(Si vous avez la patience de lire jusqu’au bout, sachez que ce texte parle aussi, fatalement, de la crise écologique, objet de ce rendez-vous. Il y a donc sa place. Mais si.)
Défiez-vous des sycophantes. Cela paraîtra abrupt, et ça l’est. J’abhorre cette engeance, je dois l’avouer sans détour. Et pardonnez-moi d’avoir paru une seconde pédant : je vous assure que le mot m’est venu spontanément. Je le jure.
Un sycophante est un petit salopard. La parole nous vient du latin, qui l’aura dérobé sans remords au grec. Sukophantès, c’est le délateur, et précisément celui qui dénonce le voleur de figues. Or je suis un voleur de figues. J’ai volé ma vie, et j’en suis heureux, car personne ne me l’aurait offerte. J’ai volé ma vie grâce à mai 68, comme vous allez voir.
Qui sont les sycophantes de cette histoire ? Oh, la liste est longue, car le quarantième anniversaire est un flot lacrymal auquel chacun veut ajouter sa larme. J’y mets l’essentiel de ceux qui parlent de ce printemps-là. Et qui le dénoncent aux hommes en place, même et surtout quand ils s’en prétendent les héritiers. Avec une mention pour des gens comme André Glucksmann, Philippe Sollers, Alain Geismar, Serge July. Pour une raison simple : ces pauvres garçons ont soutenu activement le pire de leur époque – la dictature stalinienne et ses dizaines de millions de morts – avant que de prétendre donner des leçons universelles. Les deux premiers de la liste, qui n’en parlent plus guère me semble-t-il, sont même parvenus à défendre d’abord l’Union soviétique du goulag avant de passer à l’illustration de la Chine du laogai. L’un est aujourd’hui un fier compagnon de Nicolas Sarkozy, l’autre amoureux transi d’Alain Juppé. Et (très) vieux beau.
Le troisième de son côté, après avoir gentiment agité le petit livre rouge du grand ami de l’homme, a rejoint le cabinet de Claude Allègre, quand celui-ci était ministre de Jospin. On ne sait pas où il pourra s’arrêter. Mais il ne s’arrêtera pas. Quant à Serge July, il donne de belles chroniques que personne n’écoute à la station de radio bien connue des subversifs, RTL. Ma foi.
Vous remarquerez que je ne parle pas des pubeux, des journaleux et des innombrables pommadeux qui, ayant traversé un jour la rue un mouchoir sur le nez, pour cause lacrymogène, continuent de pérorer. Nous les connaissons tous, car ils sont l’ossature réelle de ce monde invivable. Mon mai 68 à moi n’a pas le moindre rapport avec cette pacotille.
Au printemps de 1968, j’avais douze ans et demi. Ce qui m’en donne cinquante-deux aujourd’hui. Ai-je participé ? Certes oui, malgré mon âge. Je ne vais pas détailler, car on croirait que je me vante, mais enfin, oui. Le lycée où je me trouvais était occupé, et j’ai contribué modestement à sa réorganisation. Je me souviens très exactement du 1er juin – ou était-ce le 2 ? -, quand les badernes du Comité de défense de la république (CDR) local et les frappes du Service d’action civique (SAC) sont venus nous déloger. Tous ivres de la grande obscénité gaulliste du 30 mai 68, sur les Champs-Élysées. J’étais sur un toit encombré de bouteilles incendiaires. Mais était-ce des cocktails Molotov ? Je n’en avais jamais vu encore, et nul n’en jeta sur les gens du SAC, qui chantaient la Marseillaise devant la grille.
J’ai été un artisan de 68, bien que déplorant beaucoup le mouvement étudiant, qui me paraissait tellement éloigné du grand malheur social. Les choses ne sont pas simples. J’appartenais à une famille nombreuse et si pauvre – mon père était mort depuis des années – qu’elle n’était plus ouvrière, mais sous-prolétaire. J’étais le seul à poursuivre ce qu’on ne pouvait appeler des études. Car en effet, je n’étudiais ni n’écoutais rien. J’attendais, surtout la fin.
