean-Michel Bertrand et Patrick Pappola

Vous le savez certainement, ils veulent la peau du Loup. Eux, les infects bureaucrates de la Commission européenne. Réunis mercredi 25 septembre, Ils ont décidé d’abaisser le statut de protection du loup. Sa présidente, Ursula von der Leyen, s’estimait elle-même victime du sauvage, qui lui aurait mangé un poney nommé Dolly. Tous les foutus chasseurs du continent vont pouvoir tirer tant qu’ils le voudront sur notre grand anarchiste.

Anarchiste ? Sans nul doute, même si le mot est évidemment anthropomorphique. Car comme le dit l’inoubliable Charlemagne Tricotin, héros du roman de Michel Folco, « un loup est un loup, et pi z’est tout ». En tout cas, se moquant des gabelous, il cavale, et saute obstacles et frontières comme s’il n’avait pas de comptes à rendre aux prédateurs fous que nous sommes devenus. Je l’admire. En France, où le poison et le fusil l’avaient fait disparaître il y a un siècle, il est revenu. Par l’Italie, depuis les monts Apennins, son ultime refuge dans ce pays. Il a traversé les Alpes, traversé le Rhône vers l’ouest, l’autoroute du Sud, la voie ferrée des TGV, évité les mauvaises rencontres, et triomphé. Il est désormais au nord, à l’est, on l’a même vu en…Bretagne. Quel athlète !

On veut donc sa peau. Mais de quel droit ? Les origines de l’animal se perdent dans la nuit des temps. Ses forts lointains ancêtres, quand ils ne pesaient que trois kilos, semblent avoir été repérés il y a 50 millions d’années, quand l’homme n’était qu’un songe. Bien plus près de nous, il est passé par le détroit de Béring, d’Amérique en Eurasie. Le chemin inverse des hommes qui ont peuplé l’Amérique il y a une vingtaine de miilénaires. Mais le Loup l’a fait il y a près de deux millions d’années !

Rien ne l’aura arrêté, sauf la haute montagne, les déserts – quoique -, les forêts tropicales. Un peu comme l’homme ? Certes oui. La détestation de l’animal est sûrement de nature anthropologique. Le face-à-face, la concurrence pour la nourriture et l’espace ont marqué à jamais l’esprit humain. L’esprit d’une partie des humains, car je n’en suis pas et n’en serai jamais.

Je ne sais pendant combien de temps ils ont baguenaudé, chassé, couru à perdre haleine dans ce territoire que nous appelons la France depuis une poignée de siècles. Disons de manière prudente pendant des centaines de milliers d’années. Ils sont chez eux, si cette expression humaine a quelque sens. Nous sommes chez eux. Quand nous peignions les parois de la grotte Chauvet, en Ardèche, elle était là aussi. Elle, car des chercheurs y ont retrouvé des crottes fossilisées d’une louve, datant de 35 000 ans.

Que vous dire qui soit à la hauteur de mon tourment ? Je me tourne vers un livre lu il y a quinze ans, et qui m’a alors fait frissonner. Il s’agit de Le totem du loup, écrit par le Chinois Jian Rong. Victime avec des millions d’autres de la Révolution culturelle, Rong part en Mongolie dite intérieure pour une entreprise de « rééducation » au contact des paysans. Jiang Rong y restera onze ans.

Chen Zhen, son double dans le roman apprend la vie de berger au milieu d’un campement mongol, sous la yourte. Il se prend d’une passion totale pour la haute culture de ces hommes. Ce peuple du cheval, ce peuple nomade, minuscule au regard de la puissance chinoise, a toujours inquiété ses voisins, cent fois plus nombreux, mais mille fois moins aventureux.

D’où vient la force étonnante des cavaliers ? Disons que le loup devient peu à peu le personnage central. Pour ce qui me concerne, je n’avais jamais lu encore de telles descriptions de chasses. Menées par le loup. Ou dirigées contre lui, le plus souvent. Ce n’est pas beau, c’est somptueux.

