Archives mensuelles : novembre 2007

Tentative de description d’un déjeuner de têtes

Essayez de me pardonner, mais cet article est long. Et si vous avez autre chose à faire, n’hésitez surtout pas. Samedi, hier donc, j’étais invité au Sénat, dans le cadre grandiose des « Rendez-vous citoyens ». Le thème en était sublime : « Environnement, l’humanité face à elle-même ». Une grosse affaire, croyez-moi, qui mobilisait quantité d’excellences, parmi lesquelles Laurence Parisot (Medef), Jean-Louis Borloo, Nathalie Kosciusko-Morizet, Claude Allègre, Anne-Marie Idrac (SNCF), Jean-Marc Sylvestre (immense journaliste), Brice Lalonde, Michel Serres, Guillaume Sarkozy, Luc Ferry, etc, etc.

Et moi. Je n’ai pas vu tout ce beau monde, mais enfin, j’avais ma place au cours de l’après-midi, pour une conférence-débat sur mon livre, La faim, la bagnole, le blé et nous (Une dénonciation des biocarburants), paru chez Fayard. Une belle place, avec du temps. Mais je me rends compte que je vais trop vite.

Commençons par le repas. Les happy few du jour étaient conviés à un déjeuner dans le salon Bogrand. Mes aïeux ! Champagne bien sûr, au milieu de notables personnes encravatées. J’avais un pull, mais l’heure était à l’exquise politesse. À l’entrée, je vous jure que Christian Poncelet, président du Sénat – appelé donc à devenir président de la République en cas d’empêchement de qui vous savez -, m’a serré la main. L’ambiance commençait à ressembler à Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, de Prévert (http://fraternitelibertaire.free.fr).

Ensuite, foie gras, et le reste, dont un bon vin, à profusion je dois reconnaître. De belles nappes blanches et des serveurs, des lustres de cristal, de hautes fenêtres donnant sur les jardins du Luxembourg, des miroirs monumentaux reflétant des tapisseries de goût, de sompteuses moulures. Bref, une halte reposante à l’abri du chaos.

Tout n’était pas aussi parfait. J’ai appris en arrivant que ce déjeuner était en l’honneur d’un certain Luc Ferry, ci-devant ministre de l’Éducation, et considérable philosophe. Je serais bien parti, franchement, mais j’avais faim, inutile de se grandir. Christian Poncelet, dans une éblouissante imitation de Gabin dans Monsieur le président, a tout soudain tapoté deux micros – nous étions déjà assis -, puis commencé un petit discours dont je retiens ceci : « Messieurs les ambassadeurs, excellences, messieurs les sénateurs, chers amis, merci d’avoir fait le sacrifice d’une partie de votre week-end… », « Comme vous pouvez le constater, cher Luc Ferry… », ajoutant pour nous seuls, comme au théâtre : « Je le vouvoie, hein, je fais des efforts » (rires préenregistrés).

C’était un bon début, une mise en jambes s’achevant sur cette note réjouissante, qui nous rapprochait de la nourriture : « Si tu en es d’accord, Luc (Christian n’avait pu contenir plus longtemps son amitié, il tutoyait), tu interviendras après le plat principal ». Et Luc, serré dans sa chemise rose, mais frétillant : « Avec joie ! ».

Nous mangeâmes donc, et je bus surtout, car j’aime le vin rouge. Après le plat de viande, tous les tailleurs bon chic, tous les costumes bien mis soudainement en arrêt au-dessus de leurs assiettes, Luc parla. C’était une conférence, au titre magnifique : « Développement durable et mondialisation ». J’ai la vilaine impression d’avoir été le seul à (beaucoup) m’amuser.

Ce discours relève de l’anthologie bouffonne, et comme il a été diffusé, en direct je crois, sur la Chaîne parlementaire, il est possible qu’on puisse en trouver les images. En ce cas, je suis preneur, à n’importe quel prix. Je ne peux, pour l’heure, que m’appuyer sur mes notes. M.Ferry nous a livré un exposé original et baroque sur l’histoire telle qu’il l’a voit. Si j’ai bien compris, le siècle des Lumières avait donné du sens à la vie, mais les déconstructeurs sont passés pas là et, madonne, ont tout jeté à terre. Qui sont ces voyous ? Les « Hirsutes » – un groupe de poètes chevelus du XIXème siècle – l’avant-garde artistique, la bohème, que sais-je, moi ? En tout cas, ces « antibourgeois » ont réussi leur coup, détruisant une à une toutes les valeurs traditionnelles, dont la famille, bien sacré universel. Je ne suis pas en train d’inventer, je raconte.