Mais la fin de quoi ? Mai 68 m’a apporté une réponse grandiose à cette question qui ruinait ma jeune existence. Sans nul arrêt au cours des années suivantes, j’ai appris à nommer ce qui ravageait mon coeur. Ce qu’est une société de classe. Ce qu’est une révolution. Ce que peuvent provoquer l’enthousiasme et l’espoir. Et cela, je ne l’oublierai jamais. Bien entendu, j’ai pensé et prononcé un grand nombre de sottises. Mais pas toutes. Je n’ai jamais soutenu, ni de près ni de loin, le stalinisme, et j’en suis fier, je le dis sans manières.
J’ai pourtant agi, et ma foi, je crois qu’il y a une différence entre soutenir Brejnev, Jaruzelski, Pol Pot, l’invasion de l’Afghanistan d’une part, et manifester pour les ouvriers polonais ou hongrois d’autre part. Or j’ai constamment défilé pour les dissidents de l’Est, dès le mois de décembre de l’année 1970. Le bureaucrate polonais en poste, grand ami de Georges Marchais et de madame Buffet, s’appelait alors Gomulka. Et il fit tuer en quelques jours de cet hiver-là des centaines d’émeutiers de Gdansk, Gdynia et Szczecin. Même pas des sous-prolétaires ! De vrais ouvriers, trimant le plus souvent dans les chantiers navals de la Baltique. J’avais quinze ans, et je participais à mes toutes premières protestations publiques. Je me souviens avoir entendu à la télévision que la foule polonaise hurlait : « Gestapo ! Gestapo ! » en direction des milices staliniennes.
J’ai également, et des années durant, affronté les hommes du parti communiste en Seine-Saint-Denis, où je vivais. Cela peut sembler quelconque aujourd’hui, mais en ce temps, le PCF comptait dans ce département neuf députés sur neuf. Et vingt-sept maires sur quarante. Rien ne ressemble plus à un manche de pioche stalinien qu’une matraque plombée de policier. Mais je m’égare, je m’en rens compte. Heureusement, vous pouvez m’échapper.
En mai 1968, mon frère Régis avait quatorze ans, et il était désespéré. Son destin semblait écrit : rejeté par le système scolaire, il serait ouvrier. Il était rapidement passé par un Collège d’enseignement technique (CET), qui préparait sans état d’âme à la soumission. Qui matait celui qui osait défier l’autorité industrielle. Il serait ouvrier, nous finirions tous ouvriers, car la fatalité mène des troupeaux entiers. Je le fus moi-même, quand j’avais dix-sept ans, mais c’est une autre histoire.
Régis me faisait pleurer. Il rentrait du CET par le bus de Pantin, où il avait lui aussi pleuré. Nous savions trop bien ce que signifierait l’abjecte résignation. Nous n’avions pas besoin de dessin, ni d’aucune explication de texte. Je revoyais mon père à la fin de sa courte vie, quand il abattait ses soixante heures de travail, six jours par semaine et dix heures chaque fois. Non, nous ne pouvions avoir le moindre doute. Ce serait l’usine, ou la révolte.
Ce fut la révolte complète. Et je plains de mon âme ceux qui ne savent pas ce qu’est une rébellion intime et totale. Un dimanche après-midi du début de 1972, j’étais chez ma mère, où j’habitais encore. Ma mère était une passionnée des courses de chevaux, et la retransmission du tiercé était chez nous un moment liturgique. Tout s’arrêtait, quoi que ce fût. Ce jour-là, Léon Zitrone commentait en direct la cérémonie, depuis le champ de courses d’Auteuil.
Or il se passait quelque chose. Ma mère avait le nez sur ses journaux, rassemblant ses notes et ses classements, et moi je regardais l’écran, où il se passait vraiment quelque chose. Léon Zitrone commençait en effet à s’époumoner. Et s’il perdait en direct le souffle, c’est que le tiercé semblait retardé, pour la première fois dans l’histoire courte mais glorieuse de la télévision. « Mais que se passe-t-il là-bas, à l’autre bout du champ de courses ? Je vois un attroupement près des chevaux, c’est incroyable ! Je n’ai jamais vu cela, des policiers à cheval arrivent au galop, mais que se passe-t-il ? ».