Chez Rong, les loups sont des stratèges, souvent beaucoup plus intelligents que les hommes. Ils sont l’esprit vivant de la steppe, qu’il convient de respecter avant toute chose. C’est du moins le sentiment du vieux Bilig, désespéré par le comportement insensé des autorités maoïstes, qui ne pensent qu’à exterminer les animaux sauvages. Dans le livre en tout cas, les Mongols partagent et vénèrent. Ils partagent l’espace avec les loups, et leur vouent une sorte de culte animiste que je comprends. Que j’aimerais partager.

Je crois, je veux croire, je crois que la culture profonde des humains peut, pourra un jour leur permettre de changer. Il n’est pas possible que le Loup soit à nouveau chargé de toutes nos sinistres fautes. Dans le roman de Boris Vian, L’Arrache-Coeur, la Gloïre repêche avec les dents, dans une rivière rouge sang, les si nombreuses crapuleries des villageois. On le déteste, on l’évite, on aimerait s’en débarrasser, car il sait ce que cachent les apparences. Pensant à lui, j’espère ne pas être trop dans un contre-sens. Mais je ne le crois pas. Le Loup montre envers et contre tout une voie raisonnable, possible, éloignée de l’hubris qui nous détruit. Une raison de plus pour le faire disparaître du tableau.

Carnet de naissances chez le lynx d’Espagne

Il y a des années déjà, je suis allé en Andalousie, dans et autour du parc national de Doñana. Le delta du Guadalquivir est – était, soyons franc – un pays enchanté fait de dunes, de dépressions herbeuses, de ruisseaux et de marais. Avec quelques arbres tout de même, sur l’un desquels j’ai vu perché un aigle ibérique, espèce cantonnée au sud de l’Espagne et du Portugal. Il y a je crois quelques voyageurs au Maroc.

J’ai marché et souvent roulé sur des pistes de sable, espérant de toutes mes forces apercevoir un lynx pardelle, aussi appelé lynx ibérique, animal qu’on ne trouve que dans la péninsule du même nom. C’était en 2005, et à cette date, c’en était fini. Le lynx pardelle allait nous quitter. Il était moribond, davantage menacé d’extinction que le tigre ou la panthère des neiges. Sa disparition serait la première, chez les félins, depuis celle du tigre à dents de sabre, il y a…10 000 ans.

Je me baladais avec Francisco Palomares, l’un des meilleurs spécialistes de l’animal, et nous ne le voyions pas. Il restait une centaine d’animaux peut-être, qui mouraient sur les si nombreuses routes de cet espace pourtant protégé. Ou de faim, car leur nourriture essentielle, le lapin, se réduisait comme peau de chagrin pour cause d’épidémies à répétition. J’en étais si malheureux !

Et puis voilà que tout a changé. Je ne raconte pas l’histoire. Elle a été largement financée par un programme européen appelé Life, mais conduite sur place par des héros ordinaires comme Francisco. Des mesures apparemment efficaces ont été mises en place, on a élevé en captivité – hélas – des lynx relâchés ensuite dans la nature après mille précautions, et la population de lynx a doublé. Puis quadruplé. On en recense aujourd’hui 2021.

Ce n’est rien ? Si. C’est une preuve. Que l’on peut agir. Agir et réussir. Sauver des formes de vie condamnées par notre monde lui-même agonisant. C’est beau. Je ne cherche pas plus loin. C’est beau.

Encore un barrage sur le grand Rhône

Publié en septembre 2023

Ils veulent simplement achever le Rhône. Mais présentons une splendeur qui fut sans égale. Il prend sa source en Suisse, dans un glacier qui lui a donné son nom, le Rhône. Après 290 km de tumulte, il se jette la tête la première dans le lac Léman, sort à Genève, et poursuit en France, sur 545 km. Le delta du Rhône est un miracle appelé Camargue, fait de sable, de roubines – des marais -, de sansouires – des steppes salées – et d’horribles rizières gorgées de pesticides.

