On dirait que je serais le grand mage. Celui qui voit et surtout prévoit. Celui qui peut le dire. Eh bien, je peux vous dire que la presse française, en ce début d’année 2008, va découvrir la faim dans le monde, l’explosion du prix des céréales et même – je suis fou, mais tant pis – le déferlement des biocarburants.
Oui, 2008 va être une grande année. Question imbécile : pourquoi diable la presse dite sérieuse – Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Nouvel Obs, L’Express, etc. – n’a-t-elle encore consacré aucune Une à ce qui est, d’évidence, le problème le plus dramatique du moment ? Deuxième question imbécile : pourquoi le ferait-elle maintenant ?
Étant mage, il m’est assez aisé de répondre aux deux interrogations. Mais avant cela, permettez-moi de préciser mon propos. Sur cette terre fragile et tourmentée, des hommes autant hommes que vous et moi ont les crocs. J’écris les crocs, car l’image est nécessaire. La faim, les crocs. Officiellement, ils sont 854 millions. Mais il faut ajouter une autre catégorie plus vaste, celle des humains vivant (?) avec un dollar par jour. Les estimations commencent à 1,1 milliard. Et si l’on passe à la somme rondelette de 2 dollars par jour, on atteint alors près de la moitié de la population mondiale. Entre 2,7 et 3 milliards de nos frères on ne peut plus théoriques sont dans ce cas.
Eh bien, et le mage va vous surprendre, lorsqu’on dispose d’un trésor pareil, on en consacre la plus grande part à la nourriture. Au Sénégal, qui n’est pas le pire pays de la planète, la rue dispose d’une expression claire pour désigner ce qu’est devenue la vie. Il s’agit, pour l’immense majorité de la population locale, de trouver la DQ. C’est-à-dire la dépense quotidienne. On se lève, mais sans savoir encore comment assurer la DQ. Il vaut mieux ne pas avoir la grippe, et ne parlons pas de la flemme, si douce sous nos latitudes.
Bon, la hausse vertigineuse du prix des « denrées agricoles » frappe et frappera massivement ces autres absolus que sont les pauvres du monde. Quelle est l’explication de ce tsunami social ? Selon le directeur général de la FAO, Jacques Diouf, pourtant libéral bon teint, les biocarburants sont une cause première (www.lemonde.fr). Et il annonce à nouveau des émeutes et des conflits très graves.
Revenons aux oignons du grand mage. Pourquoi ce silence quasi total de notre presse ? Je dis quasi, car il serait aisé à un contradicteur de trouver des articles épars, ici ou là. Bien entendu ! Ce qui reste indiscutable, c’est que l’opinion française est sous-informée. Considérez cela comme un euphémisme. Ne parlons pas de TF1, qui n’a pas de temps de cerveau disponible à perdre. Mais tous les autres ? Le grand mage, à la réflexion, n’a pas d’explication définitive. Mais je peux écrire sans hésitation que la presse, dans sa presque totalité, défend ardemment l’organisation générale des sociétes humaines, telles qu’elles sont. Je ne pense même pas au rachat massif des titres par la grande industrie. Je parle de la publicité, cette industrie du mensonge qui fait vivre les équipes en place.
Puis, sachez que la presse est désespérément moutonnière. TF1 regarde Le Parisien qui regarde Le Monde, éventuellement l’AFP. Tant qu’une institution ne fait pas un choix clair, les autres rédactions considèrent en général qu’il faut ne rien faire soi-même. Or Le Monde, organe central de la presse française, se tait, pour l’essentiel. Je vous dirai mon sentiment sur cet insupportable silence un autre jour, car il a aussi des causes particulières. En tout cas, Le Monde se taisant – j’utilise ce journal comme symbole du grand sérieux, mais on peut remplacer par un équivalent -, les autres ne pipent.
Cela va-t-il changer ? Oui, je le pense. Car Le Monde est très impressionné par la presse américaine, et à un moindre degré britannique. Or notre quotidien a publié hier vendredi, comme chaques semaine, une sélection d’articles du New York Times, considéré comme indépassable. Et le titre de couverture, accompagné d’une photo terrible – les mains d’un paysan égrenant les fruits d’un palmier à huile – dit à peu près tout : An Insatiable Demand.
Nul besoin de traduction.
L’article de Keith Bradsher, chef du bureau du Times à Hong Kong, est d’une clarté de cristal. Et rappelle que l’augmentation stupéfiante du prix de l’huile de palme – près de 70 % en 2007 – plonge les pauvres d’Asie dans un grand malheur, car l’huile pour eux, c’est l’alimentation de chaque jour. Or cette huile, je vous le rappelle, est massivement transformée pour produire des biocarburants, qui seront vendus surtout chez nous, au Nord.
Où en étais-je ? Même un mage peut s’égarer en route, quelle horreur ! Je reprends : la presse française, moutonnière et docile, cache pour l’heure à ses lecteurs un vrai grand drame. Je sais bien que c’est moins intéressant que le prochain disque de Carla Bruni. Mais ce n’est pas grave, car cela va changer, grâce au NYT, le Times, quoi.
Une ultime prophétie : de l’instant où la machine s’emballera, c’est à qui prétendra avoir été le plus clairvoyant. Et il ne fera pas bon, alors, rappeler que certains ont tiré la sonnette d’alarme bien avant, dans le silence et l’indifférence. Début octobre, certains le savent, j’ai publié un livre appelé La faim, la bagnole, le blé et nous. Un pamphlet contre les biocarburants. J’ai très vite convoqué une conférence de presse, car la madame qui dirige l’Ademe, agence publique que je secouais très fort dans mon livre, cette madame montrait les dents contre moi.
J’ai fourni ce jour-là quantité d’informations importantes, dont une mise en cause réitérée de l’Ademe, du ministère de l’Écologie, de M.Borloo, etc. Et ? Et à peu près rien. La presse officielle se passionnait alors pour le Grenelle de l’Environnement, et se battait pour recueillir des bribes de ce qui apparaîtrait plus tard comme insignifiant. Le grand silence est aussi un grand désert, parole de mage averti.