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À lire avant tout acte sexuel

Est-ce ce printemps si chaud ? J’ai écrit, dans le numéro d’avril 2010 du magazine Terre Sauvage, une série sur le sexe chez les animaux. Y repensant tout à l’heure, grattouillant mon plâtre – voir les épisodes précédents – autant qu’il m’est possible, j’ai fini par tout relire. Et il m’a semblé que vous deviez tous être informés des mœurs inqualifiables de certains animaux, pourtant vénérés. Ce n’est pas chez nous, les humains, qu’on verrait des choses pareilles, pas ? Nous représentons la civilisation, pas ? La victoire de l’esprit sur la libido et la luxure, pas ?

Je ne sais pas pour vous, mais quant à moi, j’admire et j’envie les personnages qui suivent.

————————————–Terre Sauvage, avril 2010———————-

Le lion

Attention aux épines, Madame

Un conseil d’ami : ne pas se tromper de phéromone. Ce dernier est un message chimique qu’envoient les bêtes – donc nous – et les végétaux pour signaler quelque chose. Quand le lion se sent d’humeur folâtre, suivez bien le mouvement, il se sert hardiment de son organe voméronasal. Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Découvert par le Danois Ludvig Jacobson en 1813, il se trouve caché quelque part dans le nez. Et il permet de détecter les phéromones, ce qui est bien utile.

Le lion est donc folâtre, et pour peu qu’une femelle elle-même tentée par une aventure se trouve dans les parages, le roi des animaux se met en position de flehmen. C’est-à-dire qu’il s’approche de la belle, retrousse sa lèvre supérieure et ouvre la gueule d’une manière qu’on pourrait qualifier de suggestive. Ça y est, ça y est presque, son organe de Jacobson vient de sentir les bons phéromones.

Disons-le avec froideur, il faut faire vite, car la lionne n’est féconde que tous les deux mois environ, et sa période d’œstrus  – les « chaleurs » – ne dure pas plus de quatre jours. De vous à moi, le lion n’est peut-être pas aussi malin qu’il en a l’air. Car enfin, sa belle se contorsionne sous ses yeux, frotte sa tête contre son cou, se jette même à ses pieds. Que lui faut-il de plus ? Pour finir, elle adopte la position dite lordose, qui consiste à creuser sa colonne vertébrale. La femelle est alors à plat ventre, avec la croupe en avant, ce qui ne peut être plus pratique. Faut-il vous faire un dessin ?

Cette fois, le lion a compris sa chance. Il s’avance, et pénètre dans une contrée que certains présentent comme enchantée. Il n’a pas l’air d’être sûr, car pour commencer, il saisit la nuque de l’épousée entre ses crocs, et serre pour la maintenir au calme. Cela marche ? Oui, jusqu’à un certain point. Car quelques secondes plus tard, trente au plus, madame bondit en poussant un rugissement, rompant comme on se doute tout charme. Elle se retourne même vers l’impétrant, en lui montrant des dents qu’elle a fort pointues, on craint le pire quelques secondes.

Que se passe-t-il donc ? Elle a mal. À cause de lui. À cause de son pénis à lui. Pour vous dire toute la honteuse vérité, le lion a la verge hérissée de ce qu’il faut bien appeler des épines. Disons donc des protubérances dermiques effilées, ce qui ne change rien au tableau. On croit savoir que ces épines stimulent l’ovulation, et peut-être l’excitation. La lionne serait-elle un poil masochiste ? Le fait est qu’après s’être calmée – comptez quinze minutes -, elle recommence exactement le même menuet. Lordose, fesses surélevées, etc. Le lion y retourne, mettez-vous donc à sa place. Et comme l’étreinte est fort brève, ainsi que déjà signalé, elle peut se répéter souvent. En fait, très souvent. Jour et nuit, si vous voulez tout savoir. Chez les plus actifs de ce sport extrême, l’acte d’amour peut se renouveler entre 200 et 300 fois au cours de l’épisode d’œstrus de la femelle.

Cela fait rêver ? Peut-être. Mais c’est surtout une nécessité proprement vitale. Car – sigh -, à peine un œstrus sur cinq se conclut par une naissance. On peut le dire autrement : si vous prenez cinq lionnes en chaleur qui acceptent le sport sans chambre décrit plus haut, une seule donnera naissance à des lionceaux, en moyenne trois. Mais seulement un quart des nouveau-nés parviendra à l’âge adulte. Ce qui met le lion adulte autour de 3 000 copulations préalables.

Reste le grand tabou de l’homosexualité. La littérature scientifique oublie le plus souvent de raconter que les grands mâles à fourrure et crinière ne dédaignent pas mamours et caresses entre compagnons. Certaines estimations évoquent le pourcentage de 8 % des accouplements qui seraient consentis entre messieurs. Quant aux dames, on ne sait pas trop quoi penser. En captivité, l’amour physique entre prisonnières a bel et bien été constaté. Mais dans la nature, pas encore. Peut-être aura-t-on regardé ailleurs.

Le mouflon du Canada

Celui qui a les plus grosses (cornes)

C’est assez navrant, mais chez le mouflon du Canada, Ovis canadensis, celui qui a les plus grosses s’en sort nettement mieux que les autres. Le drôle, c’est que l’on parle en la circonstance des…cornes. L’aventure commence début septembre et dans un premier temps, court jusqu’à la mi-octobre environ. Il faut imaginer des prés d’altitude que la neige n’a pas encore fait disparaître. Il y a encore de l’herbe et même quelques fleurs, sans compter la testostérone, cette hormone qui déclenche tant de mouvements guerriers chez tant d’espèces différentes.

Les mâles forment alors entre eux, et seulement entre eux, des groupes à l’intérieur desquels ils vont concourir. Pour ne rien vous cacher de la triste réalité, il s’agit de déterminer une hiérarchie libidineuse. Les spécialistes ont repéré six manières de se montrer, de se comparer, six manières de savoir qui dominera les autres et profitera ensuite des joies de la copulation. Dans quelques cas, heureusement rares pour les animaux, la confrontation se change en combat. Un combat qui consiste en de terribles coups de bélier – c’est le mot juste – face à face. Il faut et il suffit pour en arriver là que deux mâles aient des cornes de dimension à peu près égale. Ou que deux bandes étrangères ne se croisent.

Quoi qu’il en soit, admirons le résultat. Les adversaires s’éloignent d’une dizaine de mètres, et se jettent – hardi, les petits – la tête la première contre celle de l’autre. Le choc est si violent que l’on peut, dans certaines circonstances, l’entendre à un kilomètre de distance ! Qui dit mieux ? La nature ayant horreur du vide dans la tête, le sommet du crâne des béliers dispose d’une double couche osseuse qui épargne le cerveau. Le cerveau peut-être, mais l’intelligence ? Ces affrontements très ritualisés peuvent s’étendre d’une heure à…plus de 24 ! Quant à savoir qui est le perdant, de nombreux observateurs scientifiques avouent y avoir perdu leur latin. À priori, le premier qui s’arrête a perdu. Mais qui est le premier ?

Quand ces charmants garçons ont fini leur période d’entraînement, ils retrouvent ces dames, comme par enchantement, et commencent – nous sommes vers le 10 novembre – à se renseigner sur l’état de chacune d’entre elles. Celle-ci serait-elle prête à accepter des avances ? Et celle-là ? L’excitation monte ainsi jusqu’à la première copulation, qui a lieu, en général, fin novembre. À ce stade, de deux choses l’une. Ou la phase précédente a fait de vous un dominé, un vulgaire subordonné, et il va falloir courir. Ou bien vous êtes considéré comme un bélier dominant, et il faudra aussi courir. Mais moins tout de même.

Prenons le dernier cas, celui d’un mâle ayant gagné le concours de cornes. Il va se livrer, autour d’une femelle en chaleur – l’œstrus dure en général 24 heures – à ce qu’on appelle une défense. Facile. Il empêche tous les autres mâles d’approcher, quitte à leur rentrer dans le crâne. De la sorte, il profite largement des heureuses dispositions de sa partenaire. Mais les autres, au fait ? Comme les dominés n’ont pas envie de faire tapisserie, ils ont inventé une technique bien à eux qu’on appelle simplement la poursuite.

Un ou plusieurs mâles viennent narguer le dominant, tout à son affaire. Et commencent même les hostilités. La femelle en chaleur, lorsqu’elle sent que sa défense n’est plus assurée, court se réfugier dans la partie la plus accidentée des pâturages, au milieu des rochers. Et c’est là, sans parade nuptiale, sans apprêt, sans grâce, que plusieurs mâles, dominés et jeunes, se jettent sur elle pour un échange précipité. C’est rusé comme tout, mais dangereux, car le vide, souvent, est si proche que des animaux meurent régulièrement en pleine épectase, c’est-à-dire pendant l’amour.

Résultat des courses – vous voyez un autre mot ? -, il vaut mieux être dominant. Dans un groupe qui compte une vingtaine de femelles gestantes, les deux ou trois dominants seraient responsables d’environ 60 % des naissances d’agneaux. Les « poursuiveurs » se partageraient le reste, soit 40 %. Encore un effort du côté des cornes, pour l’an prochain !