Une telle puissance ne pouvait qu’exciter les ingénieurs, les techniciens, les politiciens. En 1937 commencent les travaux du barrage de Génissiat (Ain), qui ne sera inauguré qu’en 1948. On crée pour l’occasion un monstre qui ne cessera de prospérer : la Compagnie nationale du Rhône(CNR), groupe para-public toujours contrôlé par l’ État 90 ans après sa création. L’appétit de ces gens venant en se goinfrant, ce n’était pour eux qu’un modeste apéritif. Aujourd’hui, 80% du cours du Rhône sont artificialisés par le béton et les turbines, et la CNR, très fière de ses triomphes, annonce être le proprio de 19 barrages sur le Rhône et 19 centrales hydro-électriques principales.

Ce qui a été détruit ne reviendra pas. Mais on peut sauver ce que les aménageurs n’ont pas réussi à défigurer. Or la CNR et ses réseaux d’obligés politiciens veulent un nouveau barrage sur la dernière portion de Rhône non encore barrée, sur la commune de Saint-Romain-de-Jalionas, à la frontière entre l’Isère et l’Ain. Et y mènent en ce moment une « étude d’opportunité ». Comprendre que la CNR est une machine. Qui a un besoin vital de nouvelles constructions. Dont les bureaux d’étude passent des semaines et des mois à prospecter, jusqu’à trouver une proie. Une perpétuelle fuite en avant.

Avant d’aller plus loin, un souvenir personnel. Il y a une vingtaine d’années, j’ai conduit un long entretien avec l’écrivain Bernard Clavel. Je m’en souviens comme d’une lumière rasante sur le grand Rhône qui, disait-il, avait décidé de sa vocation. Celui qui avait été pâtissier, bûcheron, ouvrier, lutteur de foire – il fut un bon haltérophile -, relieur, employé, peintre et romancier enfin, me disait à propos des berges de son enfance : «  La vorgine, c’est l’ensemble des plantes sauvages qui poussent au bord du Rhône et jusqu’au coeur des lônes, qui sont ses bras morts. Il y avait à l’époque de ma jeunesse des lônes partout. Quel monde particulier ! Ils étaient remplis d’animaux, j’y ai vu des castors et quantité d’oiseaux qui n’étaient presque pas dérangés ».

Comme de juste, comme à chaque fois désormais, la CNR sort sa propagande lourde, et assure qu’il s’agit « d’accélérer le développement des énergies renouvelables dans les territoires afin d’atteindre 33 % d’énergies renouvelables en 2030 ». Eh oui, la CNR elle aussi est un soldat de l’écologie. Faut-il discuter avec ces gens ? On a le droit, mais on a tort. Le bel exemple nous vient d’un collectif appelé Le peuple des dunes, formé il y a quinze ans pour s’opposer au projet du cimentier Lafarge d’extraire 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans.

S’ils ont gagné, c’est qu’ils refusaient la discussion. Extrait de l’appel d’un de leurs animateurs, Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation ». En Isère, une première réunion a eu lieu le 12 juin, avec des élus, et des associations comme la LPO, France Nature Environnement, Lo Parvi (1), la fédération de pêche, et une autre se prépare pour le 30 septembre. Le maire de Saint-Romain-de-Jalionas, Jérôme Grausi, suivra-t-il le même chemin que celui des dunes ? Pour l’heure, il résiste et refuse. On peut envoyer des messages à la mairie de la part de Charlie : jerome.grausi2026@mairiestromaindejalionas.fr. Passeront-ils malgré nous tous ? En s’y prenant dès maintenant, non, sûrement pas.

(1)http://cdn2_3.reseaudescommunes.fr/cities/149/documents/p8qffvcf849z9xd.pdf

Mon ami (Jean-Yves Monnat n’est plus)

Je ne vais pas insister : mon cœur saigne affreusement, car Jean-Yves Monnat est mort ce matin. Vous trouverez ci-dessous un article que je lui avais consacré il y a longtemps. Il contient peut-être des fautes, car ce n’est qu’un brouillon retrouvé par miracle dans un ancien ordinateur. Quand l’ai-écrit ? Je ne sais pas. 2004, probablement. Où a-t-il été publié ? Sans doute dans le magazine Terre Sauvage. Mais qu’importe. Je suis triste et je le pleure.

