Il y a deux textes à lire. D’abord une présentation, signée par moi, Fabrice Nicolino. Puis un entretien avec Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’INSERM, que je juge vertigineux.
Pressés jusqu’à la dernière goutte
Je ne vais pas jouer la comédie : j’ai grandi et vécu en Seine-Saint-Denis, où j’ai habité aux Bosquets de Montfermeil, mais aussi à Villemomble, Clichy-sous-Bois, Drancy, Bondy, Noisy-le-Sec, Pantin, Aulnay-sous-Bois, Montreuil, entre autres.
Je ne connais aucun territoire mieux que ce désastre zébré par la nationale 3 et l’autoroute A3. Mon vieux, mort à 49 ans, y fut ouvrier. J’y ai été, autour de l’âge de 17 ans, apprenti-chaudronnier, travaillant dans un atelier de Montreuil où l’on fabriquait exclusivement des comptoirs de bistrot. Le soir, chaque soir, je me lavais les cheveux dans le lavabo de la minuscule cuisine, et ils étaient noirs de poussière métallique et de graisses diverses. Chaque soir.
Le récit savant qu’Annie nous livre ci-contre, je crois que je le connaissais avant qu’elle ne me le livre. Les prolos peuvent crever la gueule ouverte. Pendant des décennies, le parti communiste stalinien, les syndicats, les groupes de gauche ou d’extrême-gauche ont fait de la classe ouvrière le sel de la terre. Groupe à vocation universelle, elle était la clé d’une société neuve, qui abolirait le malheur et fracasserait l’injustice, toutes les injustices.
Et puis tout a été englouti. Le parti socialiste a fini par se boucher le nez et se tourner vers les fameuses couches moyennes, urbaines, dont il espérait obtenir un vote éternel. Le parti communiste s’est dissous dans l’éther. Le discours et le verbe ont abdiqué.
Ne restaient plus en place que les prolos. Avec des gueules de prolos. Avec des gestes et des mots de prolos. Avec des clopes au bec, et quelquefois un verre dans le nez. L’espérance de vie des 5% d’hommes les plus friqués est de 84,4 ans, contre 71,7 ans pour les 5% les plus pauvres. Un peu moins chez les femmes. Non seulement les prolos crachent plus vite leurs poumons, mais dès cinquante ou soixante ans, ils ont mal partout. Et pas les autres, tenus au chaud loin des chantiers et des ateliers.
Plus personne ne se souvient que les prolos ont redressé l’économie de ce pays après 1945, quand il s’agissait de tirer du charbon et du fer des mines du Nord et de la Lorraine. Et visiblement, aucun des bureaucrates, statisticiens, épidémiologistes de mes deux n’a envie de reconnaître notre dette à tous. Aucun ne veut faire le bilan réel de la reconstruction, des Trente Glorieuses si Affreuses, de l’amiante, du benzène, des poussières de bois ou de ciment, des journées passées au cul des bagnoles à réparer, de la silice, des fumées de soudage, du goudron brûlant épandu sur les routes.
Les prolos auront tout fait, et en échange, partent à la benne. Pendant le premier confinement, il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir comment fonctionne une société de classe. Dans les trams venus de Bondy, Bobigny, Saint-Denis, à 5 heures, à 6 heures, à 7 heures, les mêmes que toujours se serraient de près, malgré le coronavirus, pour faire tourner la machine. Les autres, qui se lèveraient plus tard et resteraient devant leur écran un café à la main, n’en auraient pas été capables.
Ainsi va la vie, qui est à dégueuler. Ce pays richissime ne parvient pas même à trouver un million d’euros pour en savoir un peu plus sur le sort réservé à ses esclaves en bleu. Faut-il encore s’étonner que des centaines de milliers d’entre eux se soient tournés vers ces canailles du Rassemblement national ?
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Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches honoraire à L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), mène un travail sans précédent sur les cancers professionnels. Un grand nombre d’ouvriers, exposés à des produits cancérogènes, tombent malades. Sans être reconnus en maladie professionnelle. Sans obtenir la moindre réparation.
Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches honoraire à L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), mène un travail sans précédent sur les cancers professionnels. Un grand nombre d’ouvriers, exposés à des produits cancérogènes, tombent malades. Sans être reconnus en maladie professionnelle. Sans obtenir la moindre réparation.
Il faut éclairer notre lanterne. Un GISCOP, qu’est-ce que c’est ?