La mante religieuse

Cette croqueuse qui cache son jeu

Oh ! le pauvre petit gars. D’abord, c’est un minus, qui semble à l’œil deux fois plus petit que son ogresse. En vérité, il ne lui manque que deux centimètres pour atteindre la taille de la femelle, qui est de huit. Mais comme il est également moins dodu, il faut bien avouer que ce mâle ne fait pas le poids à l’heure fatidique de la reproduction.

Pourtant, il faut ce qu’il faut. Avant d’aborder sur le fond ce lourd dossier cannibale, faisons un saut chez Jean-Henri Fabre. Né en 1823, mort en 1915, ce génial observateur, auteur de Souvenirs entomologiques – il frôla au passage le Nobel de littérature -, nous livre un regard sans fard sur les amours de la mante religieuse. Il a placé à la maison, dans des élevages, des couples de mantes qu’il regarde sans jamais se lasser. Nous sommes fin août, et attention, la séance va bientôt commencer. « Le mâle, écrit Fabre, fluet amoureux, juge le moment propice. Il lance des œillades vers sa puissante compagne (…) Il se rapproche ; soudain il étale les ailes, qui frémissent d’un tremblement convulsif (…) Il s’élance, chétif, sur le dos de la corpulente ».

Il y est ? Il y est. L’accouplement peut durer cinq ou six heures, vous avez le temps d’aller faire vos courses. D’après Fabre, cela ne se gâte que le lendemain. Crouch ! La femelle vient de broyer la nuque du mâle, avant de déguster tout le reste, sauf les ailes. Et ce n’est qu’un début, car dit Fabre, la femelle « n’est jamais assouvie d’embrassements et de festins conjugaux ». Il lui offre un deuxième mâle, un troisième, un quatrième, un cinquième, un sixième, un septième enfin. À chaque fois, cette épouvantable croqueuse d’hommes accepte les ébats, puis dévore ses soupirants. Fabre : « Le résultat de mon enquête est scandaleux ».

Voilà. La messe est dite. D’autant que, dans le droit-fil de Fabre, certains petits malins ont élaboré une théorie qui semble parfaite. Voyez le tableau. Le centre nerveux de la reproduction se trouve chez le mâle dans un ganglion situé au bout de l’abdomen. Lucas Baliteau, un jeune entomologiste français, a observé dans un élevage, en 2002, un mâle décapité par sa belle qui continuait pourtant à copuler pendant…quatre heures.

Il s’agirait d’une simple stratégie de reproduction, car les mouvements sexuels du mâle deviendraient, sa tête une fois coupée, plus vigoureuse encore, libérant ainsi davantage de spermatozoïdes. Mieux, le mâle accepterait de se « sacrifier » pour assurer à sa cruelle compagne l’apport en protéines – sa tête – sans lequel la descendance ne serait pas aussi bien assurée.

Vous trouvez que cela se tient ? Eh bien oui, il faut l’admettre. Mais cette vision a pourtant quelque chance d’être fausse. D’autres observateurs pensent que Fabre et quantité d’autres après lui ont été victimes d’un vulgaire biais scientifique. Ils ne se seraient pas rendu compte qu’en observant les mantes essentiellement en captivité, ils ne regardaient plus tout à fait le même animal. Une étude sérieuse de 1987 démontre que les mantes chinoises – une autre espèce que notre religieuse – ne pratiquent pas le cannibalisme quand des conditions plus naturelles d’observation sont respectées.

Et une autre, qui date de 1992, montre que la copulation des religieuses dure environ cinq heures de rang en captivité, mais seulement deux en liberté. Preuve que la cage changerait bien des choses. En réalité, à chaque pas de l’observateur dans la nature, de nouvelles questions se posent. Cette même étude de 1992 indique que 31 % des mâles observés, en liberté, seraient dévorés, mais sans qu’on sache ce qui s’est passé avant. Il est bien possible que la femelle, déjà fécondée par un autre, ne voie alors dans le nigaud en vadrouille qu’une simple proie comme un autre.

Ce qui nous ramène, il est vrai, à cette vilaine interrogation existentielle : qui porte la culotte, et dans quel sens ?

Le gibbon était vraiment agile

Le gibbon agile n’a pas de queue, et il est défendu de rire. Cela ne l’empêche pas de vivre, comme on va se rendre compte. D’abord deux mots de présentation. Hylobates agilis est un singe plutôt petit de 40 à 60 centimètres, dont le poids se situe entre 5 et 6 kilos. Le mâle est un peu plus grand et lourd que la femelle, mais il faudrait un œil de lynx pour s’en rendre compte dans la nature. Car le gibbon vole.

De branche en branche, mais il vole vraiment, à la vitesse stupéfiante de 30 kilomètres à l’heure. À chaque bond, le gibbon peut franchir jusqu’à huit mètres ! Il faut dire que cette manière de se déplacer – la brachiation – est favorisée par des os du poignet très singuliers. Dernier point avant de passer aux réjouissances : le gibbon agile vit dans les forêts humides de Sumatra et de Bornéo. Où les tronçonneuses morcellent d’année en année un peu plus son territoire.

Quand le gibbon mâle a entre sept et huit ans, il est enfin mûr pour la grande aventure de l’amour. C’est du moins ce que pensent ses pauvres parents, qui le mettent à la porte du paradis familial. Il s’accroche à la branche autant qu’il peut, et puis il part à la recherche d’un nouveau pays bien à lui. Dès qu’il pense l’avoir trouvé, il se met à chanter la sérénade. Il est temps de signaler que le gibbon agile mâle est un chanteur de charme. Il vocalise, et tend l’oreille lorsqu’il entend d’autres gibbons chanter aussi. Car à la vérité, les gibbons, tous âges confondus, forment des chorales dans les arbres. Toutes les familles de gibbons chantent le matin, au lever du soleil.

Et on les entend de loin ! La femelle commence, suivie par ses filles éventuelles, le mâle prend la suite, épaulé par son ou ses fils s’il en a, et pour finir, tous forment un chœur. Le tout dure une quinzaine de minutes. Apparemment, ces chants sont très utiles pour marquer leur territoire d’une quarantaine d’hectares, où ils sont les rois de l’acrobatie aérienne.

Mais revenons au sort de notre jeune mâle solitaire. Avec un peu de chance, ayant chanté tant et plus, il entendra une voix féminine jeune et avenante. Est-ce une réponse ? Il faudra attendre encore avant d’en être sûr. Si tout se passe bien, la jeunette sort de son propre clan familial, et rejoint l’amoureux transi sous les hauts ramages. Et. Et. Et… Et l’on ne sait pas très bien, il faut le reconnaître. Car le gibbon ne pose pratiquement jamais le pied à terre, et ses parades nuptiales, à trente mètre de hauteur, camouflées par de grandes feuilles, manquent de témoins directs et fiables. Gageons cependant que l’agilité extrême du primate lui autorise des fantaisies dont nous préférons tout ignorer.

Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que le monsieur gibbon dépose une petite graine dans l’œuf de la maman, et qu’en bref et résumé, sept mois plus tard, une cigogne dépose un petit gibbon entre les bras de ses parents. De ses parents, oui. Car, redevenons sérieux, les gibbons sont des géniteurs parfaits.  Le couple ne donne naissance qu’à un seul petit, tous les deux ou trois ans. Et en dehors de la lactation proprement dite, les soins aux jeunes sont semble-t-il partagés à égalité. Le père comme la mère portent le nourrisson, chacun l’épouille, chacun joue avec lui.

Par quel doux miracle ? Pour reprendre l’expression de l’éthologue Anne Teyssèdre (1), « à chacun sa chacune ». Les gibbons étant dispersés, un mâle n’aurait de toute façon pas la moindre chance de défendre plus d’une femelle contre les ardeurs d’un concurrent. Alors, sagement, il se contente d’une seule, qu’il aime jusqu’à ce que l’un des deux ne meure. Au passage, il n’a de la sorte aucun doute sur la paternité des petits gibbons qu’il devra élever, ce qui stimule ses penchants paternels. On ne peut certes pas en dire autant des bonobos ! Le gibbon agile, qu’on se le dise et qu’on se le répète dans les chaumières, est résolument monogame. Cela rappelle des souvenirs ? Oui, celui des contes de fée de notre enfance. Un jour, le prince viendra. Et ce sera un gibbon. Agile, forcément agile.

(1) In Les stratégies sexuelles des animaux (Nathan)

L’éléphant de mer

Le pacha impose sa loi (et son os pénien)

A-t-on le droit de traiter un animal d’odieux personnage ? Heureusement, non. L’éléphant de mer, de toute façon, n’existe pas. Il y a deux espèces, séparées par l’histoire géologique. Au nord, Mirounga angustirostris, qui vit le long du Pacifique, entre l’Alaska et la Basse Californie. Au sud, Mirounga leonina. Pour favoriser la démonstration, concentrons l’attention sur ce dernier.

Le mâle est un étonnant gaillard qui peut atteindre 7 mètres de long pour un tour de poitrine de 3 à 4 mètres et un poids de 4 tonnes. Mais en moyenne, il se situe autour de deux tonnes – seulement ? -, pour une longueur de 4 mètres. Vous le reconnaîtrez sans peine, car il possède une sorte de corne de brume au-dessus des narines. Cette trompe, qu’on appelle en langage savant proboscis, se gonfle quand ce charmant garçon est énervé ou lorsqu’il veut impressionner son monde. L’organe devient alors une caisse de résonance, et en ce cas, courage fuyons.