Citation : « À la fin du XXème siécle, les valeurs traditionnelles ont toutes été déconstruites, à la manière des statues de bronze de l’ancien dictateur Saddam Hussein ». Et là, pardi, cela ne va plus. L’idée de progrès, symbolisée par Voltaire et le XVIIIème siècle, portée par le rêve de l’émancipation, a chuté, au sens biblique. Nous devons vivre avec, pour seul horizon morne, la consommation. Or – attention, Luc est un révolté ! -, or « il faut donner un sens à la vie, ce n’est pas de la philo, c’est la vérité ». À cet instant du propos, j’ai vu de nobles nuques approuver, et c’était bien mérité.

Bon, où en étions-nous ? Cela n’allait pas. Malgré ses splendides résultats, la mondialisation patinait sur la confondante disparition du sens. Il fallait donc réagir, en affirmant haut et fort que le téléphone portable et le MP3 ne peuvent répondre à toutes les questions. Eh non, et c’est bien triste.

Quel rapport cela peut-il avoir avec la mondialisation réelle, qui disloque les sociétés, affame les peuples, ravage la biodiversité ? Rigoureusement aucun. Mais vient-on dans un comice agricole – même lorsqu’il se tient dans un palais de la République – pour penser ? J’en viens à douter. Donc, pas même une allusion à la réalité mondiale. Et le développement durable ? Pas mieux. Moins bien, même. Peut-être M.Ferry avait-il par mégarde interverti ses fiches ?

Cela ne m’empêchera pas de vous restituer quelques piques, qui firent glousser de contentement. Par exemple : « L’écologie, c’est la peur et la haine de l’initiative individuelle ». Ou encore : « Si le prolétaire d’aujourd’hui avait de l’argent, comme Pinault et Arnault, il n’achèterait pas des toiles d’art moderne, mais des faisans dorés à la Samaritaine ». M.Ferry me pardonnera peut-être, mais me voilà obligé de le contredire, car la Samar n’existe plus, en partie d’ailleurs grâce à l’usage singulier que son dernier propriétaire, Bernard Arnault justement, fait de la mondialisation.

Et tout s’arrêta enfin dans un tumulte d’applaudissements. Nous dégustâmes une glace, avant que de passer au débat avec l’orateur. Je ne devrais pas user votre patience à ce point, je le sais. Notez toutefois que Macha Méryl posa une question. Habillée d’un tailleur tel que je n’en reverrai jamais, la comédienne félicita chaudement son ami Luc avant de l’interroger sur l’état lamentable de la famille, ruinée, si j’ai bien saisi, par un improbable « modèle proudhonien », dont je lui laisse l’entière responsabilité. Guillaume Sarkozy – le frère – félicita derechef, et se demanda si le programme européen Reach de contrôle des produits chimiques était à ce point une bonne idée. En résumé, il ne l’était pas.

D’autres, émus, écrasés par la magnificence des lieux et des hôtes, s’essayèrent vaille que vaille à évoquer la « déconstruction » ou la consommation. Quel pouvait être mon rôle à moi ? Depuis dix minutes, je lorgnais sur un micro baladeur, et montrais par des mimiques exagérées à son Excellence Christian Poncelet que je souhaitais parler. Et notre presque président, je vous l’assure, opinait, preuve de ses bonnes dispositions à mon endroit. Cela aurait pu rater, mais cela a marché : je me suis emparé du micro, et j’ai pu à mon tour poser ma question.

