Le gouvernement français, en livrant Paolo Persichetti à l’Italie, fait un beau cadeau à Berlusconi. Mais qui sont donc les vrais responsables du terrorisme italien ?
Qui se souvient encore de la bombe de la gare de Bologne, en août 1980 ? Un bel engin, assurément, placé dans une salle d’attente, qui tuera sur le coup 84 personnes et en blessera plus de 200. Pour apprécier à sa juste valeur le cadeau que le gouvernement français vient de faire à M. Berlusconi en lui livrant l’ancien des Brigades Rouges Paolo Persichetti, il faut remonter au moins à cet attentat-là. Ou mieux encore à celui de Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, à Milan, où meurent 17 clients de la Banca dell’Agricoltura.
Cette affaire est aujourd’hui éclaircie : un petit groupe de militants fascistes de la Vénétie, en relation étroite avec les services secrets italiens et américains, dépose la bombe. Mais on ne le saura que de longues années plus tard, car dans l’ombre, policiers, magistrats et agents divers montent une extraordinaire opération de ce que les Italiens appellent depistaggio, qui est l’art local de brouiller les pistes. Des anarchistes, dont l’un, Pinelli, sera vraisemblablement assassiné par la police, sont immédiatement accusés. La stratégie de la tension est lancée.
De quoi s’agit-il ? D’une vieille affaire née dans l’immédiat après-guerre, à l’initiative de l’armée et de divers services de renseignements américains, dont le plus connu, la CIA, n’est pas forcément le plus retors. L’heure est à la lutte à outrance contre le communisme stalinien, particulièrement puissant en Italie, pays-clé sur le plan stratégique en cas de conflit armé avec l’Union soviétique. Des réseaux politico-militaires, dont le célèbre Gladio, sont créés, qui se spécialisent dans l’espionnage, l’infiltration des milieux de gauche, la désinformation, la manipulation. Où trouver de l’aide ? En priorité bien sûr parmi les anciens partisans de Mussolini, anticommunistes de choc.
Pendant une vingtaine d’années, ces réseaux jouent avec le feu, jusqu’à envisager, notamment avec le prince Borghese, un coup d’Etat façon golpe chilien. Ce qui semblait impossible – et imbécile – prend une autre tournure à partir du mai rampant, cette période de l’après 68 pendant laquelle les usines et les villes italiennes sont secouées par des grèves et des revendications inouïes. Quelqu’un – plus probablement des cercles démocrates-chrétiens atlantistes et leurs mentors américains – décide d’utiliser la terreur. Pourquoi ? Non pour rejouer la marche sur Rome – cette version n’est offerte qu’aux hommes de main de l’extrême-droite qu’ils utilisent -, mais pour créer dans la société une demande d’ordre, fût-il musclé, qui permette de reprendre la main avec l’aide de l’armée et d’arrêter ce qui commence à ressembler à un processus révolutionnaire.
L’Italie des années 60 et 70 est une bien étrange démocratie sur laquelle veille l’Amérique. Le plus parfait symbole de cette époque est sans aucun doute Licio Gelli, le grand maître de la loge maçonnique P2. Ancien de la République de Salò, homme par la suite des Américains et de l’Otan, il est parvenu à créer une puissance occulte sans égale : parmi les 963 membres de la P2 – on découvre une liste en 1981 – figurent la presque totalité des chefs militaires et des services de renseignement, des grands patrons, des journalistes célèbres, des financiers de premier plan, etc. C’est le Gotha de la droite, un concentré du pouvoir réel. Carte n° 1816 : Silvio Berlusconi, qui le niera dans un premier temps devant la justice, et pour cause.
Pendant près d’une quinzaine d’années, quoi qu’il en soit, d’innombrables bombes tuent des centaines d’Italiens. La plupart des enquêtes sont sabotées de l’intérieur, mais grâce aux efforts d’une poignée de juges, on finit par apprendre et comprendre, longtemps après hélas, l’essentiel. Derrière Piazza Fontana, entre autres deux Français, l’un ancien de l’OAS, l’autre ancien Waffen-SS : Ralf Guérin-Sérac et Robert Leroy. Tous deux ont partie liée avec des services américains. Pour nombre d’autres attentats, on retrouve les mêmes pistes, les mêmes services de renseignement, dont ceux de l’armée italienne, de curieux personnages américains qui ont toujours la bonne idée de disparaître quand il le faut.
Et il n’y a pas que les bombes : les groupes armés d’extrême-gauche, notamment les Brigades rouges, sont généreusement infiltrés. Jusqu’à quel niveau, jusqu’à quel point ? La question est loin d’être réglée, et continue de passionner ceux qui s’interrogent sur les fabuleux mystères de l’enlèvement, puis de l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978.
Près d’un quart de siècle plus tard, les temps ont certes changé, mais des réseaux d’une ampleur et d’un professionnalisme pareils ne disparaissent pas ainsi. D’excellents observateurs italiens ou étrangers n’ont pas manqué, par exemple, de noter les nettes ressemblances entre le plan de » renaissance démocratique » élaboré dans les années 70 par la loge P2 et la création du parti Forza Italia de Berlusconi. Et que penser des montages et trucages policiers organisés au moment du sommet du sommet du G8, à Gênes, en août 2001 ? Tout ou presque ressemble à un remake, comprenant comme il se doit fabrication de » preuves » et depistaggio. Quant à la réapparition soudaine des Brigades rouges, accusées en mars 2002 de l’assassinat de Marco Biagi, un conseiller du gouvernement Berlusconi, elle aura surtout permis à l’ancien membre de la loge P2 de criminaliser le surpuissant mouvement social du printemps en Italie.
Oui, décidément, fallait-il livrer Paolo Persichetti à ce grand démocrate et surtout maçon qu’est Silvio Berlusconi ? Apprécions ce commentaire averti du magistrat bolognais Libero Mancuso, interrogé par le journaliste Gianni Barbacetto : » Avec nos enquêtes, nous avons compris que nous avions vécu dans une démocratie limitée, avec de forts conditionnements venus de l’extérieur (…) On a utilisé des moyens de tout genre pour empêcher le moindre changement dans les équilibres de pouvoir (…) Tous les faits subversifs survenus en Italie ont été soutenus par les forces armées, les services de renseignement, la maçonnerie et les financements américains. » Au fait : combien valent les morts de la gare de Bologne, comparés à ceux du World Trade Center ?
Publié en août 2002 dans Politis