La femelle paraît, dans ces conditions dantesques, une fluette gamine. Elle ne pèse en moyenne, cette malheureuse, que 500 kilos. Vous vous demandez donc comment ça se passe ? Terre Sauvage aussi. D’abord, sachez que, contrairement aux mâles de chez nous, l’éléphant de mer dispose d’un os pénien. Avouons d’emblée, en dehors de toute idéologie, que c’est bien pratique. Cet instrument est, bien entendu, utilisé pendant la copulation, et sa taille évolue logiquement en fonction de l’âge du capitaine. Chez un nourrisson, il atteint déjà la longueur notable de 10 centimètres. Avant d’atteindre 23 centimètres à quatre ans, 31 à cinq et 34 à huit ans.

Mais cela ne règle pas la question. Comment ? Si le poussah se met si peu que ce soit sur sa partenaire, il va de soi qu’il l’étouffe, ce qui limite les possibilités de reproduction de l’espèce. Et c’est pourquoi, dans son immense sagesse, dame Nature a ordonné à ce balourd de se placer à côté de la promise. Ce qu’on appelle l’amour côte à côte. Mais l’affaire est loin d’être terminée, ou plutôt, elle est loin d’avoir commencé.

Jugez plutôt. L’éléphant de mer vit l’essentiel de sa vie en mer, où il pêche en profondeur des calmars et des poissons. L’un d’entre eux a pu être suivi, grâce à une balise Argos, jusqu’à…1998 mètres de profondeur. Quand arrive la saison des amours, il se pose sur un bout d’île antarctique, et commence par faire régner la terreur chez les autres mâles, surtout les petits jeunes. Nous parlons là de ces pachas qui se permettent tout, en contradiction avec l’ensemble des législations féministes péniblement obtenues ailleurs. Le « pacha », donc, mord et blesse tout ce qu’il peut, jusqu’au moment où les autres lui reconnaissent son rôle. Nous sommes en septembre, et les femelles, notez bien, ne sont pas encore là. Mais dès leur arrivée, elles sont prises en main – façon de parler – par le pacha, qui s’octroie un véritable harem, dont le nombre varie en général de 20 à 40 femelles. Et attention au petit malin qui aurait des intentions, car la trompe et les dents ne sont pas seulement là pour créer l’ambiance.

À peine installées sur un coin de plage, les femelles donnent naissance à leur unique petit. Pardi ! Celui-là a été conçu l’année précédente, l’œuf restant dans un état de dormance pendant trois mois, avant de se développer dans l’utérus. L’allaitement du nouveau-né est à peine terminé que le mâle sort son os pénien pour commencer les étreintes de la nouvelle année.

Il faut imaginer le tableau ! Le seigneur et maître copule à tout va sous le regard dépité des autres mâles, qui n’ont droit, théoriquement du moins, qu’à tenir la chandelle. Alors qu’ils pourraient probablement enfanter dès l’âge de quatre ou cinq ans, il leur faut souvent patienter jusqu’à neuf ou dix ans. Sympa. Heureusement, le patron ne peut être au four et au moulin. Une équipe britannique menée par Anna Fabiani a pu montrer qu’un nombre non négligeable de petits éléphants de mer n’avaient pas pour père le titulaire du harem… Bien fait.

Le tétras centrocerque

Quand le monsieur est choisi par la dame

Séquence immersion. À perte de vue, la prairie. La grande prairie américaine, ou ce qu’il en reste. Un seul impératif pour que l’opération du Saint Esprit – appelons-la ainsi – se réalise : il faut la présence d’armoise argentée. Il s’agit d’un arbrisseau dont le feuillage est recouvert d’un duvet blanc argenté, presque soyeux. Mais on allait oublier la sauge. Il faut également de la sauge, qui servira à nourrir la bête. Les bêtes.

Présentons le coq (1), autrement appelé gélinotte des sauges, ou tétras centrocerque. Nous sommes au printemps, vers la mi-mars, et notre ami va montrer à ces dames celui qui est le plus beau. Le mot concours s’impose. Pour commencer, il choisit un lek, c’est-à-dire une arène d’herbe courte dont il va occuper quelques mètres carrés en défendant son nouveau territoire contre tout autre envahisseur mâle. Nous y sommes ? Nous y sommes. Le coq se met à se pavaner, tel le paon qu’il n’est pas.

Tout soudain, il avale en quelques secondes à peine jusqu’à quatre litres d’air, ce qui lui permet de gonfler une poche œsophagienne. Ce pourrait être une apothéose, ce n’est qu’un début. Il fait glisser cette poche d’air jusqu’à sa gorge, ce qui dévoile en même temps deux splendides taches  orange vif. Au même moment, l’oiseau déploie en éventail les plumes de sa queue, brunes et tachetées de blanc.

Suspense. Que va-t-il se passer ? Évoquons pour bien se faire comprendre une cornemuse. Le tétras comprime sa poche, dont il sort un son à la fois sec et suffisamment fort pour avertir tout le lek. Le mot assourdissant reste faible pour suggérer le tintamarre, car un lek peut contenir entre 20 et 200 mâles, qui ont tous grand besoin de se faire voir et entendre. Cette stupéfiante parade dure de l’aube jusqu’au milieu de la matinée. Quant aux gélinottes femelles, après avoir atterri aux abords du lek, elles viennent très simplement faire leur marché. On n’est plus très loin d’un spectacle de chippendales !

Précisément, chaque femelle revient deux ou trois jours de suite visiter le même lek. Elle hésite, la poulette (1), il faut la comprendre. Mais il arrive tout de même un moment où l’un des mâles lui semble mériter le détour. Elle s’approche par une « démarche sur le côté (2) » de l’heureux élu, s’immobilise en pliant les pattes, et c’est alors que paie enfin l’épuisante parade au son de la cornemuse. Le coq ne se le fait pas répéter et hop ! le voilà sur le dos de celle qui vient de le choisir. Au passage, signalons la robustesse de la poule, qui ne pèse qu’un kilo environ, soit deux fois moins que le plastronneur.

Sitôt l’acte consommé, la femelle se met à la recherche d’un bouquet d’armoise argenté – on y revient – sous lequel elle bâtit un nid abrité par des touffes d’herbe. Seule – le mâle se moque apparemment des suites de l’aventure commune -, elle pondra de sept à huit œufs, dont l’incubation dure entre 25 et 27 jours. Reste la question redoutable de la recherche en paternité. Car n’allez surtout pas croire que chaque mâle profite de la situation de la même manière. Du tout !Chez les tétras, il y a surtout beaucoup de perdants. 10 % des coqs ont droit à  80 copulations sur 100.  Autrement dit, 90 % de ces messieurs doivent se contenter de 20 % des opportunités, malgré les magnifiques efforts consentis. Disons-le tout net, ce n’est pas juste.

Quelle est l’explication ? Personne ne la connaît, et la controverse fait rage chez les (très) rares connaisseurs du dossier. Signalons tout de même deux hypothèses. La première : certains mâles mèneraient leur parade sans jamais donner de signes de fatigue. Et la prime irait alors au champion. La deuxième : il y aurait, sur les leks où se retrouvent les mâles des places bien plus favorables que d’autres, qui attireraient irrésistiblement l’œil enamouré des gélinottes femelles. Ce qui serait un coup très dur porté à la vanité masculine. Mais nous n’en sommes pas là.

(1) Chez les tétras, le mêle est aussi appelé coq et la femelle poule, Terre Sauvage ne se serait pas permis.
(2) In « Les stratégies sexuelles des animaux », par Anne Teyssèdre (Nathan)

Pascal Picq, ce chaînon manquant de notre intelligence

(Pour ceux qui l’ignorent, j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie du 7 janvier 2015 à Charlie-Hebdo)

Ce n’est pas fameux. Mon esprit et mon corps se raidissent contre les balles du 7 janvier. On y verra plus clair demain, ou après-demain, ou plus tard encore. Je vous redis en tout cas que vos mots sont des baumes. Soyez sûrs que vous m’avez grandement aidé, et que vous continuez à le faire. Si je ne réponds que peu, c’est parce mes forces sont réellement limitées. Je ne sais de combien d’heures je dispose chaque jour, mais elles sont peu nombreuses. Mais elles sont comptées. J’espère que vous me comprendrez.

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Vous trouverez ci-dessous un entretien que j’ai eu le grand plaisir de mener au début de l’année 2002. Il inaugurait une série de « grands entretiens » que j’ai réalisés pendant une petite dizaine d’années pour le magazine Terre Sauvage. J’espère qu’il vous plaira.

« Les chimpanzés sont nos frères »

Pascal Picq, l’un de nos grands anthropologues, a publié récemment, avec Yves Coppens, un livre-événement, Aux origines de l’humanité (Fayard). Dans l’entretien décoiffant qu’il a accordé à Terre Sauvage, il insiste sur ce que l’homme doit au monde des forêts, et sur les si troublantes ressemblances qui l’unissent à jamais aux grands singes. Pour sauver ces derniers, menacés de disparition, on doit selon lui leur reconnaître, au moins pour un moment, certains des droits reconnus aux hommes. Un grand débat en perspective.