Laquelle ? Oui, laquelle ? Eh bien, respectueusement, j’ai demandé à M.Ferry s’il n’avait pas oublié dans son discours la crise écologique. Pensait-il réellement, comme son verbe le suggérait fortement, que le temps était immobile, en tout cas réversible ? En somme, je lui ai demandé pourquoi il n’envisageait pas cette nouveauté radicale, représentée au premier chef par le dérèglement climatique. J’ai ajouté que les menaces globales apparues dans les dernières décennies font apparaître des limites physiques infranchissables. Et que l’aventure humaine se déroule désormais dans ce cadre.

Voilà ce que j’ai dit. Et alors, deux miracles se sont produit. Un, et je le jure sur la Bible, Christian Poncelet m’a regardé et il a lancé d’une voix forte : « Très bien ! ». Et aussitôt, M.Ferry a commencé sa réponse par ces mots fatidiques autant qu’historiques : « Cher ami, blablabla ». Que se cache-t-il derrière ce blablabla ? Rien. Luc, je crois que je peux désormais l’appeler Luc, a franchement botté en touche, sans répondre quoi que ce soit qui soit en relation.

J’ai réalisé du même coup deux choses qui vous sembleront peut-être évidentes. La première, c’est que Christian Poncelet ne m’a pas écouté une seconde, se laissant porter par l’intonation de ma voix, sûre d’elle, claire et forte. Dans l’univers du docteur Knock et des Précieuses ridicules, il ferait beau voir qu’on se préoccupe encore du sens, ce qui donne au passage raison au conférencier. Et la seconde, c’est que l’ami Luc ne sait strictement rien de la crise écologique. Et qu’il s’en bat l’oeil, qu’on me passe l’expression. Il s’en fout, totalement. Mais il a été ministre de l’Éducation, comme son alter ego – je répète pour le plaisir le mot ego – Claude Allègre, d’ailleurs présent au Sénat, même si je ne l’y ai pas vu.

Au-delà, sachez que cette pathétique oligarchie, que j’ai eu grand plaisir à voir de près, ne bougera pas un orteil pour aider les hommes à régler les dramatiques questions de l’époque. Ils dorment à jamais, pétrifiés, conservés dans des magnums de château margaux, ivres de leur reflet dans la glace. Ce que j’ai vu est un système parfait de légitimation croisée. Poncelet, Méryl, Sarkozy, et même le vieux Leroy-Ladurie – il était là – vante(nt) l’intelligence de Ferry, qui en retour souligne leur hauteur de vue, leur perspicacité, leur attachement au bien commun, etc. La salle, traversée par ce courant d’euphorie, rehaussée d’autant, se félicite d’avoir été invitée à de tels agapes. Et tous s’embrassent. Rideau.

PS 1 : Je parlerai moins de ma conférence de l’après-midi. J’y ai délivré mon message sur les bio/nécrocarburants, dans le salon Médicis s’il vous plaît. J’avais une sorte de contradicteur, l’économiste Philippe Chalmin, ancien d’HEC, agrégé d’histoire, docteur ès lettres, etc. Nous nous sommes frités, ce qui était fatal. Il représente l’idéologie écrasante, cet économisme qui nous a conduits exactement où nous sommes. Et puis, il m’a chauffé les oreilles, parlant à mon propos de discours « manipulant ». J’ai donc dû dire et répéter qu’il était ignorant, notamment à propos de l’écologie, qui est avant tout une science rigoureuse, qu’il rapportait des contre-vérités à propos des biocarburants. À un moment, qui m’a fait sourire, Chalmin m’a demandé un peu plus de respect, car tout de même, n’était-il pas « un professeur de fac » réputé ? Bon, je n’ai pas reculé d’un millimètre, il n’aurait plus manqué que cela.

PS2 : Je ne résiste pas au bonheur de reproduire ici deux extraits de cette si fameuse Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, de Prévert. Or donc, les têtes, si semblables aux miennes, arrivent à l’Élysée pour un grand repas. Et puis tout s’effondre.

Premier extrait :

« Et quand je dis, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs : « le Roi, la Reine, les petits princes », c’est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blâmer les régicides qui n’ont pas de roi sous la main, s’ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immédiat.
Particulièrement parmi ceux qui pensent qu’une poignée de riz suffit à nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années.
Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu’une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.
Parmi les trente mille personnes raisonnables composées d’une âme et d’un corps, qui défilèrent le Six Mars à Bruxelles, musique militaire en tête, devant le monument élevé au Pigeon-Soldat et parmi celles qui défileront demain à Brive-la-Gaillarde, à Rosa-la-Rose ou à Carpa-la Juive devant le monument du jeune et veau marin qui périt à la guerre comme tout un chacun ».

