Archives mensuelles : octobre 2002

Une si belle histoire nucléaire

Politis 721

De La Hague à Creys-Malville, le nucléaire a été imposé en France par la ruse, le mensonge, la manipulation. La preuve.

Le nucléaire, en France, est globalement une sale histoire, commencée dans l’armée et pour l’armée, continuée par de grands ingénieurs formés dans le mépris du peuple le plus total. Comme le raconte avec force Didier Anger dans son dernier livre (1), l’usine de La Hague fut imposée par le mensonge le plus délibéré. De 1959 à 1962, des techniciens et ingénieurs circulent sur la lande pour y faire des carottages, faisant naître bien des questions. On répond aux paysans locaux qu’une usine verra bientôt le jour. De quoi ? Tantôt on parle d’engrais ou de plastique, tantôt de casseroles.

Lorsque la vérité est enfin lâchée, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) emploie les très grands moyens. Les maires du canton sont embarqués un soir par des fourgons de gendarmerie et conduits comme de force à la mairie de Beaumont-Hague. Là, le secrétaire général de la préfecture et le conseiller général leur annnoncent la bonne nouvelle : la future installation produira du plutonium militaire, à partir d’uranium. Il n’y a rien à discuter : le journal local qui livre lui aussi l’information est déjà imprimé.

Mais le CEA n’est pas si mauvais que cela. Robert Galley, l’ancien et futur ministre gaulliste, est à l’époque l’un de ses administrateurs, et à ce titre grand ordonnateur des réjouissances. Les maires du canton sont bientôt invités à Marcoule, dans le Gard, où existe déjà une usine de fabrication de plutonium. La virée se fait en avion, ce qui est pour la plupart un baptême de l’air. Sur place, on visite surtout les caves à vin de la région, juste avant de faire un détour par Marseille, pour une bonne bouillabaisse. Les élus, qui n’ont rencontré aucun veau à deux têtes, rentrent ravis. Par précaution dans ce fief catholique et rural, on fait donner le clergé. L’abbé Dorey présente en chaire l’usine comme  » un don de la Providence « . Alleluia, la messe est dite. La monoculture de l’atome s’empare de la région.

Etudiant les alentours de La Hague dans les années 80, l’ethnologue Françoise Zonabend (2) y découvrira ce qu’elle appelle la  » cécité paysagère « . Derrière les propos rassurants et faussement rassurés des riverains du monstre, l’angoisse est constante.  » L’usine, dit l’un d’eux,de chez moi, on ne la voit pas…Alors, on est protégé « . Mais Françoise Zonabend ajoute aussitôt :  » Pourtant, sortant de chez lui, il m’a suffi de regarder vers l’arrière de sa maison pour contempler, immense et présente, l’usine plantée là au bout de sa cour.  »

L’un des plus grands chantiers du nucléaire, outre La Hague, aura été Superphénix, à Creys-Malville. L’ensemble du dossier est extraordinaire : dans le droit fil des  » avions-renifleurs « , d’ingénieux ingénieurs vendent au pouvoir politique du milieu des années 70 le principe d’un surgénérateur expérimental. C’est très beau, c’est même trop beau : il produirait davantage de plutonium qu’il n’en consommerait. L’Opep, en ces années de crise pétrolière, peut aller se rhabiller !

Point de discussion, et place à la matraque et aux grenades. Au cours du week-end des 30 et 31 juillet 1977, 60 000 personnes tombent dans un piège tendu par les CRS de M. Giscard, ce fameux libéral avancé. Vital Michalon, un manifestant, meurt, et d’autres sont gravement mutilés. La droite de l’époque pouvait compter sur de précieux soutiens. L’Humanité s’en prenait sans état d’âme aux écologistes, accusés de vouloir revenir au temps de la bougie, tandis qu’Henri Krasucki, secrétaire national de la CGT, fier communiste et fervent défenseur de Superphénix, dénonçait publiquement un  » nihilisme rétrograde « .

Seulement, Superphénix tomba en panne des dizaines de fois, fut immobilisé des années durant, et fit craindre à plusieurs reprises de véritables catastrophes. A son arrêt, décidé en 1997, même les nucléocrates, pour l’essentiel, avaient cessé d’y croire. Combien a coûté cette aventure ? Secret d’Etat, d’autant qu’il faudra y inclure le coût du démantèlement. 100 milliards de nos francs d’antan, 200 qui sait ?

Au moment où le gouvernement Raffarin s’apprête, semble-t-il, à relancer massivement le programme électronucléaire français avec un nouveau type de réacteur – le fameux EPR -, il n’est pas inutile de faire appel à la mémoire. Ce système basé sur le mensonge et la désinformation, la manipulation et la novlangue, n’a pratiquement pas changé dans ses fondements depuis les origines. Les mêmes hommes ou leurs clones, les mêmes filières, la même morgue. On en reprend pour cinquante ans ?

(1) Nucléaire, la démocratie bafouée, Editions Yves Michel, 21 euros
(2) La presqu’île au nucléaire, Odile Jacob, 1989

Le café, le cacao et le blé.

Cet article a été publié dans Politis en 2002

La Côte d’Ivoire, ruinée par le marché mondial et les brigandages de ses dirigeants, est désormais menacée de partition. Rappel d’une histoire qui nous concerne

François Mitterrand, vous vous souvenez ? En 1957, jeune ministre d’une IVème République finissante, il déclare au journaliste britannique Russel Warren Howe ces phrases qu’on ne trouve pas dans ses oeuvres complètes : “ J’aimerais vous faire rencontrer Houphouët. Vous verrez comme ils nous aiment. L’Afrique française ne veut pas l’indépendance ”. Prophétique ! Félix Houphouët deviendra trois ans plus tard – en 1960 – le premier président d’une Côte d’Ivoire théoriquement indépendante. Pendant près de vingt ans, c’est le “ miracle ”.