Terre Sauvage : Il y a quarante ans seulement, on pensait que l’homme était né, tout armé ou presque, il y a 40 000 ans. Et puis arrive Louis Leakey, ce formidable paléontologue. Un jour de juillet 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, cherchant un homme capable d’avoir taillé les pierres qu’il a découvertes non loin de là, il trouve un australopithèque, c’est-à-dire un singe. Jusque là, on pensait que l’outil était forcément lié à l’homme !

P.P : A cette époque, la vision dominante, c’est celle résumée dans cette scène fulgurante du début du film 2001, l’Odyssée de l’espace : l’ancêtre sort de la forêt, arrive dans la savane, invente l’outil, se redresse, et devient le singe tueur. D’un seul coup, l’homme acquiert le propre de l’homme dans ce passage du monde obscur de la forêt à ce nouveau monde qui nous rapproche des cieux.
» Louis Leakey va détruire cette légende. Ayant trouvé des outils, il aurait dû rencontrer l’homme. D’où cette énorme surprise quand il tombe sur un australopithèque ! Elle va entraîner ce que Yves Coppens appelle la « ruée vers l’os » (rires). La paléontologie africaine, en une grosse décennie, va faire éclater ce schéma linéaire de l’évolution auquel nous étions tant habitués.

Terre Sauvage : Quel bouleversement, en effet. Une phrase de votre livre m’a beaucoup marqué et j’aimerais que vous la commentiez : « Toute notre histoire évolutive, depuis 55 millions d’années, se fait sur la variation du thème des arbres et des singes ».

P. P : Tout ce que nous sommes vient du monde des forêts. C’est fabuleux ! Quand les dinosaures disparaissent – prenons du recul – il y a 65 millions d’années, la terre n’est qu’une vaste forêt qui couvre tout d’un pôle à l’autre : cela va durer 30 millions d’années. Et nous, les primates, les premiers, commençons une coévolution extraordinaire avec ces forêts. Les plantes à fleurs et à fruits – ce que sont les arbres -, ont besoin de fleurs pour leur reproduction, et donc d’insectes pour les butiner et les polliniser. Les fruits, eux, sont « faits » pour être mangés, notamment par les singes qui vont disperser leurs graines par leurs fèces. Et participer ainsi à la biodiversité. Vous savez, manger des fruits, cela nous paraît fort simple à nous, parce que nous sommes faits pour cela, mais c’est très compliqué. Tenez, ces incisives, devant, qui nous permettent d’arracher un morceau et ensuite de la mastiquer derrière, mais c’est une invention extraordinaire ! Elle nous a permis d’assurer notre succès. En fait, et je suis bien sûr que les lecteurs de Terre Sauvage seront sensibles à cela, nous sommes les enfants des fruits et des fleurs.

Terre Sauvage : Hélas, hélas, ce paradis des arbres et des singes va finir par se disloquer, sans pour autant disparaître. A partir de quand ?

P.P : Cela commence il y a environ 32 millions d’années. Peu à peu, par la tectonique des plaques, le volcanisme, et la fragmentation des continents. Les singes modernes apparaissent à cette époque, et c’est très intéressant de constater que tous, depuis cette date, ont 32 dents : les macaques, les entelles, les babouins, les colobes, les orangs-outans, les chimpanzés. Tous, comme nous ! (sa voix enfle, il sourit) Nous avons tous la même tête ! C’est-à-dire 32 dents, avec deux incisives, une canine, deux prémolaires et trois molaires. Nous sommes exactement faits de la même manière, avec des yeux en façade, avec une face dépourvue de poils. Tout cela existe depuis 32 millions d’années !

Terre Sauvage : Faisons un grand saut, peut-être acrobatique, et venons-en au mystère de notre ancêtre commun. Yves Coppens a forgé une théorie à ce sujet, l’East Side Story. Pourriez-vous la résumer ?

P.P : C’est une hypothèse classique du point de vue de la théorie de l’évolution. Tous les fossiles les plus anciens relatifs à notre lignée se trouvent à l’est d’une certaine ligne géographique où se trouvent les vallées du Grand Rift africain. Or la géologie nous dit que le Rift se déforme il y a 7 ou 8 millions d’années : on assiste d’abord à un effondrement,  puis à la formation sur les rebords de hauts plateaux, qui montent à 3 ou 4000 mètres. Cette barrière géographique devient climatique. A l’ouest, qui reste humide, cette grande forêt où vont évoluer les ancêtres des gorilles et des chimpanzés; à l’est – d’où le nom de East Side Story – un milieu plus ouvert et plus sec, en mosaïque, où vont s’affirmer la bipédie, la culture, l’homme.

Terre Sauvage : Votre travail ressemble étrangement à une traque policière. Pour l’origine du genre Homo, bien plus proche de nous, vous avez dressé une liste de six ancêtres possibles. Pas des suspects, mais presque !

P.P : Mais c’est exactement cela ! A qui profite la descendance, si je puis dire ! En cherchant l’ancêtre le plus probable, on s’aperçoit que celui-ci a une bonne tête pour cela, et cet autre d’excellents pieds : on procède par fiches signalétiques. Il faut distinguer les caractères qui ne sont pas de bons indices, qui sont trompeurs. Nous cherchons surtout les caractères dits dérivés, ces caractères évolués partagés par des espèces extrêmement proches.

Terre Sauvage : L’enquête n’empêche pas les sentiments. A propos des paranthropes, ces presque hommes qui ont vécu il y a environ deux millions d’années, on a l’impression que vous éprouvez comme une certaine tendresse pour eux.

P.P : Ah oui (grand soupir). On les a toujours négligés ! Certes, les paranthropes ont de grandes mâchoires, mais ce n’est pas pour cela que ces gars-là sont des abrutis ! On sait en fait qu’ils étaient omnivores et qu’ils utilisaient des outils en pierre taillée pour décharner les ossements. Avec un cerveau de 550 cm3, tout comme les premiers hommes ! Oui, je les aime bien. Et cela montre comment l’évolution fonctionne, avec toutes sortes de combinaisons possibles. On trouve des grosses mâchoires qui vont avec des gros cerveaux, des petites mâchoires et des petits cerveaux, des grosses mâchoires et des petits cerveaux, etc.

Terre Sauvage : Et voilà que surgit derrière, ou plutôt à côté, Homo Ergaster, il y a 1,9 million d’années. Mais d’où vient ce garçon si « longiligne » ?

P.P :  En effet, d’où vient ce nouveau venu ? Mon hypothèse, qui reste à prouver, bien sûr -,  c’est qu’il vient de régions tropicales de savanes relativement ouvertes. Plus ouvertes que celles d’Homo abilis ou Homo rudolfensis, qui sont encore assez proches des arbres.

Terre Sauvage : Ergaster est un grand coureur des savanes… Un athlète !

P.P : Tout à fait. Il a quasiment notre morphologie, à quelques détails près, et il est de très grande taille. Ses origines, selon mon hypothèse, sont en Afrique centrale, du côté du Tchad actuel, où il y avait de grandes savanes arborées. Mais le Sahara, avec la formation des âges glaciaires qui arrive à ce moment, vient à s’assécher et des populations d’Ergaster vont se mettre en mouvement, en compagnie de la faune qui les entoure.

Terre Sauvage : Il est le seul à quitter les Tropiques et à partir faire le tour du monde, de l’Europe à Java, de la Chine à la Géorgie. Pendant ce périple, tous les autres hominidés africains disparaissent. Mais pourquoi ?

P.P : Si Ergaster est le premier à couper le cordon ombilical avec les arbres et les Tropiques, c’est qu’il est un vrai chasseur. Tous les hominidés qui vivent autour d’Ergaster utilisent très intelligemment les ressources de leur environnement, mais lui  va commencer à transformer cet environnement, ce qui n’est pas du tout la même chose. Les autres retournent dormir dans les arbres le soir, mais Ergaster va lui construire des abris, et apprivoiser le feu. Ce gars-là devient capable de se procurer de la nourriture en toute saison, c’est-à-dire la viande.

Terre Sauvage : C’est l’un des grands personnages de cette histoire !

P.P : Ah oui, pour moi, c’est le vrai homme. Heureusement qu’il était là ! Les grands singes, trop dépendants des arbres, disparaissent ou se raréfient. En Afrique, toutes les espèces qui dépendent des arbres vont connaître la décimation. Sauf Homo. Et bien sûr les chimpanzés, les bonobos, et les gorilles là où les arbres se maintiennent. On nous racontait jadis qu’on avait le singe à quatre pattes, qui donnait le grand singe, qui donnait l’homme. Mais non, ce n’est pas du tout ça.

Terre Sauvage : Jusqu’au bout, le suspense aura été total. Jusqu’à Néandertal, en effet, nous avons connu une humanité plurielle. Il s’en est fallu de peu que nous ne vivions la cohabitation entre différentes espèces d’hommes véritables !

P.P : Cela s’est joué à quelques fluctuations climatiques près. Nous aurions pu, en effet, avoir plusieurs espèces d’hommes, mais aussi plus aucune. Finalement, il n’en reste plus qu’une seule. Cela montre bien que nous nous sommes trompé : nous avons cru que, parce que nous étions seuls, nous étions uniques et que l’évolution conduisait vers nous. La vérité, c’est que nous sommes les derniers rescapés.