Deuxième extrait :

« Dehors, c’est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c’est le printemps, l’aiguille s’affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle.
Il fait chaud. Amoureuses les allumettes tisons se vautrent sur leur frottoir, c’est le printemps, l’acné des collégiens et voilà la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilà les pélicans, les fleurs sur les balcons, voilà les arrosoirs, c’est la belle saison.
Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui écaillent le poisson
ceux qui mangent la mauvaise viande
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau ceux qui passent leurs vacances dans les usines ceux qui ne savent pas ce qu’il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les Stylos avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire ceux qui ont du travail
ceux qui n’en ont pas ceux qui en cherchent
ceux qui n’en cherchent pas
ceux qui donnent à boire aux chevaux ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui l’hiver se chauffent dans les églises ceux que le suisse envoie se chauffer dehors ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre ceux qui voyagent sous les roues ceux qui regardent la Seine couler
ceux qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille, qu’on assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux qu’on fait sortir des rangs au hasard et qu’on fusille ceux qu’on fait défiler devant l’arc ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui n’ont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce qu’ils travaillent le lin ceux qui n’ont pas l’eau courante ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l’épingle
ceux qui crèvent d’ennui le dimanche après-midi parce qu’ils voient venir le lundi et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi, et le samedi et le dimanche après-midi ».

PS3 : À un moment de son discours, Luc Ferry a rendu un vibrant hommage à son grand ami le neurobiologiste Jean-Didier Vincent. Celui-là même qui s’est plaint de moi et de ce site (voir http://fabrice-nicolino.com). Une raison de plus d’être heureux.

Mais ou et donc or ni car ? (Mais où est donc Ornicar ?)

Je me prépare – même pas vrai – à aller discourir au Sénat tout à l’heure. En attendant, je vous conseille la lecture d’un papier de Libération ce matin (http://www.liberation.fr). Son titre est assez explicite (Mais où est donc passé le Grenelle ?), mais le contenu est encore meilleur. Involontairement meilleur. Car les mêmes, à Libération ou ailleurs, qui ont tant contribué à faire monter la sauce médiatique, s’étonnent désormais, l’air innocent, que le soufflé soit retombé.

Prenons ça pour de l’humour décalé, et goûtez plutôt ce commentaire recueilli auprès d’un certain Jean-Louis Borloo, amuseur public au mieux de sa forme : « Attendez… le Grenelle a sa logique. Les acteurs ont travaillé dans des groupes pour déterminer des objectifs ; les opérateurs doivent désormais se mettre en synergie. Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous. Par exemple, France Nature Environnement est consulté sur les OGM mais pas sur la rénovation thermique des bâtiments publics ».

Ne peut-on parler, mais je vous laisse juges, de chef d’oeuvre de la novlangue bureaucratique ? « Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous ». N’est-ce pas proprement sublime ? Gravement, et bravement, les journalistes de Libération s’interrogent sur le suivi – cela doit durer cinq ans – des « comités opérationnels ». Rendez-vous plus tard, quand on sera grands et réellement méritants. Rendez-vous dans une autre vie !

Combien de merveilles ?

C’est décidé, aujourd’hui vendredi, je fais maigre. Pas de coup de griffe, nulle lamentation, aucune colère. Il le faut bien, ne serait-ce que par souci d’équilibre. Ce matin, je pense fort, réellement très fort, à la mer. Depuis toujours, et à jamais, elle me foudroie sur place. Je la vois danser et battre le granit, au moment même où je vous écris, dans ma tête tout au moins. Du haut de la pointe de Castelmeur (Finistère). Ou près de la maison des tempêtes, à Ouessant. Ou encore dans le dédale des îlots de l’archipel de Molène, où j’ai eu le bonheur de me perdre. J’ai besoin, j’éprouve le besoin physique de la voir plusieurs fois chaque année.