La Côte d’Ivoire devient la vitrine africaine de la France postcoloniale, la preuve parfaite que le développement est l’avenir du continent. Jusqu’en 1978, il est vrai, les principales matières agricoles du pays – le cacao, le café, à un degré moindre le bois tropical, l’huile de palme, l’hévéa, la banane – se vendent à des prix relativement élevés. Certes, il s’agit d’un pillage, d’une économie de prédation écologique, mais qui s’en soucie alors ? L’argent coule à flots. Dans la poche des privilégiés du régime et celles, plus profondes encore, d’Houphouët, le “ grand sage ”, dont la fortune personnelle aurait fini par atteindre plusieurs milliards – dix, disent certains – d’euros. Dans celles aussi de ces milliers de Français éparpillés aux quatre coins de ce nouvel Eldorado. A Abidjan, nos braves “ coopérants ” batifolent sur la patinoire de l’hôtel Ivoire comme s’ils étaient à Albertville.A Paris, Jacques Foccart, l’homme de De Gaulle et des réseaux, veille au grain. Au blé, veut-on dire.
Et puis tout s’effondre, comme un château de cartes. “ On va peut-être faire la guerre en Irak, estime l’économiste Serge Latouche, pour maintenir un pétrole à bas prix. Eh bien, on a fait la même chose en Afrique en organisant la dévaluation incroyable du cours du café et du cacao. Et on a ensuite réalisé que les sols étaients épuisés et les forêts dévastées. Les quelques entreprises qui s’étaient installées en profitant du relatif enrichissement des paysans ont fermé leurs portes. On en est arrivé à l’heure de vérité ”
L’heure de vérité : il ne resterait plus que 1,9 million d’hectares de forêt tropicale sur les 16 que comptait la Côte d’Ivoire en 1963. Il ne restera bientôt plus rien, car 450 000 hectares sont détruits chaque année selon le ministère local des Eaux et Forêts. Saluons au passage l’un des principaux responsables de ce triomphe : André Lévy, patron-fondateur de la Becob en 1946, Officier de l’ordre national ivoirien, et papa de BHL, le spécialiste bien connu des droits de l’homme.
Grâce à l’argent du café et du cacao en tout cas, Houphouët était parvenu à se constituer une vaste clientèle, stable et surtout nationale. Le Nord musulman et les ethnies minoritaires n’étaient pas oubliés dans le partage du gâteau. Mais tout a une fin : les banques occidentales, qui avaient tant prêté au bon élève ivoirien, réclament leur dû. En 1981, la Côte d’Ivoire est obligée d’accepter un plan d’ajustement structurel qui taille immédiatement dans les dépenses publiques, notamment d’éducation et de santé. Entre 1980 et 1990, les chiffres du chômage, de l’exclusion, de la misère et de la délinquance explosent.
Le 5 juin 1989, le prix du cacao payé au paysan passe de 400 FCFA le kilo à 250 FCFA (puis à 200 l’année suivante). Houphouët, de son côté, pense à son âme, et fait construire à Yamoussoukro, son village natal, la basilique Notre Dame de la Paix, largement inspirée de Saint-Pierre de Rome. Coût : environ 1,5 milliard de francs, qui ne seront pas perdus pour tout le monde. Bouygues, qui est omniprésent en Côte d’Ivoire, a bâti la moitié de Yamoussoukro, devenue par le fait du prince une ville de 150 000 habitants. Les routes qui y mènent, l’eau et l’électricité du pays, c’est lui. Bolloré, pour sa part monopolise les activités portuaires d’Abidjan, secteur stratégique entre tous.
A la mort d’Houphouët en 1993, rien ne va plus. Son successeur Henri Konan Bédié, qui a parfaitement compris qu’il n’avait plus les moyens d’arroser tout le monde, se concentre sur son fief du sud, animiste et chrétien. Encore faut-il justifier l’opération : en 1995, Bédié invente l’ennemi intérieur, et promulgue le code scélérat de “ l’ivoirité ”. Il y aurait les bons et vrais nationaux d’un côté, et de l’autre les étrangers : environ 35 % des habitants du pays, venus des pays sahéliens proches, n’ont jamais pu obtenir la nationalité ivoirienne. Alassane Ouattara, en qui le Nord musulman se reconnaît, est accusé au passage d’être un Burkinabé, et empêché à deux reprises de se présenter aux élections présidentielles. La boîte de Pandore des 67 ethnies ivoiriennes est désormais ouverte.
Laurent Gbagbo, qui succède à Konan Bédié en octobre 2000, aurait pu tenter de la refermer. N’est-il pas “ socialiste ” ? N’a-t-il pas fréquenté assidûment nos socialistes parisiens au cours de son douillet exil en France ? Tout au contraire, il fait de la xénophobie l’arme principale de son pouvoir. Comment pourrait-il en être autrement, alors que les caisses sont vides et l’endettement colossal ? Pour comble, Gbagbo est un Bété, une ethnie du sud qui a souffert pendant quarante ans de la domination des Baoulés, auxquel appartenaient Houphouët et Konan Bédié. Les Bétés veulent leur revanche, y compris financière, et Gbagbo voit s’ouvrir un nouveau front au sud, jusque là relativement uni contre le nord musulman.
C’est tragique ? Tragique. Quelle que soit l’issue de la crise actuelle, la Côte d’Ivoire est menacée d’implosion, de partition et de massacres. Sans aucun doute, les chefs politiques locaux ont leur vraie part de responsabilité dans cette catastrophe annoncée. Mais la Françafrique ? Mais Foccart et Chirac ? Mais Mitterrand l’africain, le bon ami d’Houphouët ? Mais nous, tellement impuissants ?