L’article de (peut-être) 2004

Au Cap Sizun, tout près de la pointe du Raz, le biologiste Jean-Yves Monnat suit depuis 25 ans des colonies de mouettes tridactyles. Pas n’importe comment : grâce à un étonnant système de bagues colorées, les milliers de mouettes équipées sont devenues de vrais individus ! Récit d’une (en)quête qui mêle l’alpinisme à la haute précision, l’amour de la nature à un zeste de folie.

Cet homme est un fin cuisinier, et si cela devenait nécessaire, il lui serait en conséquence beaucoup pardonné. Ragoût de lotte, s’il vous plaît, et vin rouge chambré servis dans l’antre même du naturaliste, à Goulien (Finistère). Le pays de Jean-Yves Monnat, à nul autre pareil, c’est celui du (vrai) grand large : le grandiose, le violent, l’émouvant Cap Sizun. Un bout de terre ultime qui vient buter contre l’Atlantique par des pointes qu’on ne peut jamais oublier après les avoirs vues : celle du Raz, celle du Van, Castelmeur, Brezellec, Luguenez.

Le monde des tempêtes et des assauts, avec des dizaines de kilomètres de hautes falaises oubliées par miracle, épargnées par le tourisme de masse et les processions de voitures. La maison de Jean-Yves, où l’on est arrivé il y a deux heures, est une ancienne, une butte-témoin perdue au bout d’un chemin, vestige intact d’une civilisation paysanne engloutie. Bâtie il y a 150 ans, en granite, bien sûr. Juste avant d’y parvenir, on aperçoit au pied de l’horizon les tout nouveaux géants du lieu : les interminables silhouettes grises des éoliennes, qui prennent l’air, et donnent du courant.

On pourrait de suite aborder le sujet de la visite, mais où serait alors le plaisir de la palabre ? Non, on parle. D’un peu tout ce qu’on veut et qui vient. Tiens, annonce l’hôte, un livre doit paraître en 2005, édité par l’Institut océanographique de Monaco. Le sujet : quel temps faisait-il, disons, le 23 juillet 431. Ou le 24 mars 867. Impossible ? Plus maintenant. Grâce à une équipe de l’université de Pau, qui sait extraire par laser les stries journalières de calcite que fabriquent les huîtres pour parfaire leurs coquilles. Par la minutieuse analyse de la composition de la calcite, comme ailleurs avec les calottes de glace retirées du sous-sol de l’Antarctique, les scientifiques parviennent à reconstituer la température d’un jour précis du passé. Pour vous dire la vérité, on écoute bouche bée.

Et puis, sans transition, on rigole. Car Jean-Yves raconte maintenant ses longues virées en pays Pourlet – autour de Guéméné -, pour y recueillir avant qu’elles ne meurent à jamais d’antiques chansons paysannes. « Cela a duré de 1963 à 1978, dit-il. Vous saviez que le pays Pourlet a des limites très précises ? La frontière passe même au milieu d’une commune ! Vous connaissez bien sûr Donatien Laurent, l’homme de la tradition orale en Bretagne ? » Eh bien non, on ne connaît pas cet étonnant professeur Nimbus-là, grand ami de Jean-Yves, et prodigieux archiviste de la mémoire régionale.

Il a réussi, entre autres, à éteindre une polémique datant du XIXème siècle autour d’un recueil de chansons bretonnes d’avant 1830, qui avait fort impressionné George Sand et les frères Grimm. L’œuvre était-elle authentique, arrangée, en partie inventée ? Verdict définitif de Donatien, qui retrouva d’autres parties du travail : un vrai chef-d’œuvre. Est-il temps de parler de mouettes tridactyles, objet de ce périple en finis terrae, ce pays où s’achève la terre ? Presque.