Terre Sauvage : Avec Cro-Magnon, nous voilà chez nous ou presque. Mais on retombe sur des questions essentielles. Des 4 critères pour définir Homo, en effet – le cerveau, la main, l’outil et le langage -, vous dites que les trois premiers ne sont pas pertinents car ils s’appliquent aussi au chimpanzé, et que le quatrième échappe à nos recherches. Et vous concluez : « Nous ne sommes pas fixés sur ce que nous sommes ». Bigre !

P.P :  On a longtemps pensé que l’homme, c’est surtout le langage. Et on avait d’ailleurs découvert dans son cerveau gauche les aires de Wernicke et de Broca, précisément dédiées au langage, mais sans aller regarder dans la tête des grands singes. Et là, grand gag : quand des anatomistes l’ont fait, ils ont trouvé chez les chimpanzés les aires de Wernicke et de Broca, ce qui explique d’ailleurs pourquoi ces derniers réussissent si bien dans l’apprentissage du langage des sourds-muets ou encore artificiel.  En fait, notre dernier ancêtre commun nous a laissé cette possibilité d’un mode de communication symbolique.

Terre Sauvage :  On assiste depuis le début des années 60, à une véritable « révolution éthologique ». En résumé, les études de terrain ont montré, entre autres, que les chimpanzés avaient des cultures, des comportements qu’on peut considérer comme les prémices de la morale, qu’ils éprouvaient de la compassion, qu’ils étaient capables de faire de la politique. C’est bien ça ?

P.P : C’est ça. Et nous avons été obligés d’admettre – mais c’est tout récent, et très contesté par ailleurs – que toutes les grandes caractéristiques de l’homme se trouvent partagées, de manière multiforme, et à des degrés bien sûr différents, avec les grands singes. Les bonobos sont bipèdes, mais ce n’est pas la bipédie humaine. Les chimpanzés ont des cultures, dont une partie des fondements sont proches de ceux des premiers hommes, et ils font de la politique, ont une notion du bien et du mal, une certaine conscience de soi, ils ont le sens du rire et même de l’humour. Mais pas autant que nous !

Terre Sauvage : Pour réaliser l’un de vos documentaires, Du rififi chez les singes, vous êtes allé filmer des chimpanzés au zoo d’Arnhem, aux Pays-Bas. Et vous y avez vu, je crois, des choses inouïes.

P.P : Oui, dont celle-ci. Il y avait deux soeurs chimpanzées, une grande et une petite. La grande était adorable, parfaite dans son rôle d’aînée, toujours très attentive avec la petite. Un jour, la petite attrape une corde bleue, joue avec, la met autour de sa taille, fait sa coquette. La grande vient à passer, et elle prend un air renfrogné, ce qui me surprend. Elle arrache la corde des mains de la petite, sévèrement, et lui tourne le dos. La petite s’énerve, fait sa crise de chimpanzé, se roule par terre. Pendant ce temps, la grande soeur, qui est face à moi, se met la corde autour de son visage, puis se retourne vers sa petite soeur, et elle lui fait : bouh ! (rires francs)
» Autre exemple, raconté par l’éthologue Jan Van Hooff. Au cours d’une expérience, un de ses collaborateurs enfile une tête de léopard et se cache derrière un monticule, les chimpanzés étant de l’autre côté du fossé, à cinq mètres. D’un coup, il sort sa tête de fauve, et les chimpanzés reculent à toute vitesse. Puis, voyant que ça ne bouge pas trop, reviennent avec des bâtons,  qu’ils lui lancent. L’assistant finit par enlever le masque, et montrer son visage. Alors l’une des plus vieilles femelles, Mama, la bouche ouverte, fait quelque chose comme ahahah, avec une mimique bien particulière, comme pour dire : «  ah, vous nous avez bien eus ! ». Extraordinaire, non ?
» Ils connaissent également l’empathie. A Arnhem, les crises de pouvoir étaient nombreuses.  Un jour, le mâle dominant se livre à une démonstration de force incroyable. Il se met au beau milieu de l’enclos, le poil tout hérissé, signifiant sans équivoque : je suis le roi. Et là, croyez-moi, personne n’a intérêt à s’approcher. Or une femelle arrive, se penche sur lui, comme pour lui dire : « Oh, qu’est-ce que tu as ? T’es fâché ? ». Et ce qui est formidable, c’est que le grand mâle sait que cette femelle est un peu simplette. Et donc, il la laisse faire !

Terre Sauvage :  Tout ce que vous dites là est évidemment bouleversant. Et d’autant plus que les primates, que nous connaissons encore si peu, sont partout menacés de disparition. N’y at-il pas une urgence absolue à sauver ces animaux ?

P.P : Urgence, oui, urgence absolue. Les chimpanzés sont nos frères d’évolution, ils sont plus proches de nous que des gorilles. Il faut les maintenir dans des conditions de vie naturelles, parce que c’est l’occasion de découvrir nos origines, les nôtres et celles des chimpanzés. Mais si nous continuons à malmener la planète comme nous le faisons, nous ne le saurons jamais.

Terre Sauvage : Ils sont nos frères, dites-vous ?

P.P : Mais oui, nos frères, pas nos cousins. Ils sont les plus proches de nous dans la nature. Ensuite, un peu plus loin, il y a les cousins, puis les cousins germains, comme les orangs outans. Ce sont nos frères.

Terre Sauvage : On comprend mieux pourquoi vous envisagez d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains des droits reconnus à l’homme !

P.P : Avons-nous encore d’autres moyens ? D’un point de vue éthique et philosophique, il va de soi que les droits de l’homme doivent appartenir à l’homme. Je ne me trompe pas une seconde entre le chimpanzé et l’homme. Mais à travers les droits de l’homme, on tient peut-être la possibilité, en passant par cette sorte de provocation, et qui choque en tout cas, d’attirer enfin l’attention sur cette tragédie. En faisant une entorse à mon éthique ? Oui. Donnons-leur cela, qui est peut-être trop, et quand ils seront sauvés, car il le faut, rétablissons les choses, clarifions.

Terre Sauvage : Mais quels droits ?

P.P : Avant tout celui de vivre dans la tranquillité. Il faut que les atteintes à ces animaux soient considérés comme un crime contre les sources de notre humanité. Pas contre l’humanité, attention ! Ce serait là épouvantablement choquant.

Terre Sauvage :  Leur accorder ces droits serait-il une manière, au fond, d’exprimer ce qui est « le propre de l’homme » ?

P.P : Pourquoi pas ? J’ai envie de dire : soyons humains, enfin ! Le processus d »hominisation n’est pas achevé, et de loin. Sortons de notre arrogance : cette terre n’est pas à notre disposition. Nous sommes issus d’une histoire incertaine, et nous avons besoin de modestie, mais aussi de grandeur. Soyons humains !

Terre Sauvage : On pourrait imaginer un appel mondial, solennel, de toutes les religions, des plus hautes autorités morales et spirituelles de la planète. Qu’en pensez- vous ? Seriez-vous prêt à vous engager vous-même ?

P.P : Evidemment ! Après les chimpanzés, ce sera le tour d’autres, et quand sur cette planète il n’y aura plus que des hommes, qui mettra-t-on dans les cages ? Qui jouera le rôle des animaux ?

Terre Sauvage : Pascal Picq, n’est-il déjà pas trop tard ?

P.P : Je ne sais pas. Il va falloir pousser un grand cri.

ENCADRÉ

Un grand scientifique
Pascal Picq est l’un des deux directeurs scientifiques – avec Yves Coppens – d’un livre majeur publié récemment aux éditions Fayard, Aux origines de l’humanité (chacun des deux tomes vaut 52 euros, un prix élevé, mais selon nous justifié). En un tourbillon de près de 1200 pages, une vingtaine de spécialistes nous emmènent dans un voyage fantastique qui conduit des premières bactéries à l’homme moderne. Cela, il faut le souligner, sans (presque) jamais verser dans le jargon ou l’obscurité. Pascal Picq fut l’un des élèves d’Yves Coppens, l’un de nos plus grands paléontologues, et donne des cours au Collège de France. Paléo-anthropologue, il s’est entre autres spécialisé dans l’étude des ancêtres de l’homme en relation avec leur régime alimentaire. Grand vulgarisateur, il est l’auteur de plusieurs livres destinés à la jeunesse et au grand public.

Un homme et quelques milliers de vers de terre

(Pour ceux qui ne le savent pas, j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie à Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier)

Comment je vais ? Je ne souhaite pas m’étendre, mais c’est plus dur que cela n’a été. Il me faut admettre quelque chose d’insupportable : je ne les reverrai pas. Bernard Maris, avec qui j’échangeais ce jour fatal des bourrades rieuses. Mon Tignous, avec qui j’étais allé à Notre-Dame-des-Landes. Mon Charb, qui sautait sur ses pieds quand il me voyait rappliquer le mercredi matin, un quart d’heure avant que ne débute la réunion hebdomadaire. Et tous les autres, tous mes autres. Un vent froid s’est emparé de moi.