Annie : Bon, ça veut dire Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle. Il en existe deux en France. Le premier en Seine-Saint-Denis, le second dans la basse vallée du Rhône, notamment le Vaucluse. Ils ont été créés pour en finir avec l’invisibilité des cancers professionnels. Vous le savez, la France connaît une explosions du nombre de cancers, dont l’incidence dépasse désormais 400 000 cas par an en France, un chiffre qui a doublé en trente ans. Les autorités officielles de la santé refusent d’appeler un chat un chat, et d’employer le seul mot qui vaille, celui d’épidémie. Pour les cancers professionnels, c’est encore pire : l’enquête nationale SUMER (Surveillance Médicale des Risques) a révélé qu’en 2017, 11 % des travailleurs salariés, soit près de 2,7 millions de personnes, étaient exposés à des substances ou procédés cancérogènes, et ce sans protection pour une grande majorité d’entre eux.
Mais sont-ils reconnus ?
Annie : Les cancers professionnels reconnus et indemnisés ne représentent que 0,5 % des nouveaux cas de cancer, ce qui est dérisoire par rapport aux estimations, même les plus basses, de la proportion de cancers liés au travail.
Plus que toute autre maladie professionnelle, le cancer est une maladie inégalitaire, souvent mortelle, irréparable et pourtant évitable. Contrairement à l’idéologie dominante qui veut que le cancer résulte de comportements à risque, la genèse de chaque cancer s’inscrit dans une histoire, celle de la rencontre entre les organismes humains et les substance toxiques. Où celles-ci sont-elles particulièrement présentes? Dans les usines, dans les garages, sur les chantiers du BTP et de la construction, dans les hôpitaux, dans la manutention et le stockage de produits chimiques et pétrochimiques, etc.
Cette sous-estimation du nombre de cancers professionnels paraît presque incroyable.
C’est pourtant une certitude. En France, il n’existe aujourd’hui aucun recensement des expositions aux cancérogènes, de leur présence sur les lieux de travail et dans la carrière des travailleurs exposés. Il n’existe pas non plus de registres de cancer donnant des informations sur les expositions professionnelles aux cancérogènes. Les registres existant (qui couvrent environ 20% de la population) ne sont là que pour compter les malades et les morts, en faisant croire que chacun est responsable par ses comportements (tabac, alcool) de son cancer.
Les GISCOP s’attaquent donc à un Himalaya. Comment ?
Au point de départ, il y a vingt ans, un groupe de travail constitué de sociologues, toxicologues [Henri Pézerat, l’homme qui a révélé le scandale de l’amiante, en était], médecins du travail, cliniciens hospitaliers, médecins de santé publique, syndicalistes a réussi à intéresser le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et le Ministère du travail pour la création d’une enquête permanente. Dans cette démarche, chacun fait ce qu’il sait faire : les médecins établissent le diagnostic, les sociologues reconstituent les parcours professionnels des patients, des experts des conditions de travail et des risques toxiques identifient les cancérogènes auxquels ces patients ont pu être exposés, puis l’équipe accompagne le parcours du combattant de la reconnaissance en maladie professionnelle.
Les résultats parlent d’eux-mêmes. Les quelques 1300 vies de travail reconstituées sont en grande majorité celles d’ouvriers, et 85% d’entre eux ont été lourdement exposés des décennies durant, à des cocktails de cancérogènes reconnus. Sur ce nombre, grâce à ce travail, plus de 300 victimes de cancers professionnels ont été reconnues et indemnisées. Le système de réparation des maladies professionnelles est tellement restrictif que nous n’avons pu aller plus loin. Les tableaux des cancers professionnels ne retiennent qu’une vingtaine de substances susceptibles de provoquer un cancer, alors qu’il en existe au moins des centaines, sinon des milliers.
Et qu’en est-il du GISCOP Vaucluse ?
C’est aussi l’histoire d’une rencontre. En 2015, avec le sociologue du CNRS Moritz Hunsmann, nous avons eu une longue discussion avec Borhane Slama, chef de service d’oncologie hématologique au Centre Hospitalier d’Avignon. Il était très préoccupé par l’augmentation des cas de cancers hématologiques dans son service. En créant un nouveau GISCOP, nous avons formé une équipe et celle-ci a montré que ces cancers touchaient des ouvriers – dont beaucoup passés par l’agriculture intensive -, dont 90% d’entre eux étaient fortement poly-exposés pendant des décennies. Les pesticides participent grandement aux cocktails de cancérogènes en contact avec ces travailleurs.
Vous pourriez évoquer un cas concret ?