Mais il ne s’agit pas de moi. Connaissez-vous le CoML ? Si oui, tant mieux. Et sinon, je vous présente. Le Census of Marine Life est un programme mondial de recherche de la vie marine, qui rassemble 2 000 scientifiques de 80 pays (www.coml). Il s’agit d’un grand oeuvre collectif de dix ans, commencé en 2000, et qui devrait s’achever en 2010. Le but, grandiose, est de recenser l’extrême diversité de la vie marine, en décrivant si possible la bagatelle de dix millions d’espèces à l’arrivée. Une tâche folle, impossible, démesurée. Encore plus que je ne saurais dire, puisque le but officiel est « d’expliquer la diversité, la distribution et l’abondance de la vie marine dans les océans passés, présents et futurs ». Bon, il existe des discussions savantes sur le fond des choses, car selon certaines estimations, il n’y aurait que moins de deux millions d’espèces vivant dans les mers, dont 230 000 déjà connues.

En s’appuyant sur les archives accumulées par l’humanité, en explorant davantage qu’il n’a été fait jusqu’ici, le CoML entend néanmoins « prédire ce que sera la vie marine de demain ». Mais il faut pour cela visiter les pôles et leurs fabuleuses marées de plancton; étudier le lion de mer comme les vers des abysses; approcher les sources hydrothermales comme les monts sous-marins. Fouiller en somme ces 95 % des océans dont nous ne savons rien.

Ah ! si une autre vie m’était donnée, je crois bien que j’en serais, je vous le jure. Jules Verne et son capitaine Nemo sont passés par là, et ont semé des graines fertiles dans ma tête de mioche. Comme j’aimerais plonger avec les Nautilus d’aujourd’hui ! D’ici quelques années, les équipes du CoML auront, entre autres, réalisé une extraordinaire Encyclopédie des populations animales marines (History of Marine Animal Populations, HMAP), que je me jure de placer au devant de ma bibliothèque.

Des milliers d’espèces nouvelles ont d’ores et déjà été recensées, parmi lesquelles le crabe-yéti, découvert à 2300 mètres de profondeur par des biologistes français. Ou Clione limacine, un gastéropode capable de jeûner une année. Ou Aphyonus gelatinosus, un poisson semi transparent aux reflets roses et bleus, recouvert d’un manteau de gélatine. Ou encore Aulococtena sp., un cténophore de la taille et de la couleur d’une orange, trouvé à 1100 mètres de fond, dans l’Arctique canadien.

Tenez, je suis à ce point ébloui que je ne vous raconte pas l’autre versant de l’entreprise. Le désespoir des chercheurs, l’angoisse indicible de ceux qui voient de leurs yeux la vie disparaître avant d’être seulement observée. J’arrête, car je me lancerais aisément dans un propos que vous commencez à connaître. Allons, j’ai promis de faire maigre, et je m’y tiens, à peu près. La vie est grande, la vie est belle, la diversité est un plat de roi. Mais gaffe !

Rendez-vous au Sénat

Je vends la mèche, tant pis et à Dieu vat ! Samedi, après-demain donc, je suis invité au Sénat de la République française, pour une sorte de conférence sur les biocarburants. Non, ce n’est pas une blague, et je vous invite à jeter un oeil sur le programme (http://www.senat.fr). Pendant le repas de midi – car je vais me goberger aussi -, Luc Ferry parlera. Je luis fais confiance, il faut toujours faire confiance aux grands hommes.

L’après-midi, Michel Serres causera, ainsi que moi. Moi, le pègreleux. J’en ris à l’avance, je vous jure, après avoir pensé refuser un peu plus d’une fois. Car il se trouve que j’ai de la mémoire, même à propos de temps que je n’ai pas connus. Je sais assez sur l’histoire du Sénat en France pour ne pas être parfaitement tranquille. Les braves qui y siègent depuis un peu plus de deux siècles ont toujours été du côté de l’ordre et du manche, et ce n’est pas près de changer. Avec Thermidor. Avec Napoléon, sauf lorsqu’il s’est agi de le frapper, à terre, mais en 1814, au moment où le vent avait tourné. Contre la Commune de Paris, en 1871, mais pour Pétain bien sûr, en 1940.

