Article publié dans Politis 637 du 8 février 2001
Le livre de Habib Souaïdia, La sale guerre – qui paraît ce jour aux éditions La Découverte (224 pages, 95 francs) – est le témoignage presque insupportable d’un lieutenant des forces spéciales algériennes. Il a vécu de l’intérieur le terrorisme d’Etat, les enlèvements, les massacres sous l’uniforme. L’armée tue en Algérie, même si ses soldats sont souvent déguisés en islamistes
Habib Souaïdia ne peut pas oublier. Il fume beaucoup, garde les yeux figés, on se demande parfois s’il n’est pas resté là-bas. Au printemps 1994, ce très jeune lieutenant des forces spéciales – il n’a alors que 25 ans – reçoit l’ordre d’accompagner d’autres officiers jusqu’à la décharge publique à la sortie de Lakhdaria, sur la route de Bouïra. Certains appartiennent au Département de renseignement et de sécurité (DRS), l’ancienne Sécurité militaire. » Je leur ai demandé ce qu’ils mijotaient, rapporte Habib, parce qu’ils étaient en civil. Mais c’était un ordre. »
Deux personnes entravées par du fil de fer – un gosse de quinze ans, un homme de trente-cinq – sont extraites d’une Renault bleu nuit. » Le jeune, dit Habib, était à genoux, à poil. Un lieutenant de ma promotion a sorti un bidon d’A 72, une sorte de kérosène, et en a versé sur lui. Je ne pouvais pas croire qu’il allait faire ça, je ne pouvais pas : le jeune homme suppliait et hurlait. Mais il a brûlé quand même, comme une torche. et le lieutenant l’a achevé d’une rafale. L’autre, qui était soupçonné de donner à manger aux terroristes, savait ce qui l’attendait. Il est resté muet de terreur, et il a brûlé comme le premier juste après. « . Par contraste, l’atmosphère de la pièce où se déroule l’interview est devenue glaciale. Habib ne dit plus rien. Il tire sur sa cigarette, lâche : » On a fait du mal, on a fait beaucoup de mal. » Il pleure. » Putain ! on était pourtant des officiers ! »
Habib Souaïdia, à la lecture de son livre, apparaît comme un militaire de coeur. A seize ans, en 1985, » animé par un profond esprit patriotique « , il entre à l’Ecole des cadets de Koléa, dans la plaine de la Mitidja. Un an plus tard, l’école est fermée, et il retourne chez lui, à Tébessa, où il passe son bac. En septembre 1989, il s’engage pour vingt-cinq ans dans l’Armée nationale populaire (ANP) et entre dans le saint des saints : l’Académie interarmes de Cherchell, où est formée l’élite militaire algérienne.
Pendant trois ans, il y apprend le métier : la conduite des lourds tanks soviétiques, le maniement des fusils d’assaut Kalachnikov ou des missiles sol-sol, les arts martiaux, la topographie, le génie de combat. Dehors, le Front islamique du salut (FIS), créé en mars 1989, conquiert la rue et les esprits. Après le triomphe des municipales de mai 1990, ses militants commencent, là où ils sont en force, à imposer la loi de la chorta islamiya – la police islamique -, notamment aux femmes. Habib, qui ne s’intéresse aucunement à la politique, s’accroche au mythe : » l’armée était là pour protéger le peuple et la nation, pas pour rétablir l’ordre ou intervenir dans les problèmes intérieurs « . Mais quand éclate la grève insurrectionnelle de mai 1991 au cours de laquelle le FIS réclame la dawla islamiya, la république islamique, il n’en est plus si sûr. » Cela faisait vraiment peur « .
A la fin des trois années à Cherchell, il est volontaire pour entrer dans les » forces spéciales « , des unités d’élite parachutistes. Le coup d’Etat qui a empêché la victoire électorale du FIS aux législatives a du même coup plongé le pays dans un début de guerre civile : l’armée et la police arrêtent par milliers les sympathisants islamistes, les premiers accrochages font des dizaines de morts des deux côtés.
Habib part en juillet 1992 pour une année de spécialisation à Biskra, à l’Ecole d’application des forces spéciales (EATS). C’est là que tout bascule. Cherchell était une école, Biskra est un cloaque. L’EATS est en effet entre les mains d’un colonel corrompu, qui détourne les crédits de son unité et n’hésite pas à vendre au marché noir les tenues paras. » Pas d’hygiène, pas de discipline, nourriture infecte, peu de moyens « , résume Habib. Ceux qui protestent, comme le capitaine Boualeg, sont emprisonnés, puis chassés de l’armée. L’enseignement se concentre sur l’essentiel : des marches commandos de 120 km sous le soleil, l’usage des armes blanches, l’art de l’égorgement.
Malgré cela – ou à cause ? -, Habib Souaïdia a hâte de commencer le combat direct contre les islamistes, qui continuent d’infliger de lourdes pertes à l’armée. Cela tombe bien : la hiérarchie de l’ANP crée en novembre 1992 le Centre de commandement de la lutte antisubversive (CCLAS), confié au général Mohamed Lamari, homme-clé du système. Le CCLAS et ses 6500 hommes, dont des unités du DRS et le 25e régiment de reconnaissance, que rejoint Habib en décembre 1992, se lancent dans l’atroce bagarre.