On apprend avant cela qu’en septembre 1959 – il a 17 ans -, Jean-Yves est de l’aventure d’un des premiers camps de baguage de migrateurs à Ouessant, où se formera une partie de la fine fleur naturaliste de Bretagne. Son père, chasseur et grand amoureux des prés, des bois et de leurs habitants – l’espèce n’est pas si rare -, l’a initié au bonheur du grand dehors. A 17 ans donc, Ouessant et dans la foulée des études de biologie à la fac de sciences de Brest, où il passera un DEA sur le comportement animal en 1964. Son sujet d’études ? Les vers marins.

L’année suivante, il devient le premier assistant du professeur Albert Lucas, glorieux fondateur, avec son ami Michel-Hervé Julien, de la SEPNB (Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne), qui deviendra Bretagne Vivante. Il se lance alors dans une passionnante étude – on ne rit pas – sur la sexualité des bivalves, qui deviendra en 1971 une thèse. Il ne reste plus qu’à mener carrière, ce qui ne sera pas le plus simple. Car il refuse les directions que lui suggère Lucas. L’aquaculture, qui commence dans ces années-là ? Bof. L’écotoxicologie, dada de Lucas ? Non plus. Jean-Yves lâche les mollusques, et se tourne – enfin, on y est ! – vers les oiseaux de mer.

En 1967, il avait trouvé le temps de créer l’association ornithologique Ar Vran et commencé, dans les années suivantes, à s’intéresser de près aux goélands argentés, jusqu’à leur consacrer, à partir de 1974, une étude. Grande trouvaille, au passage : il adapte un système de marquage coloré individuel par bagues, qui permet de suivre les oiseaux à distance, par jumelle et longue vue, et de ne plus dépendre d’une aléatoire recapture des oiseaux. Quand il propose en 1978 au Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d’Oiseaux (CRBPO) – rattaché au Muséum de Paris – d’appliquer le système aux cormorans huppés et aux mouettes tridactyles de sa chère Bretagne, on lui répond positivement.

Pourquoi ces deux espèces ? D’abord parce qu’elles sont très différentes, ce qui ne peut que passionner le chercheur. Le cormoran est un gros père prolifique – 3 à 4 œufs en moyenne -, qui s’écarte fort peu des côtes. La mouette, de son côté, a besoin de falaises pour nicher, mais aussi de l’océan tout entier, où cette hauturière se disperse après la reproduction, des côtes africaines européennes au Groenland. Une autre raison, de simple opportunité, pousse un peu plus Jean-Yves vers les mouettes. Un jeune ornithologue, Alain Thomas, vient d’arriver à la réserve ornithologique de Goulien, sur les falaises du cap Sizun, et il cherche pour sa part un sujet d’études.

Les deux hommes font affaire : à Jean-Yves, le baguage des mouettes; à Alain, leur suivi tout au long de la saison de nidification. C’est le début – nous sommes en 1979 – d’une des plus précieuses et plus rigoureuses études jamais menées au monde sur ce qu’on appelle la biologie des populations. Toutes espèces confondues (voir encadré) ! Mais pour mieux comprendre, rien ne vaut un peu de terrain. On quitte enfin la table accueillante de Jean-Yves – le café est pris – pour rejoindre l’une des plus fabuleuses falaises à mouettes tridactyles qui soient, toute proche de la pointe du Raz. La 5 Z, pour être précis, et Dieu sait qu’il faut l’être. On abandonne sans regret la voiture, on serpente dans la lande, la fougère aigle, les ronciers, juste au-dessus de la mer d’Iroise, étrangement calme pour une fois. La baie des Trépassés se découpe à merveille au nord-est, tout comme la 5 Z, qui abrite quand tout le monde est là, 250 couples de mouettes tridactyles.