En somme, je n’ai rien à faire là-bas. Mais j’y vais tout de même. Pour la blague, sans quoi je ne serais pas qui je suis. Mais aussi pour parler. Le Sénat sera ouvert à tous, et ceux qui, parmi vous, souhaitent venir, seront les bienvenus. Parler, mais de quoi ? De mon obsession actuelle, les biocarburants.

Je n’ai ni illusion ni outrecuidance. La machine de mort qui s’est mise en marche est, et sera soutenue ardemment par le Sénat, car telle est sa vocation. Mais enfin, je crois aussi à la nécessité du témoignage. Je crois à la force des propos, à l’obligation de parler haut et clair. Je crois également à la possibilité du changement, aussi improbable qu’il paraisse.

J’irai donc, mais j’aimerais bien avoir votre point de vue sur le sujet. Ce qui est acquis, c’est que je ne préparerai rien. J’irai comme je suis, porteur de phrases longtemps remuées dans ma tête et mon coeur. Je ne serai pas insultant, cela n’aurait pas le moindre sens. Mais clair, mais direct, mais offensif, oui. Croyez-moi, je le serai.

PS : Cet ajout, une heure plus tard. Je vous invite à aller voir (http://fabrice-nicolino.com) la traduction passionnante d’un entretien accordé à un quotidien espagnol par le prix Nobel de chimie 1988, Harmut Michel. Il n’y a pas de doute : je citerai ce scientifique samedi.

Amis d’Orsenna, bonjour

Je n’ai rien contre Érik Orsenna. Rien de personnel, je veux dire. Je ne l’ai jamais croisé, nul n’en a dit du mal près de moi – au contraire -, puis un homme armé d’une telle bouille ne peut être qu’une très brave personne. N’est-ce pas ?

Eh bien, je ne suis pas sûr. Je découvre en effet ce matin un article de Jérôme Garcin paru la semaine passée (http://bibliobs.nouvelobs). Orsenna a écrit un livre de commande à la gloire de l’Airbus 380, qui sera distribué gratuitement à tous les employés de l’entreprise. Pour les autres, le prix est du genre prohibitif : 37 euros, pas moins.

Garcin, se moquant, constate que ce prix est proche de celui d’une action EADS quand le jeune Lagardère a décidé, au printemps 2006, d’en vendre un énorme paquet à la Caisse des dépôts, censée représenter l’intérêt public. On le sait, le prix des actions devait chuter brutalement après l’annonce d’importants retards dans la livraison de l’avion-roi. Mais le PDG lui-même, Noël Forgeard, miraculeusement inspiré, avait vendu avant la débâcle assez d’actions pour réaliser une plus-value de 3,7 millions d’euros. Croyez-moi, il y a sur terre de beaux métiers.

Et cet Orsenna ? Je dois vous avouer que je n’ai pas lu son livre à la gloire de l’A380. Je ne le ferai pas. La lecture de Garcin, journaliste sérieux, écrivant sous le regard de 500 000 lecteurs au moins, me suffit. Voici d’ailleurs un extrait, qui me semble clore toute discussion : « Avec un lyrisme qui évoque l’enthousiasme de Sartre pour l’exceptionnelle productivité des vaches laitières cubaines et rappelle les odes paysannes au maréchal Tito, Orsenna célèbre ici, outre le sacerdoce du « pèlerin » Noël Forgeard, la geste immémoriale des « compagnons de l’A380 », animés par « cette fièvre joyeuse qu’on appelle le goût du travail » et attelés, jour et nuit, entre Saint-Nazaire et Hambourg, à la sculpture d’un « chef-d’œuvre »».

Je suis bien certain que monsieur Orsenna a touché beaucoup d’argent, car la brosse à habits d’un Académicien, estampillé de gauche, vaut tout de même assez cher. Mais tel ne sera pas mon commentaire principal. Pour commencer, je constate, c’est l’évidence, qu’Orsenna se soucie comme d’une guigne de la crise écologique. Le vraisemblable, c’est qu’il la connaît de fort loin. L’avéré, c’est qu’elle ne l’empêche pas de vivre et de profiter des dernières miettes du festin.