Évidemment, c’est bien plus drôle pour ceux qui ont connu la voix de Zitrone. Pour les autres, trois mots : solennité, emphase, diction. Donc, Zitrone était perdu. Nous aussi. Ma mère avait relevé la tête de son journal, je m’étais avancé près de l’écran, et pendant ce temps, une caméra s’était approchée des étonnants événements d’Auteuil. Une caméra. Un zoom. Des silhouettes qui se précisent. Manifestement, des chevelus se trouvaient au-devant des chevaux, en petit bataillon. Des chevelus et des duffle-coats, vêtement couramment porté à l’époque par la jeunesse frondeuse. J’avais le nez à peu près sur la télévision, et ma mère n’était elle-même plus très loin.
C’est à ce moment que le zoom a montré les premiers visages, et c’est à ce moment que j’ai crié : « Régis ! ». Oui, mon Régis à moi était là en direct, qui empêchait le déroulement du tiercé de ma mère. Le reste est gravé. Mon frère et ses cheveux frisés, dominant la masse, car il est grand. La flicaille à képis, tentant de repousser les intrus. L’inévitable affrontement devant les caméras, sous mes yeux et ceux de ma mère. Régis distribuant son lot de bourre-pifs. Régis saisissant le képi d’un flic et le lançant en l’air, au-delà de la vision. De l’art. Un art primitif et sublime. J’exultais. Ma mère un peu moins. Il n’y eut pas de tiercé ce dimanche-là.
Pourquoi cette scène homérique ? Parce que les jeunes lads d’Auteuil, qui couchaient dans l’écurie et étaient moins nourris que les chevaux, parce que les lads étaient en grève. Régis, qui appartenait à un admirable groupuscule d’enragés, était venu les soutenir avec sa bande d’énergumènes. Hé, Claude Santiago ! Hé, Joël Waeckerlé ! Bon, Régis avait trouvé une autre voie que celle de l’ordre patronal et du travail soumis.
Et quelle, mes aïeux ! Je ne peux pas décrire plus avant ces folles années. Il y faudrait du temps, il y faudrait un livre. Mais je dois vous révéler ma vérité sur 68 : ce printemps annonçait la mort possible des frontières sociales et intellectuelles. Mon frère et moi, terrassés par le malheur des jours, l’extrême pauvreté – aussi, pour être franc, certaine folie familiale -, étions devenus libres.
Libre ne veut pas dire heureux. Mais libre veut dire libre. Régis, ainsi, rencontra des jeunes venus d’un tout autre horizon. Des petits-bourgeois, pour aller vite, dont certains n’étaient pas si petits que cela. Et tous n’étaient pas dans l’esbroufe, il s’en faut. Beaucoup voulaient vivre autrement, et le prouvèrent. Régis, qui vécut avec certains dans diverses maisons communautaires, en fut métamophosé. Sans le savoir, sans s’en douter, mais en toute certitude.
Quant à moi, je suivis d’autres chemins parallèles et différents. La révolte incandescente de ce lointain passé me servit de viatique, car je n’en avais pas d’autre. Il me permit des audaces, des contournements, des affrontements en tout genre. Par lui, grâce à lui, je poussai des portes interdites, je connus le monde tout en croisant le fer, je devins peu à peu qui je suis. Sans mai 1968 et les quelques années d’après, nous serions morts, Régis et moi. Car comment appeler tant d’incertains vivants ?
Régis est chef décorateur dans le cinéma, et moi je vous écris, à ce qu’il semble. Encore un mot, qui me ramène à l’objet de ce blog. À cette diabolique crise écologique qui recouvre peu à peu le moindre espace, y compris intérieur. Si je me bats encore, si je crois toujours à l’improbable sursaut, et certains jours de fête, même au succès, c’est bien entendu grâce à mai 68. Ce printemps, qui dura chez moi dix ans, a montré ce que peut l’esprit lorsqu’il est décidé. Et nous avions cet esprit-là. Et nous étions quelques uns à être redoutablement décidés.
68 est le signe indiscutable qu’un destin peut être changé, et même bouleversé. En quelques jours, en quelques mois. Et je ne parle pas du seul destin des individus. Mais de celui d’un monde. Pour ma part, pour cette part de moi qui jamais n’a renoncé et jamais ne renoncera, mai 1968 est le plus beau souvenir que j’aurai jamais. Que les sycophantes passent leur chemin, car ce n’est pas le mien. Et que revienne le printemps des âmes !