On s’assoit, et l’on change aussitôt de dimension. Car l’impossible se produit : Jean-Yves Monnat connaît tout le monde ! Oui, on l’entend parler. Se parler, leur parler peut-être. Le mâle du nid 77 n’a pas encore été vu cette année. Tiens, la femelle du 155 est enfin arrivée. Ah, dans le nid 87, il y a un usurpateur, car ce n’est pas le sien, et tout à l’avenant. « Vous voyez cet oiseau, là, sous le nid 123, avec son aile sous le bras ? ». On essaie, le nez sur la longue vue, on réussit. « Eh bien, il a une histoire très intéressante. Il a été bagué en 1989, l’année où je suis tombé de la falaise, et il a essayé sans succès de se reproduire dans la partie de la réserve de Goulien ouverte au public. Il a aussi essayé à Ouessant, et on l’a vu ici, au Raz, à plusieurs reprises. »

Bien sûr, l’anecdote est passionnante, qui démontre ce qu’un baguage presque systématique permet d’obtenir. Mais pour ne rien vous cacher, on a sursauté en entendant parler de chute, car les falaises font ici plusieurs dizaines de mètres de hauteur ! On fait donc répéter. « Oui, je suis tombé, en juillet 1989. J’étais pressé, l’année avait été mauvaise, je n’avais bagué que 150 poussins à peu près. Or l’un d’eux était tombé du nid, et j’ai voulu le récupérer avec une perche au bas de la falaise. Et quand je me suis retrouvé encordé, dans le vide, tout a lâché d’un coup. Une chute de vingt mètres, directement dans un trou d’eau d’1,10 m de profondeur. »

Par un authentique miracle, Jean-Yves, qui avait oublié d’attacher un nœud, ne se rompt pas (tous) les os. Oui, on avait oublié : pour descendre dans les falaises au-dessus de la vague, il faut être alpiniste aussi. Cela tombe bien, car Jean-Yves Monnat, grâce à un beau-frère suisse, a longtemps été un grimpeur de haut niveau, escaladant les cimes aussi bien dans les Alpes que dans les Pyrénées. Et cela n’est pas de trop, quand il s’agit d’aller baguer un minuscule oiseau sur un tout petit rebord de granite. Une falaise est dite « mûre » pour l’exploit quand le poussin le plus jeune de la paroi est assez grand pour supporter les bagues et que le plus vieux n’a pas plus de 30 jours de vie. Au-delà, trop proche du moment de l’envol, il peut paniquer, et tenter la fuite.

Il existe une fenêtre d’environ un mois pour baguer les centaines de nouveaux-nés, à la moyenne sidérante de 5 par heure de travail. Équipement du grand maître : une perche de stabilisation, une autre pour la capture; un réglet pour mesurer la bête; une musette contenant les séries de bagues; diverses cordes, un casque, une escarpolette, un harnais, un descendeur. Entre autres, et sans compter ce pilulier dans lequel on déposera les parasites de l’oiseau prélevés aux fins d’analyse. Sur la falaise 5Z, les choses se sont brutalement animées. Des squatters chassent sans état d’âme de légitimes occupants, des drames de la vie de couple éclatent à tous les étages, des rencontres se forment.

Deux femelles se lancent dans une épouvantable bataille pour le même nid. Elles se frappent, se piquent, l’une d’elles saigne. Elles s’envolent en se poursuivant, reviennent, se tapent de nouveau l’une sur l’autre. Et il n’y a jamais qu’un vainqueur. Une autre, posée à l’écart de la colonie, est en « congé sabbatique » depuis trois ans, ce qui signifie qu’elle ne pond pas. Elle ne quitte guère son coin de falaise, après avoir tenté un rapprochement avec un mâle, deux ans avant. Ailleurs, un mâle solide « quémande » un accouplement qu’une femelle lui concède d’un hochement de tête. Le mâle ouvre les ailes, soulève la patte droite, prélude à l’amour. Jean-Yves voit tout, décrypte tout, et l’on se demande soudain ce qui est le plus fascinant, de lui ou d’eux.