J’ai du mal à concentrer mon attention, mais ce matin, je me suis dit que je devais vous offrir quelque chose. Ce sera un entretien que j’avais mené en 2004 pour le journal Terre Sauvage. J’espère que la vision de Marcel Bouché, chemineau des routes de France, sa bêche de paysan sur l’épaule, vous plaira. Salut à vous tous, et un immense merci pour votre présence.

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 Aristote les nommait les “intestins de la terre” et Cléopâtre avait édicté des lois pour les protéger. Qui ? Les vers de terre. Depuis, leur rôle bénéfique a souvent été occulté. Marcel Bouché, ancien directeur du laboratoire de Zooécologie du sol à l’Inra, est le premier à en avoir établi une classification exhaustive et démontre combien ils sont essentiels à la vie.

Terre Sauvage : Marcel Bouché, qui êtes-vous ?

Marcel Bouché : Un être inculte, qui n’a que son certificat d’études primaires, et qui du reste l’a obtenu certainement par une chance inouïe. J’ai en effet ce jour-là réussi à faire moins de dix fautes en cinq lignes, ce qui ne m’était sans doute jamais arrivé. J’étais en effet profondément “ anorthographique ”, eh oui. Je suis d’un milieu ouvrier, et je doute d’avoir entendu chez moi le mot université, ou bien par hasard. À quinze ans, en 1952, j’ai souhaité devenir jardinier et j’ai réussi le concours pour devenir jardinier de la ville de Paris. Et pendant trois ans, j’ai suivi les cours de l’école, qui était à Joinville.

TS : Vous avez donc été jardinier.

M.B : Jamais. J’ai mal tourné. À l’école, je me suis immédiatement intéressé à la diversité végétale, et je me suis donc retrouvé devant des collections avec des noms latins.  Cette orthographe barbare me paraissait encore plus terrible, compte tenu de mon inaptitude, mais bizarrement, cela a tout changé pour moi. Ces plantes portaient des noms avec des racines latines ou grecques qui m’ont tout fait comprendre enfin. Chlorophylle, par exemple, était l’association de deux mots qui voulaient dire vert et feuille. J’ai soudain compris que l’orthographe était porteuse de sens, et j’ai pris de l’intérêt pour les mots.

TS : Mal tourné, disiez-vous. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M.B : À l’école, un type de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique, NDLR) venait nous faire des cours sur les ennemis des cultures, ces ravageurs contre lesquels il fallait lutter à coups de pesticides. Or ce gars était en plus un bon zoologiste, et nous avions ensemble, régulièrement, des discussions. Si bien que quand je suis arrivé à la fin de ma formation de trois ans, il m’a proposé d’entrer à l’Inra comme aide de laboratoire, autrement dit femme de ménage (rires). Le fait d’avoir un boulot en sortant de l’école, pour moi qui venais d’un milieu modeste, c’était important. De sorte que je suis entré à l’Inra par cette toute petite porte. Et je me suis retrouvé en zoologie, domaine où je ne connaissais strictement rien. Au bout de quelques années, l’Inra a créé un labo appelé Faune du sol, où je suis devenu technicien, grâce à un avancement formidable (sourire), et je me suis mis à laver de la terre pour en sortir les petites bêtes qui s’y trouvaient.

TS : Et ça vous intéressait ?

M.B : Ah oui ! C’était passionnant, il y avait une telle diversité à observer. Dans les sols grouillent des animaux microscopiques ces insectes primitifs qu’on appelle des collemboles, ou les acariens, qui sont des sortes d’araignées elles aussi primitives. Prenez une motte de terre et vous pouvez en trouver cent, deux cents, trois cents qui ne se voient pas à l’œil nu. Je découvrais un monde proche de Microcosmos, dont personne n’avait jamais entendu parler. Le temps passant, j’ai réalisé que ma position n’était pas si brillante que cela et qu’avec mon certificat d’études, je n’allais pas aller bien loin. J’ai donc demandé un aménagement d’horaires pour suivre des cours du soir, mais cela m’a été refusé. Ce qui m’a rendu un grand service, car je me suis mis à l’enseignement par correspondance pour préparer le bac. J’ai commencé, puis je suis allé faire la guerre en Algérie pendant vingt-sept mois, et quand je suis revenu, je dois dire que je n’étais pas frais. Entre-temps, le gouvernement avait fait passer une loi qui permettait d’entrer à l’université sans bac à condition d’en avoir le niveau. J’ai donc passé un examen pour entrer à la fac des sciences, et ça s’est très bien passé. Mais mon patron a refusé que j’organise mon travail pour suivre parallèlement des cours et j’ai démissionné. Par chance, j’ai eu une Bourse, et j’ai fini par obtenir une licence. Je suis retourné à l’Inra en passant un concours d’entrée, cette fois comme scientifique. On m’a remis dans le service Faune du sol (rires) où m’attendait un sujet deux fois abandonné, dont personne ne voulait.

TS : Les vers de terre, enfin !

MB : Les vers de terre, bien sûr, ces animaux présentés, pardonnez-moi, comme dégueulasses et répugnants. Je n’avais aucune connaissance, et d’ailleurs, on ne savait pratiquement rien sur ces animaux du sol. On m’a dit, sans autre consigne : vous vous occuperez des vers de terre. Mais mon grand patron de l’époque, qui était un homme cultivé et qui comprenait l’importance des vers, a pensé que je devais me former à l’étranger puisque personne en France ne savait grand-chose. En Europe, au mieux, il y avait un seul chercheur voué au ver de terre par pays, et là où la densité était la plus forte, l’Angleterre, il y en avait deux. C’est là que je suis allé voir les professeurs Raw et Satchell, des gens charmants, so british.

TS : Mais vous parliez donc anglais ?

MB : Mais non ! J’ai appris sur le tas, avec l’Assimil dans la poche gauche et le dictionnaire dans la poche droite. J’ai pataugé comme j’ai pu, mais dans les mois qui avaient précédé ce voyage, j’avais commencé à travailler sur le terrain, et je m’étais aperçu qu’il fallait savoir se servir d’une bêche, ce qui est après tout  mon premier métier.

TS : Grâce aux vers, vous retrouviez les gestes du jardinier.

MB : Oui. Pendant toute ma carrière, le fait d’avoir été jardinier m’a énormément aidé et sur deux plans. D’une part, parce que je sais me servir d’une bêche alors que tous les grands universitaires que j’ai pu croiser ne le savent pas et passent du même coup à côté de prises très importantes. Ils cassent les manches, par exemple. D’autre part, je connaissais les plantes ! Et quand j’arrivais dans un paysage, je savais choisir l’emplacement où il faut chercher les bêtes.

TS : Mais comment ?

MB : Parce que la végétation parle. On ne voit pas les vers de terre, mais les plantes, en revanche, si. Quand elles changent, on peut être certain qu’on ne trouvera pas les mêmes espèces de vers de terre au-dessous.

TS : Pardonnez-moi, Marcel Bouché, mais nous avons oublié l’Angleterre en route.

MB : Bon. J’avais quand même ouvert quelques livres pour essayer de mettre des noms latins sur les vers de terre que j’avais dénichés. Arrivé en Angleterre, je découvre que mes deux scientifiques n’avaient jamais fait cet effort-là !  Ils étaient très contents d’avoir à faire à quelqu’un qui s’intéresse à la taxonomie, cette fameuse science du classement qui m’intéressait en fait depuis les collemboles et les acariens, et même les plantes du temps où j’étais jardinier. D’un autre côté, ils étaient très en avance sur ma manière de pensée et ils m’ont mis au courant immédiatement, par exemple, du PBI, le programme biologique international, dont personne ne parlait en France, où il était jalousement accaparé par quelques mandarins. Ce programme scientifique international n’était pas biologique, mais écologique, avec cette forte ambition qui reste en partie à accomplir : comparer le fonctionnement des écosystèmes. Dans mon domaine, les vers de terre, il s’agissait d’une révolution. Moi qui avais tendance à me concentrer sur leur typologie, leur classement, je découvrais grâce aux Anglais leur rôle dans les sols. Quand je suis rentré, j’étais une sorte de graine d’écologue et j’ai pu me faufiler pour profiter de certains crédits du PBI. Énorme avantage : ces moyens étaient accordés hors hiérarchie, à une époque où un chercheur dépendait à 100% de sa hiérarchie. J’entrais ainsi dans la recherche moderne.

TS : Nous sommes donc au début des années 60. À cette date, y a-t-il d’autres spécialistes des vers de terre en France ?

MB : Il y a des scientifiques qui se servent de vers comme matériel biologique, pour des études ponctuelles, souvent très intéressantes. Mais des gens qui étudient cet animal comme je le fais alors, non.

TS : Je me permets, pour les lecteurs de Terre sauvage, de préciser quelque chose que votre modestie vous interdit de dire. Vous êtes aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands, probablement le plus grand spécialiste mondial des lombriciens. Qu’avez-vous découvert sur eux en quarante ans de travail ?