Bien sûr. Par exemple Mohamed N. En 2003, l’hôpital Avicenne de Bobigny diagnostique chez cet homme de 51 ans un cancer des sinus. Le GISCOP reconstitue son parcours professionnel. De 1973 à 1985, il a été OS chez Citroën, dont des postes de soudeur et de fondeur. Licencié, il alterne des périodes de chômage et d’activité dans le BTP ou le gardiennage avant de travailler de 1993 à 2003 pour un sous-traitant d’Air France. Il s’agit dans ce dernier cas de nettoyer l’extérieur des avions avec des produits décapants et… toxiques. Les cancérogènes que nous avons identifiés sont les fumées de soudage, la silice, l’amiante. Et les chromates dont l’exposition est reconnue pouvoir provoquer les cancers des sinus associés à l’exposition. Mohammed N… décède en 2008, laissant une famille avec plusieurs enfants mineurs et une situation économique catastrophique. Mais son dossier de reconnaissance va durer…12 ans, accompagné par le GISCOP 93. Les juges ont tranché en faveur de la reconnaissance, en dépit des avis négatifs des médecins de trois commissions. Nous avons été plus têtus qu’eux.
En somme, et c’est atroce, votre démarche paie, et fait surgir une vérité que personne ne veut voir. Mais jusqu’à quel point êtes-vous soutenus ?
Actuellement, le budget de chacun des GISCOP est de l’ordre de 120 à 150 000 euros par an. Petit élément de comparaison : l’assurance-maladie rembourse désormais les thérapies géniques (pour les lymphomes notamment) dont le coût avoisine les 500 000 euros par patient – soit plus de trois fois l’actuel budget d’une année de fonctionnement d’un GISCOP. Il faudrait justement un budget pérenne d’environ 500 000 euros par an pour chaque structure, et les menaces s’accumulent. Les institutions telles l’Agence régionale de santé (ARS) Ile de France et le ministère du travail regardent ailleurs, malgré de très nombreuses relances, et pourraient ne pas renouveler leurs subventions en 2021. Quant au Conseil Départemental de Seine-Saint-Denis, le plus fidèle des financeurs du GISCOP 93, il risque de voir disparaître son budget propre et devrait alors renoncer à nous accorder son soutien financier.
Les deux équipes – celle du 93 et celle du 84 – ont répondu à des appels à projet, que les exigences bureaucratiques transforment en un exercice extrêmement chronophage. Les réponses négatives – 14 sur 16 pour le GISCOP 84 depuis 5 ans – sont autant de claques données à des chercheurs dont le temps de travail déborde en permanence les limites du raisonnable.
Mais enfin, pourquoi ne veulent-ils pas financer des travaux aussi limpides que bon marché ?
Notre approche est manifestement en décalage avec le type de recherches que souhaitent financer les institutions. Pour une partie des évaluateurs de nos projets, le travail exposé à des cancérogènes n’est pas un objet de recherche légitime, pas plus que les processus de non-recours aux droits, ou la production des inégalités sociales de santé. Une illustration de ce décalage se trouve dans l’évaluation de notre projet par la Fondation de France en 2018, dont le résumé se termine ainsi :
« Le comité vous encourage à inclure au sein de votre équipe un épidémiologiste méthodologiste afin de garantir que les hausses de malades constatées sont significatives et que les clusters de malades repérés par les dossiers hospitaliers ont aussi une significativité robuste qui atteste de l’intérêt scientifique des repérages de facteurs de risque ».
Selon ce raisonnement, il faudrait donc prouver une fois encore, chez des patients atteints de cancer, que des cancérogènes avérés sont réellement cancérogènes ! Et non pas en étudiant la réalité empirique de l’exposition professionnelle aux cancérogènes de patients atteints de cancer mais en recherchant la significativité statistique d’un « sur-risque » pour cette population. Cette idée, très souvent exprimée par nos évaluateurs et interlocuteurs institutionnels, se fonde implicitement sur le postulat erroné de l’existence d’un niveau normal et donc « acceptable » de survenue de cas de cancer dans la population, et traduit une incompréhension profonde de la démarche GISCOP.
Dans une perspective pluridisciplinaire de recherche en santé publique, nous considérons que tout patient atteint de cancer ayant potentiellement subi des expositions professionnelles à des cancérogènes est digne d’intérêt – et ce pour des raisons scientifiques, de justice sociale et de santé publique. La démarche GISCOP considère la survenue d’un cancer comme un événement-sentinelle, à partir duquel il devient possible de rendre visible les expositions subies par les patients dans leur travail – et d’agir en prévention.