« Je connais, avoue-t-il à force d’insistance, les 3 000 sites potentiels de nidification du cap Sizun et je connais aussi les propriétaires de chaque nid occupé, soit environ 1 000 couples par an. » Voilà sans doute la principale force de ce travail scientifique. A la différence des grandes colonies de mouettes tridactyles, dans les îles britanniques par exemple, il est possible ici de suivre des individus, dont bon nombre reviennent chaque année. Les plus vieux ont vingt ans de présence ! Au bout d’une simple demi-heure d’observation patiente, Jean-Yves a identifié 111 individus différents et noté leur présence et leurs tribulations sous forme d’énigmatiques hiéroglyphes. Au moment où l’on s’y attend le moins, dans une clameur fantastique, la plupart des mouettes se jettent dans le vide, formant comme un nuage tourbillonnant. Un cri d’alerte a entraîné ce que les biologistes appellent un vol panique.

Que se passe-t-il ? Jean-Yves montre au-dessus de la falaise deux points gris-noir qu’on n’aurait sans doute pas vus sans lui. « Des faucons pèlerins, annonce-t-il. De terribles prédateurs ! ». On s’apprête déjà à repartir, certain que les mouettes, qui se sont posées sur l’océan, à 300 mètres, ne reviendront pas de sitôt. Erreur : en un souffle blanc saturé de cris, elles sont déjà de retour, sur leur morceau de pierre éternel.

——————————————————————————————Encadré

Quand les oiseaux deviennent des individus

En France, la mouette tridactyle se porte bien : ses effectifs n’ont cessé d’augmenter depuis une soixantaine d’années au moins. On estimait leur nombre à 5700 couples en 2000, dont 65% en Normandie et 21% en Bretagne. L’étude commencée en 1979 sous la direction de Jean-Yves Monnat est connue dans le monde entier et a permis d’importantes publications dans certaines des grandes revues scientifiques internationales.

Elle repose sur le baguage d’une majorité des poussins qui naissent dans la zone d’étude – le Cap Sizun -, et le suivi individuel des oiseaux, année après année. Question centrale de ce long travail : comment expliquer les fluctuations parfois étonnantes de la démographie des colonies ? Monnat et ses collègues parviennent à prouver, à l’encontre de l’opinion générale, que les mouettes ne sont pas nécessairement fidèles à vie à leur colonie. Bien mieux, ils démontrent que dans certains cas, des déménagements massifs deviennent la règle. Et notamment après des échecs répétés de la reproduction dans la colonie d’origine.

En somme, les oiseaux évaluent en permanence, avec une grande acuité, la qualité des sites où ils doivent se reproduire. Cette découverte permet au passage de comprendre le « squattérisme », c’est-à-dire l’occupation par la force de nids plus favorables. Mais pourquoi tant d’échecs à la reproduction ? L’étude a montré le rôle énorme, stupéfiant de la prédation. Le Grand corbeau – un oiseau rare – ou la corneille noire sont d’impitoyables tueurs. Un seul couple de ces oiseaux peut détruire la presque totalité de la ponte d’une colonie de plusieurs centaines de mouettes !

L’étude, au total, a permis, du moins pour les cinq colonies du Cap Sizun, de définir un schéma répétitif en cinq étapes. D’abord la fondation de la colonie, puis son accroissement, l’apparition d’un prédateur – qui finit par se spécialiser dans les attaques contre les mouettes -, l’affaissement de la reproduction, et enfin l’émigration massive. Ou les mouettes formeront une nouvelle colonie, ou elles en rejoindront une autre, déjà installée.

Quand l’eau ne coule plus au parc de la Doñana

Il y a des années et des années, j’ai passé du temps dans l’un des lieux les plus beaux de ma vie : le parc national de la Doñana. 122 000 hectares au total, dont 54 000, moins protégés, appartiennent à ce qu’on nomme en Espagne un parque natural. Comment expliquer ? Le lieu est l’ancien delta du Guadalquivir, avec Séville au nord, Huelva à l’ouest, et Sanlúcar à l’est. En Andalousie comme ailleurs, la ville pousse de tous côtés.