MB : De 1966 à 1969, j’ai fait un sorte de tour de France du ver de terre, en faisant au total 1500 prélèvements. Je faisais un point environ tous les vingt kilomètres. A la bêche, tout seul. Ce qui m’intéressait, c’était de relier les milieux aux espèces que je capturais. Je n’ai jamais eu un sou pour ce travail, et je profitais des mes déplacements professionnels, y compris les samedis et les dimanches. Quand je voyais un endroit intéressant à l’œil, je m’arrêtais sur le bord de la route, et hop, je bêchais. Tout ça faisait de moi un personnage bizarre. Je ne compte pas les contrôles de gendarmerie que j’ai dû subir ! Ils trouvaient très étrange de me retrouver 30 km plus loin à farfouiller dans un champ. Avant mon travail, il y avait eu 20 ou 25 espèces décrites en France. Je suis arrivé à 170 environ, après avoir découvert des choses extraordinaires, dont de nouvelles familles, avec des trucs qu’on n’imaginait même pas, comme les vers géants de 1,10m et plus. Et je me suis retrouvé au passage avec une masse de données énormes, en 1970, alors qu’on ne parlait pas encore d’informatique. Par chance, à la fin d’une conférence sur ce qu’on appelait plutôt les cartes perforées, deux types venant des Eaux et Forêts ont demandé à l’assistance qui était intéressé par le traitement des données. Eh bien, personne. Personne, sauf moi, qui me retrouvais avec 1500 points de prélèvements à traiter, et disons une dizaine d’espèces de vers à chaque fois ! La rencontre avec ces informaticiens a été miraculeuse. On a tout rentré dans un ordinateur qu’il fallait ventiler, qui prenait toute une pièce, mais dont la puissance de calcul n’était pas même celle d’une calculette d’aujourd’hui. Grâce à quoi j’ai pu réaliser la première cartographie sur les invertébrés assistée par ordinateurs ! (rires)

TS : Toutes ces aventures scientifiques vous ont-elles calmé un peu ?

MB : Non, car en 1972, je n’avais pas encore étudié le rôle et l’écologie des vers de terre. C’est en travaillant sur une prairie permanente de l’abbaye de Citeaux, dont on connaissait l’histoire depuis des siècles, que j’ai pu mettre en œuvre des techniques que j’avais mises au point. Avec des collaborateurs, j’ai ainsi pu mettre en évidence les quantités réelles de vers de terre présentes dans le sol. Ainsi que les réseaux de galeries en relation avec le nombre de vers présents. Et j’ai également étudié les micro-organismes qui vivent sur la paroi de ce réseau, ce qui n’avait jamais été fait.

TS : Alors, combien trouve-t-on de vers sur un hectare ?

MB : Une tonne cent et c’est curieusement la valeur moyenne de tout ce que j’ai pu mesurer en France. Pour situer les choses, on trouve en France 55 kilos d’hommes sur la même surface, et deux à trois kilos d’oiseaux seulement. A eux seul, les vers représentent entre 60 et 80% de la masse des animaux de nos écosystèmes. Les autres animaux, c’est négligeable. Voilà la base du fonctionnement d’un écosystème : les plantes, les micro-organismes et les vers de terre. Les plantes capturent l’énergie et la transforment. Les micro-organismes et les vers de terre décomposent. Mais parmi eux, qui fait le boulot physique ? Les vers de terre.

TS : Mais c’est fabuleux ! Quelle vision ! Comment pourriez-vous résumer leur rôle ?

MB : On estime qu’en France et en moyenne, ils avalent 300 tonnes de terre par hectare, rejetées sous forme de fèces. Ils fournissent ainsi, grâce au brassage opéré – on peut comparer ce travail à celui des brasseurs de bière ! -, une quantité très importante des éléments nutritifs nécessaires aux plantes. Autre rôle : leur aptitude à creuser des galeries, au total autour de 5 000 km par hectare, qui permet une percolation de l’eau dans le sol très rapide. Autour de Montpellier, où nous sommes aujourd’hui, 160 mm d’eau de pluie peuvent s’écouler en seulement une heure de temps grâce à ces galeries. Or il ne pleut ici que 1000 mm par an !

TS : Ce qui veut dire qu’une terre où existent ces galeries peut absorber en une heure 160 mm d’eau, soit 16% de ce qui tombe en un an ?

MB : Oui, un gros orage ne pose donc pas de problème, sauf en cas de phénomène de résurgence dans le calcaire. Dans la garrigue, l’eau s’infiltre sans aucune difficulté, mais pas dans les vignes ou les zones céréalières, traitées aux pesticides, où les vers ont disparu. Les inondations dont on parle tant ne sont catastrophiques que là où on a détruit les vers de terre. Et cette disparition pose aussi problème à d’autres animaux, car cette fameuse masse de 1,1 tonne de vers à l’hectare, c’est une manne biologique. C’est même la première masse de protéines animales disponible, dont dépendent plus de 200 espèces de vertébrés, oiseaux et mammifères. Le sanglier en consomme l’équivalent d’un beefsteak  par jour. Le merle passe son temps à guetter le ver et il sait admirablement le tirer de ses galeries. La bécasse se nourrit jusqu’à 93% de vers de terre !

TS : Sait-on à peu près, désormais, combien il y a d’espèces de vers ?

MB : Non ! En France, on en a décrit 300, et 2 000 dans le monde, mais il pourrait y en avoir plus de 10 000, voire 50 000. J’ai pu distinguer trois grandes catégories de vers : les épigés, les endogées et les anéciques. Pour ces derniers, j’ai dû forger un mot, car ils n’avaient jamais été distingués.

TS : Dites-moi, pour un homme qui avait tant de mal avec l’orthographe, vous voilà devenu créateur de mots !

MB : Oui, et c’est du beau grec, en plus. J’ai inventé des micro-thermomètres pour mettre dans le corps des anéciques, et je me suis rendu compte que ce sont des animaux qui régulent leur température en choisissant la couche du sol où il fait 12°. Pas 11,5°, pas 12,5°, 12. Ils remontent la nuit par leurs galeries jusqu’à la surface, parce qu’il y a moins de prédateurs, tirent des feuilles mortes à l’intérieur, et les mangent tout en les mélangeant avec des éléments minéraux.

TS : Tout ce que vous dites montre à quel point ils sont essentiels à la vie. Mais quelle est leur situation en France ?

MB : Souvent très bonne dans les prairies non traitées ou en forêt. Mais ailleurs ! L’agronomie intensive a totalement ignoré le fonctionnement réel des champs. Elle a considéré les sols comme un support sur lequel on apporte des graines, des engrais, des labours pour préparer. Et s’est contentée de regarder les rendements sans tenir compte en aucune façon des coûts environnementaux et même financiers. Je regrette de le dire, mais il ne sert à rien de faire de la recherche, de démontrer le rôle des vers de terre, car on n’en tient pas compte. C’est un fait. Je suis un emmerdeur.

TS : Attendez ! Ne nous quittez pas ainsi ! Vous détenez un savoir extraordinaire, utile à toute la société, et vous dites que ça ne sert à rien ? Mais pourquoi ?

MB : Ça ne peut pas servir. Ça ne pourra pas s’en servir tant qu’on  ne s’occupera pas d’écologie. C’est-à-dire de cette “ science globale des rapports des organismes entre eux et avec le monde extérieur ”, selon la première définition du mot, créé par l’Allemand Ernst Haeckel en 1866.

Madame Theo Colborn vient de mourir

Theo Colborn était l’un des grands personnages de mon Panthéon personnel, et comme je viens d’apprendre sa mort, je suis encore sous le choc. Née en 1927, elle allait avoir 88 ans. Zoologiste, formidable fouineuse, géniale tisseuse de liens, de fils et de causalités, elle avait compris avant tout le monde qu’une nouvelle menace pesait sur la vie des êtres. Ce qu’elle allait appeler, en 1991, avec une poignée d’amis méconnus, les perturbateurs endocriniens. Je n’ai guère le goût ce soir d’aller plus loin, et je me permets de glisser ci-dessous quelques lignes de mon livre, Un empoisonnement universel, passage dans lequel je raconte la renversante épopée du groupe de Wingspread. Si elle pouvait m’entendre, si elle peut m’entendre, je veux lui dire combien je pense à elle.

Cela n’a (presque) rien à voir. Ce matin, à 8 heures, la radio publique France-Inter ouvre son journal sur une prise d’otages à l’autre bout de la planète. Ces gens-là refusent quantité d’informations sur la crise écologique, au motif rigolo que ce serait trop anxiogène pour leurs chers auditeurs. Et les font flipper des journées entières à propos d’histoires sans nulle signification particulière. Car quoi ? Un siphonné joue les suicidaires dans un bistrot des antipodes, et il faudrait pratiquement arrêter de respirer. J’attends, sans le moindre espoir, de voir la place qui sera laissée, dans leur si vaste cimetière des chiens, au décès de Theo Colborn, héroïne de l’humanité.

Extrait

L’Américaine Theodora Colborn, née en 1927, est zoologiste. À la fin des années 80, Theo participe à la rédaction d’un livre sur les Grands Lacs américains (Great Lakes, Great Legacy, 1990). Le livre n’a rien de révolutionnaire, qui dresse la liste des problèmes habituels : les zones humides sont sacrifiées, les lacs les plus petits meurent lentement sous les pluies acides, les PCB et le DDT continuent d’empoisonner les écosystèmes, les moyens de dépollution sont trop faibles.