Habib patrouille dans l’Algérois, perquisitionne, arrête des hommes aux barrages routiers, et bientôt tue. » Tout le monde était prêt à mener cette guerre « , écrit-il. Mais il y a la manière. Le jeune lieutenant rêve encore du code d’honneur appris à Cherchell : » ne jamais tirer sur un homme désarmé, ne jamais tuer un prisonnier, ne jamais maltraiter l’ennemi quand il est entre vos mains « .
Au lieu de quoi il découvre la barbarie des tueurs du Poste de commandement opérationnel (PCO), rebaptisé par les jeunes militaires Police du crime organisée. On est là au coeur du secret algérien, au plus près des groupes spéciaux qui gravitent autour du DRS du général Mohamed Médiene, dit » Tewfik « .
Ces groupes enlèvent, violent, torturent, assassinent. En pleine coordination avec le CCLAS. Tout au long du premier trimestre 1993, un message stupéfiant apparaît sur les ondes militaires de la région d’Alger : » Bravo 555 « . Dès que les patrouilles l’entendent, elles doivent tout arrêter et rester sur place, quoi qu’il arrive. En une seconde, » Bravo 555 » bloque toutes les unités antiterroristes. Pour permettre aux terroristes maison de mieux circuler ? On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les grands massacres de 1997, dont celui de Bentalha : les unités qui ont laissé mourir les villageois par centaines avaient-elles, elles aussi, entendu » Bravo 555 » ?
Le cauchemar et la schizophrénie recouvrent tout : Habib continue de se croire un officier, tandis que les satrapes du DRS violent dans son dos les étudiantes de Delly-Brahim et Ben Aknoun. Ces hommes-là ne connaissent qu’une loi, kabous et carta. Le pistolet automatique et la carte de flic, qui autorisent tout. En mars 1993, Habib assiste malgré lui à son premier massacre : on lui ordonne un soir d’accompagner une vingtaine de paras en civil, armés de grenades et de poignards, près du village de Douar Ez-Zaatria. Il les attend à un carrefour avec des véhicules, les ramène à la caserne : les hommes qui descendent des camions ont des couteaux pleins de sang. Le surlendemain, les journaux annoncent que les islamistes ont tué une douzaines de villageois à Zaatria. Le voilà complice du crime.
D’autres horreurs parsèment cette longue descente aux enfers. Habib Souaïdia décrit une armée qui est devenue, comme l’appellent les militaires restés lucides – il y en a -, la Société nationale de formation des terroristes. Car Habib n’a bientôt plus de doute : ses chefs ne veulent en aucune manière venir à bout des islamistes armés. La vraie guerre est dirigée contre les trois millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS. Les groupes armés, eux, servent la stratégie des généraux, car la violence dans la société leur permet de maintenir sur elle l’ordre sans lequel leur pouvoir serait balayé.
Habib, muté à Lakhdaria, assiste en 27 mois à des dizaines d’assassinats, ramène du maquis la tête de terroristes abattus ou même leurs oreilles, supporte – de plus en plus mal – les cris des suppliciés jusqu’à l’intérieur même de la caserne. Un jour, quatre hommes enlèvent l’ancien maire FIS à bord d’un fourgon dont le numéro est noté par un passant : Habib retrouve l’engin dans la cour. Un lieutenant du DRS lui lance : » C’est nous, les terroristes ! « . Le maire est enchaîné dans une minuscule cellule, et sera torturé pendant quinze jours. Habib est convaincu de son innocence : » Il ne m’était plus possible de trouver le sommeil « . Il finira en prison, à la suite d’une fausse accusation, et croupira quatre ans dans la prison militaire de Blida, avant de parvenir, par miracle, à gagner la France.
On ne sait pas trop bien ce qui impressionne le plus dans ce livre.L’horreur sans doute, mais aussi la profondeur du mal qui ronge l’armée algérienne, où tant de soldats et d’officiers boivent, se droguent et trafiquent. Un impératif domine la guerre contre les islamistes : habtouh lel-oued ! Fais-les descendre à l’oued !, cette version » moderne » de la corvée de bois de la première guerre d’Algérie. Il sera très difficile, après ce témoignage fou, de continuer à croire que l’Algérie serait livrée aux seules exactions d’un fantomatique GIA. Qui tue ? Certains islamistes sans doute, mais plus sûrement encore des commandos de la mort dont le souffle ignoble rappelle tout à la fois la terreur stalinienne, la stratégie de la tension italienne et la contre-insurrection chère au coeur des stratèges français de la lutte antiguérilla. La vérité avance.
Interview de Pierre Vidal-Naquet
“L’armée entretient et fabrique le terrorisme“
Pour Pierre Vidal-Naquet, la seconde guerre d’Algérie rappelle, dans un mimétisme évident, le comportement de l’armée coloniale de la première
Politis : Que pensez-vous du livre de Habib Souaïdia ?