J’y ai vu des flamants roses, bien sûr, qui passent ici par dizaines de milliers. J’y ai vu l’aigle impérial ibérique, une espèce endémique, qu’on ne trouve donc pas ailleurs. Je n’ai pas vu, mais j’a croisé grâce à un garde les traces du lynx ibérique, dans les dunes boisées au ras de l’Atlantique. Je crois que je pourrais écrire sans m’arrêter sur ces cuvettes sans limites apparentes, creusée de trous d’eau, de rigoles, de fossés, de petits étangs et dépressions. On les appelle selon les cas ojos, lucios, caños, qui forment la contrée des marismas, ces marais mélangeant eaux douces et saumâtres où la vie explose. Six millions d’oiseaux migrateurs y font une halte sur leur chemin aller ou retour.

Doñana a connu bien des attaques au cours des siècles, et connu quantité de menaces. Mais ce qui se passe désormais est d’un ordre différent, car cela s’appelle la mort. Il y a la sécheresse, bien sûr, qui transforme d’année en année l’Espagne en désert. En ce moment, au moins 30 000 hectares devraient être sous l’eau. À peine 300 le sont. Mais il y a aussi l’agriculture, qui pompe en Espagne 80% de l’eau chaque année. Et elle est surtout intensive en Andalousie, qui produit légumes et fruits pour toute l’Europe, dans un univers dantesque de serres plastiques entretenues par des semi-esclaves – surtout des femmes – venus du Maroc, de Pologne, de Roumanie, voire du lointain Équateur.

Les fraises surtout, celles qui arrivent en France dès février – parfois avant – volent à Doñana une grande part de l’eau qui lui manque tant. De nombreux « exploitants » – riches, au demeurant – sont aux limites du parc et pompent tant qu’ils peuvent dans une nappe qui ne se recharge plus. Par un phénomène connu de tous, il faut creuser de plus en plus profondément, pour en sortir toujours moins d’eau. Un reportage du quotidien El País montre ce que la situation a de désespérée (1). Le biologiste Eloy Revilla, directeur de la Station biologique de Doñana : « On est en train de perdre les lagunes, et la question est de savoir si on pourra les retrouver ». À côté du scientifique, un chêne-liège monumental de trois siècles, qui a traversé toutes les épreuves, et cette fois rend l’âme. Au moins 60% des lagunes ont déjà disparu.

Il y a les puits légaux, plus ou moins contrôlés, mais surtout les puits non déclarés, qui se comptent en centaines. Beaucoup ont été régularisés en 2014 – par la gauche -, mais bien sûr, cela n’a pas de fin. La cour européenne de justice à condamné l’Espagne en 2021 pour n’avoir pas su protéger le parc national, mais en Espagne, on pisse aussi bien dans un violon qu’ici. D’autant que la politique la plus vile s’en mêle. Des élections municipales ont lieu le 28 mai 2023, et en Andalousie, une coalition faite du Parti populaire – la droite – et de Vox, parti défendant l’héritage franquiste, dirige la région.

Les deux larrons, avec l’aval du gouvernement andalou, mitonnent une loi qui prévoit d’élargir la zone irrigable au nord de Doñana, malgré les menaces de lourdes amendes de l’Union européenne. Avec un peu de chance pour ces crapules, la loi devrait être votée à la moitié de ce mois. Et la plupart des puits illégaux du périmètre en seraient régularisés une nouvelle fois.
Je préfère me souvenir un instant de ce jour de bonheur passé en compagnie d’un gars appelé Juan Valladolid. Nous étions montés sur le point culminant du parc – 35 mètres de haut – appelé le Cerro de los Ánsares, la colline aux oies. Des milliers d’oies cendrées sont passées juste au-dessus de nos têtes. C’était un flot, une folie de plumes, ce que les Espagnols appellent algarabía. Une langue aussi somptueuse qu’incompréhensible.

(1)https://elpais.com/clima-y-medio-ambiente/2023-04-16/teresa-ribera-lo-de-donana-es-un-engano-no-va-a-haber-agua.html