Rien de révolutionnaire ? Si, précisément la contribution de Theo, qui a découvert ce que personne n’avait encore considéré. Dans un entretien passionnant  donné au site américain Frontline, en février 1998, elle explique en quoi a consisté sa contribution au livre. Après avoir rassemblé toute une littérature scientifique dispersée dans quantité de revues, elle constate qu’« aucun [des signataires de ces articles] ne savait ce que l’autre était en train de faire ». Personne n’avait songé à faire une synthèse utile de tant de recherches. Combien de graves problèmes restent dans les limbes de la conscience collective, faute d’avoir rencontré leurs découvreurs ?

L’Histoire s’est arrêtée à Wingspread
En dressant des listes d’animaux grâce à des feuilles de calcul du genre Excel, Theo réalise que la plupart de ceux qui vivent autour des Grands Lacs ou dans leurs eaux ont des problèmes. Ici, les populations déclinent, là elles disparaissent, ailleurs elles ont des difficultés à se reproduire. Des jeunes naissent avec des défauts congénitaux. Les poissons ont des thyroïdes malades. Les oiseaux mâles ne défendent plus le nid contre les prédateurs. L’ensemble des symptômes observés ont un point en commun : ils signalent un désordre du système endocrinien. Ce dernier est formé de glandes qui secrètent des hormones permettant ou régulant la croissance, la reproduction, le métabolisme, la glycémie, la pression artérielle. C’est donc peu de dire qu’il se trouve au cœur de nos fragiles organismes. Theo dira plus tard : « Mais c’était incroyable ! Et bien sûr, la chose la plus importante est que le cancer n’était pas le problème ». En effet, jusque-là, le cancer était considéré comme la menace suprême, sinon unique. Cette fois, « autre chose » apparaissait sous le regard des scientifiques.

Theo réalise qu’elle est en face d’une gigantesque énigme. Que faire ? Mais alerter le monde, bien entendu. Le livre sur Les Grands Lacs est publié en 1990, et dès juillet 1991 – on ne perd pas de temps -, elle réunit en urgence 21 collègues. Où ? Dans une salle obscure – le Wingspread Conference Center – de la petite ville de Racine (Wisconsin). L’Histoire ne choisit visiblement pas les lieux où elle a décidé de changer son cours. Les trois jours du Wingspread Center – du 26 au 28 juillet 1991 – resteront un moment authentique de la si profuse aventure humaine. Et d’autant peut-être que les scientifiques présents, s’ils sont excellents, demeurent des inconnus. Outre Theo, on trouve rassemblés toxicologues, zoologistes, anthropologues, biologistes, endocrinologues. Et même un professeur de psychiatrie, Richard Green. Les universités où ils travaillent n’ont rien à voir, au moins sur le plan de la notoriété, avec Harvard, Princeton et Yale. Et pourtant ! Cette improbable équipée va couvrir de honte ces innombrables scientifiques de la place, qui cherchent et trouvent sans jamais réussir à nous apprendre l’essentiel.

À lui seul, le thème de la rencontre apparaît, un quart de siècle plus tard, prophétique : Chemically Induced Alterations in Sexual Development : The Wildlife-Human Connection. Autrement dit : Les modifications dans le développement sexuel provoqués par la chimie : la connexion entre l’Homme et la faune. L’énoncé du problème, tel que décrit par les participants de la rencontre, est limpide : « De nombreux composés libérés dans l’environnement par les activités humaines sont capables de dérégler le système endocrinien des animaux, y compris l’homme ».
Fin de l’extrait

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Sur le site de Tedx (ici), l’ONG qu’elle avait fondée.

Theo Colborn, 1927–2014

theo-final

©2014 Julie Dermansky for Earthworks

If you ever had the chance to meet her, even once, you knew Theo Colborn. She didn’t have a single hidden agenda. Her commitment to uncovering the truth was out there for the world to see.

For nearly 30 years she dedicated herself to revealing the dangers of endocrine disrupting chemicals to wildlife and humans. More recently she alerted us all to the threats posed by chemicals associated with oil and gas development. She wove the two together beautifully in her statement The Fossil Fuel Connection, which she worked on until the day she died.

Theo’s visionary leadership and passion shone most brilliantly when she made direct connections between new ideas, scientists whose work confirmed them, impacted individuals, and people in positions to change what needed changing. She will be remembered for many generations to come, generations that she worked tirelessly to protect.

Theo often feared that we had already passed the tipping point — that our intelligence and compassion had been so compromised by endocrine disruptors that we could no longer think our way out of the crises we had created.

As the living embodiment of her legacy, we at TEDX say, “No. It is not too late. There are people out there who ‘get it’ and who care — a lot of people — and we won’t let you down Theo.”

— From the Staff and Board of Directors of TEDX

 

Theo’s family has requested that in lieu of flowers, donations be sent to TEDX.

Mais comment changer d’air (en Chine) ?

Cet article a été publié le 19 novembre 2014 par Charlie Hebdo

Entrez, entrez découvrir les 365 photos de l’artiste Zou Yi ! À Pékin, l’air est devenu si dégueulasse que le lycée français met des filtres à l’entrée des bâtiments. Les vrais chiffres de la pollution ? Secret d’État (totalitaire).

On connaît la chanson : quand ça devient trop dur, on ferme les écoutilles. Cela s’appelle le déni, parade psychologique qui permet à certaines femmes enceintes d’oublier qu’elles le sont. Et qui rend la plupart des gens – éduqués, sensés, « intelligents » – aveugles en face de la très grande nouvelle de ce temps : le dérèglement climatique. Dans ce domaine, les nouvelles sont riantes : l’Agence internationale de l’énergie (AIE), ramassis mondial de productivistes, prévoit une hausse de 37 % de la consommation mondiale d’énergie d’ici 2040, dans moins d’un quart de siècle. Et dans ces conditions, un seul mot s’impose : l’Apocalypse. Demain. Demain matin. Pour tous.

En Chine, on en est encore aux galéjades, à la pollution si classique de l’air et aux doigts dans le cul pour voir si ça fait mal. Le 23 janvier 2013, un habitant de Pékin, Zou Yi, décide de photographier chaque jour (1) l’immeuble qui lui fait face. Fenêtres sur cour, façon délire postmoderne. Zou Yi entend documenter l’extraordinaire dégradation de la qualité de l’air dans la capitale chinoise. Ce qui donne un cliché par jour, pendant un an. Le plus souvent, les fenêtres disparaissent dans un gris sombre, ou dans le noir. Pékin, la ville où l’on marche à tâtons.

Pour mesurer les dimensions bibliques de cette affaire, trois historiettes. Un, le lycée français de Pékin n’a plus la moindre confiance dans l’air qu’on respire localement. Il défend sa croûte, pas ? Des expatriés, des étrangers venus bosser en Chine six mois ou six ans ne veulent plus venir en compagnie de leurs gosses. Le lycée, plein d’imagination, proposera sous peu un établissement à air filtré. Fabius, ministre des Affaires étrangères, est passé sur place le 19 octobre pour poser la première pierre d’un nouveau bâtiment. On respire.

Deuxième illustration, qui date de ces tout derniers jours. Pékin accueille un sommet de chefs d’État de la zone Asie-Pacifique, ou APEC, mais consciente de ses devoirs d’hôte, se demande comment offrir à ses invités un air moins pourrave que d’ordinaire. Comme les bureaucrates ont tous les pouvoirs, ils ferment à moitié ou aux trois quarts 2 000 usines de l’agglomération, et traquent les peigne-culs qui osent allumer leurs fours, cuisinières ou chaudières à charbon. C’est-à-dire la totalité du peuple. Malgré ces beaux efforts, les chefs d’État doivent avaler le même air dégueulasse que les ploucs de la région.

Troisième grandiose exemple : la destruction, pour plus de sûreté, du thermomètre. Si on ne mesure plus, où est le problème ? La Chine vient d’interdire la publication – jusqu’ici disponibles sur le Net – de données américaines. L’ambassade US à Pékin, qui effectue ses propres contrôles, mettait à la disposition du public des mesures précises de la qualité de l’air dans la capitale. Comme on se doute, fort loin des chiffres officiels. Que sait-on ? L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande une limite maximale de 25 microgrammes au mètre cube d’air de particules fines PM 2,5. Ce sont de loin les plus dangereuses, car elles ne dépassent pas 0, 0025 millimètre de diamètre, et grâce à leur petitesse, elles se fixent aisément dans les alvéoles des poumons, où elles finissent par provoquer les pires saloperies. À Pékin, les PM 2,5 atteignent et dépassent régulièrement 550 microgrammes, soit 20 fois ce qu’il ne faudrait jamais avaler.

Ce que ne raconte pas l’histoire, c’est notre contribution nette au grand massacre en cours des Chinois. Hollande et Sarkozy avant lui sont prêts à tout pour relancer leur croissance  adorée, qui passe fatalement par la Chine. En échange de nos turbines, de nos trains, de nos centrales nucléaires, la Chine nous envoie des montagnes de jouets, de colifichets à deux balles, de vêtements et d’ordinateurs. Qui ne poussent pas dans les arbres. La croissance et notre connerie – deux synonymes – tuent le monde. Charlie espère n’offenser personne.

(1) http://online.thatsmags.com/post/photos-this-is-what-one-years-worth-of-beijing-pollution-looks-like