Pierre Vidal-Naquet : C’est un livre capital, car pour la première fois, on y voit fonctionner, de l’intérieur, le nouveau terrorisme algérien, ce qu’on appelle la seconde guerre d’Algérie. Franchement, il est empli de choses passionnantes : cette histoire de la tête d’un déserteur sur le bureau du général Mohamed Lamari, c’est tout de même quelque chose ! Ce qui est frappant, au-delà de faits qui, dans leur extrême précision, sont difficilement récusables, c’est ce mimétisme si évident de l’armée algérienne par rapport à l’armée coloniale française. Du reste, bon nombre des généraux algériens sont d’anciens d’anciens soldats de notre armée, dont certains ont attendu 1961, c’est-à-dire les derniers mois de la guerre, pour déserter.
Vous retrouvez dans le récit de Souaïdia des éléments déjà à l’oeuvre dans la période 1954-1962 ?
P.V-N : Sans aucun doute. Je pense bien sûr aux faux maquis de Bellounis, montés par les services français, ou à l’intoxication de la bleuite, qui a conduit au massacre de centaines de combattants du FLN. Mais on est en face, en réalité, de vieilles techniques remises au goût du jour, et qui ont été utilisées par les Anglais en Malaisie, à Chypre, au Kenya contre l’insurrection Mau-Mau. L’armée française les a employées, avant l’Algérie, à Madagascar et en Indochine, et les Américains dans le Guatemala du colonel Arbenz, puis au Vietnam. L’Algérie paie – en partie – le prix de la destruction massive de l’Organisation politico-administrative du FLN, cette fameuse OPA.
Que voulez-vous dire ?
P.V-N : Le général De Gaulle a voulu – et organisé – la destruction physique de l’OPA, qui regroupait les cadres les plus instruits du FLN, sa véritable infrastructure. Combien ont été tués ? Probablement des dizaines de milliers. Ajoutez à cela la dramatique politique des regroupements : deux, peut-être trois millions de paysans ont été expulsés de leurs villages pour les couper du FLN, phénomène sur lequel Pierre Bourdieu a écrit un texte célèbre, Les déracinés. Je me demande si cet exode, qui a conduit aux bidonvilles, n’a pas été l’évenement le plus important de la guerre d’Algérie, avant la torture.
Et à l’indépendance, les militaires ont été d’emblée les maïtres…
P.V-N : En fait, depuis la conquête en 1830, l’armée, française puis algérienne, n’a cessé de jouer un rôle essentiel dans ce pays. L’armée d’aujourd’hui, qui n’a jamais combattu, qui n’a jamais traversé une frontière, est une caste corrompue, totalement coupée de son peuple. On disait pendant la guerre, celle de 40, que Vichy était une SPA, une Société protectrice des amiraux, tant ils étaient nombreux dans les cercles de la collaboration. J’ai l’impression que l’Algérie est devenue une vaste Société protectrice des généraux.
On finit par avoir l’impression qu’ils ont besoin du terrorisme, et qu’ils l’entretiennent.
P.V-N : Ils l’entretiennent et ils le fabriquent ! C’est sans doute pour eux le meilleur moyen de conserver leur pouvoir, et donc de garder le contrôle sur la manne pétrolière. L’armée est devenue, comme l’écrit si justement Habib Souaïdia, une Société nationale de formation des terroristes. Il est manifeste que Bouteflika a été et demeure le fondé de pouvoir des généraux. Il n’est que toléré par eux.
Pour en revenir à l’éternelle question, qui tue en Algérie ?
P.V-N : Il n’est pas question de dire que le GIA n’existe pas, mais il est sans doute partiellement infiltré, et surtout imité par d’autres groupes qui trouvent leurs racines dans l’armée. A votre question, je répondrai : certains islamistes sans doute, mais aussi l’armée. Et peut-être surtout un milieu interlope dans lequel des gens se croient membres du GIA alors qu’ils peuvent parfaitement être manipulés par l’armée, qui a mis tout le pays en coupe réglée. C’est d’autant plus dommage qu’il existe, à côté de cet immense désastre, une Algérie vivante, une société civile qui existe et qui ne demande qu’à se développer.
Que pensez-vous de la façon dont la crise algérienne est perçue en France ? Et du rôle des intellectuels français ?
Faut-il vraiment évoquer le rôle de M. Glucksmann et de ce farceur de Henri-Lévy ? Leurs séjours en Algérie et le récit qu’ils en ont rapporté rappellent les voyages que certains faisaient à Moscou, dans les années trente. La capacité de certains intellectuels à jouer les gogos m’a toujours stupéfié. Il y a plus grave : la position des autorités françaises, qui consiste à soutenir l’autorité en place, quelle qu’elle soit, est scandaleuse et indéfendable. Le gouvernement s’honorerait à accueillir les réfugiés politiques algériens, à accepter sur notre territoire une presse algérienne d’opposition, et utiliser les moyens de pression dont nous disposons pour imposer un minimum de respect des droits de l’Homme.
Pensez-vous qu’il y ait de l’espoir pour l’Algérie ?
P.V-N : A court terme, peu.