Je ne suis pas (toujours) obsédé par la destruction et le chaos. Écrivant cela, je sens à quel point ce propos, ici en tout cas, peut faire sourire. Car je ne parle que de ça, ou peu s’en faut. Mais c’est sans doute que j’aime plus que tout la beauté. D’une manière telle qu’elle m’inquiète parfois. La beauté. Comment dire ?
Je pense à l’instant à ce mot navajo découvert chez Tony Hillerman : hozro. Chez les Navajos, peuple indien du coeur aride des États-Unis, il désigne l’harmonie. Davantage une recherche de l’équilibre entre soi et le reste qu’un état durable. Une recherche, un valeureux combat à l’ombre de la beauté du monde. Pour ceux qui ne connaissent pas, Hillerman est un romancier, grand amoureux du Dineh, ce peuple navajo réduit à la mendicité, à l’alcoolisme et aux aides fédérales.
Dans ses premiers livres – j’ai moins aimé les suivants – Hillerman décrit un monde grandiose et poignant. Où les arroyos, secs comme la brique, deviennent des torrents de boue rouge en deux heures. Où les peupliers de Fremont annoncent l’eau à des kilomètres à la ronde. Où le pollen de maïs, les chindis, le yataalii et la Voie de la bénédiction comptent davantage que le bien matériel.
Ce dimanche matin, je me sens proche de cet univers, pourtant distant de quelques milliers de kilomètres, qui sont autant d’années-lumières. Je ne suis pas loin de me sentir hozro. Car je pense à mon copain Bruno Bargain, assis dehors, devant son cabanon de l’étang de Trunvel, dans la baie d’Audierne. Chaque année, de juillet à octobre, il bague. Il bague ceux qui vont partir, les fous volants qui tentent une nouvelle fois d’atteindre l’Afrique.
Des fauvettes aquatiques, des rousserolles effarvattes, des phragmites aquatiques. Quelle renversante beauté ! Des jeunes gens partent dans la roselière voisine, et en rapportent des oiseaux tressautants, délicatement déposés dans des sacs en coton. Où les prennent-ils ? Dans des filets, tendus dans les chenaux, entre étang et océan, qui arrêtent leur vol.
Bruno officie sur ces oiseaux de 10 à 20 grammes avec la précision d’une dentelière. Il mesure leurs ailes, les pèse avec une balance spéciale, note quelques données en apparence cabalistiques, et puis donne un coup de pince invisible, qui enserre l’une de leurs pattes d’une bague définitive. Pour savoir, pour comprendre, pour sauver.
Le phramite des joncs, m’a-t-il dit un jour, occupe quelques centaines de m2 au total, toujours les mêmes, répartis sur 8 à 10 000 km entre le Devon anglais et le Djoudj sénégalais, en passant par la baie d’Audierne. Et une rousserolle effarvatte peut se reproduire pendant plusieurs années exactement dans la même touffe d’herbe, après avoir fait un aller-retour France-Afrique, sans passer par les charters de qui vous savez.
Ce lieu joue de la musique. Ce lieu rend heureux. Ce lieu exprime comme bien peu d’autres la fabuleuse beauté du monde. Celle qui m’oblige. Qui nous oblige tous.