L’A380 est en effet une bombe climatique de plus. Tout le projet, basé sur une multiplication par trois du trafic aérien mondial au cours des 20 prochaines années, mise sur le pire. C’est une aberration écologique absolue. Donc une impasse politique. Donc un crime, il faut parfois dire les choses simplement.

Mais Orsenna choisit pendant ce temps d’écrire une ode désuète à la gloire des ingénieurs et des gros moteurs. Est-ce si étonnant ? Ce qui me surprend beaucoup, vraiment beaucoup, c’est l’image que cet homme continue d’avoir dans une bonne partie de l’opinion « cultivée ».

Car il n’a jamais varié d’un pouce, au long d’une carrière totalement vouée à la défense de ce monde-ci. Ami de Jacques Attali dès les années 70, il enseigne longtemps les arcanes de la finance internationale, à l’époque où d’autres que lui envisageaient sérieusement de la détruire. Puis il se met au service du roi, François Mitterrand lui-même. Et à celui de Roland Dumas, prince des chaussures Berluti.

Cet homme, habile comme peu le sont, parvient à échapper à l’opprobre qui s’attache tout de même un peu au clan mitterrandien. Pensez ! il n’est pas un valet, puisqu’il est un romancier. On le voit donc, année après année, sautiller de prix en prix, et de radio en télé, entrer à l’Académie, et se donner les gants, au passage, d’être un grand ami de l’Afrique.

Ainsi que des Africains ? C’est un peu plus confus. Car l’amitié pour Attali ne s’est pas démentie. Or Attali a tout de même été mis en examen dans l’affaire Falcone – un marchand d’armes destinées à l’Angola martyr -, pour trafic d’influence. Certes, cela ne concerne en rien Orsenna. Mais démontre tout de même qu’on peut avoir été mêlé à ça, comme Attali, et demeurer un très proche de notre grande et noble conscience.

Encore deux points sans importance, ou presque. Orsenna a commis un livre sur le coton, qui a ajouté à son prestige, et qui lui a valu, au passage, les félicitations enthousiastes des libéraux (http://blogs.lesechos.fr). Officiellement, ce livre est un hommage au Sud. En réalité, c’est une défense et illustration de la mondialisation. Comme le dit d’ailleurs, avec obligeance, Orsenna lui-même, ce voyage de deux années lui a permis de tirer deux enseignements (http://clubobs.nouvelobs.com) : « Le premier, c’est que, franchement, dans les pays comme la France, on est des enfants gâtés. J’ai choqué certains de mes amis en disant que nous ne travaillons pas assez. Mais, pour moi, le travail est une valeur de gauche, contrairement à la rente, qui est de droite. L’ascenseur social, c’est travailler plus pour en tirer plus de bénéfices. Et puis le deuxième enseignement, c’est que la mondialisation profite à des millions de gens dans des pays en développement. On a longtemps vécu sous la protection de barrières douanières, ou grâce à la colonisation. Il faut affronter le monde ».

Affronter le monde. Demandez donc cet effort au paysan malien, en concurrence quotidienne avec le planteur de la vallée du Mississipi, gorgé de subventions fédérales américaines. Demandez-le lui (http://www.monde-diplomatique.fr). Mais enfin, mais voyons, il n’y a pas d’autre solution, puisqu’un Orsenna le dit. La preuve par neuf, c’est-à-dire par la commission Attali, celle qui propose de tout libéraliser en France, terre médiocre, pleine d’entraves et de corsets administratifs.

Je vous l’ai dit : Érick Orsenna, grand homme de gauche, écrivain grandiose, immense figure morale de notre monde chancelant, est aussi un ami fidèle. Quand Jacques Attali, dûment mandaté par son ami Nicolas Sarkozy, a dû dresser la liste de sa future Commission, il n’a pas retenu que des noms de patrons et de hauts fonctionnaires. Que non ! Que faites-vous de l’âme, amis du désordre ? Bien entendu, il a aussi proposé à son ami Orsenna d’en faire partie. Et son ami Orsenna a bien entendu accepté. Parce qu’il le vaut bien.