Vous le savez peut-être, et même probablement : la crise alimentaire mondiale a fait passer le nombre (officiel) des affamés de 854 à 923 millions. Mais ces chiffres sont vieux comme la mort elle-même. La Banque mondiale prévoit pour cette année 44 millions de ventres creux supplémentaires. On en sera donc à 967 millions.
Et pourtant, elle tourne ? Oui, mais dans le mauvais sens. Rien n’effacera jamais l’infamie des derniers mois. Rien. Quand la crise financière n’avait pas encore vidé le bas de laine de ceux du Nord – nous -, nos sociétés faisaient la sourde oreille au cri des gueux. La France aura accordé autour de 900 millions d’euros d’aides fiscales à la criminelle industrie des biocarburants, pour la seule année 2008. Vous le savez si vous me connaissez un peu : qui soutient l’usage de plantes alimentaires pour faire tourner un moteur est un salaud. Un pur salaud.
Comparons ces 900 millions d’euros – pour la seule France – avec les promesses de toute l’Union européenne (UE), faites en avril 2008. En ce printemps maudit, les émeutes de la faim explosaient d’un bout à l’autre de la planète, et il fallait bien montrer son humanisme, n’est-ce pas ? L’UE avait en sa grande générosité débloqué en urgence 182,21 millions de dollars, qui s’ajoutaient aux 258 millions de dollars déjà promis. L’Europe démocratique envisageait donc de « donner » un peu plus de 440 millions de dollars à la misère du monde. Une misère, certes.
En juillet, la crise alimentaire s’aggravant chaque jour, l’UE portait son engagement à un milliard d’euros, à peine plus que les seules aides française aux biocarburants, qui ont été l’allumette jetée dans le baril de poudre. Mais même cela, elle ne l’aura pas fait. Avant-hier, lundi 10 novembre 2008 (ici), le commissaire européen au Développement a simplement dénoncé les subterfuges des bureaucrates qui nous représentent à Bruxelles. Des ruses pour ne pas payer. « Ce petit milliard d’euros est confronté à toutes sortes de prétextes institutionnels », a-t-il notamment déclaré.
Un milliard d’euros pour 27 États de l’Union, qui ne vient pas. Et 360 milliards d’euros pour la seule France, destinés à sauver de sa propre gabegie le système bancaire et ses parachutes dorés, qui seront eux trouvés. L’histoire de ce jour pourrait s’arrêter là, mais je viens de lire un article écrit depuis Shanghai (Chine) par deux journalistes du Washington Post, Ariana Eunjung Cha et Stephanie McCrummen (ici, en anglais).
Il est vraiment remarquable, car il raconte ce qui se passe, chose devenue rare dans les journaux. Je ne peux le résumer, sauf sur un point clé. La baisse des prix alimentaires, liée en partie à la crise financière – et aux bonnes récoltes annoncées en 2008 – ne règle rien. Au contraire ? Peut-être. Les deux journalistes relient par un fil précieux la politique chinoise et le sort du paysan kényan.
Pour protéger ses intérêts menacés par l’effondrement boursier, la Chine a commencé de prendre de fortes mesures protectionnistes. Elle qui exportait massivement des engrais dans les pays du Sud, vient d’imposer des taxes sur les ventes à l’étranger qui vont de 150 % à 185 % du prix de départ. Les engrais ne sortiront donc plus. Et le Washington Post constate les effets de cette décision au Kenya, où les paysans réduisent massivement leurs plantations. Le sac d’engrais est passé à 38 euros en quelques semaines.
Ce n’est qu’un élément d’un puzzle planétaire dont personne ne voit la totalité. Et qui me fait penser à l’indigence intellectuelle – et intrinsèque – des humains, de tous les humains. Quand la morue a disparu de Terre-Neuve pour cause de surexploitation manifeste, les autorités canadiennes ont décrété un moratoire, en 1993. Et ont attendu que les populations se reforment gentiment. Nous sommes en 2008 et la morue n’est pas revenue, car la totalité des écosystèmes sous-marins de la zone ont été bouleversés par la disparition d’un animal haut placé dans la chaîne alimentaire. Les niches écologiques libérées ont été occupées, et la situation qui prévalait ne reviendra pas.
De même pour le climat, ce diable sorti de sa boîte, et qui n’y retournera pas de sitôt. La crise alimentaire mondiale est une illustration de plus de la facilité avec laquelle l’humanité verse dans la pensée mécanique. On a faim ? On aide, en attendant que le marché rétablisse l’équilibre. En oubliant qu’un équilibre de cette taille et de cette complexité ne se rompt pas comme on coupe une tranche de pain. Des boucles de rétroaction tous azimuts se sont déployées à la surface de la terre, pour le très grand malheur de nos frères du Sud.
Je tire les phrases suivantes d’un article du Monde, paru le 15 octobre passé : « Cette aggravation de la sous-alimentation n’est peut-être qu’un début. “Ce que nous avons vécu cette année, avec les émeutes de la faim, n’était pas une crise, mais une alarme. Si crise alimentaire d’ampleur mondiale il y a, elle est devant nous”, estime Abdolreza Abbassian, économiste à la FAO. Car les marchés agricoles restent tendus, et la crise financière risque d’aggraver la situation ».
Vous ne rêvez pas. Nous n’allons pas vers les beaux jours des ventres rebondis. Oh non ! Dans ce même Kenya où les paysans vont droit au mur, la fondation Rockefeller finance une structure appelée African crops (ici). Laquelle souhaite entre autres diffuser des « connaissances » sur l’intérêt de nouvelles variétés. Et donc, bien sûr, lutter contre la faim. Mais ce n’est pas tout, car Bill Gates a lui aussi sa fondation, plus puissante, bien plus puissante que celle de Rockefeller.
Rassurez-vous, ils s’aiment. Et les deux monstres humanitaires soutiennent l’idée superbe d’une Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) dotée dans un tout premier temps de 150 millions de dollars (en français, ici). Je traîne comme un boulet ma réputation de pessimiste, mais j’assume. La crise alimentaire mondiale, le désastre en cours, le malheur universel ouvrent un boulevard à l’industrialisation de l’agriculture africaine, OGM compris. Ce n’est pas un complot, c’est une logique.