Quand j’avais vingt-deux ans, et pendant quelque temps, j’ai joué au go avec une telle intensité que je me rappelle encore, trente ans plus tard, certaines combinaisons. Je ne sais évidemment pas si vous connaissez. Le souvenir que j’en ai conservé est au-delà des mots. Soit un damier – le go-ban – formé de 361 intersections. Les pions noirs commencent toujours, suivis des blancs. Le jeu est la mise en scène d’une bataille militaire dans laquelle s’affronteraient deux corps d’armée.
On place des pions une fois, à une intersection, qu’on ne peut plus bouger. Et de la sorte se dessine peu à peu, sur le damier, un territoire convoité, disputé, mouvant, où chacun tente d’occuper un espace plus grand que celui de l’adversaire. On peut faire des prisonniers, mais tel n’est pas l’enjeu principal. Le but, c’est l’espace conquis, dont on fait soigneusement l’appréciation lorsque les deux adversaires estiment que la partie est finie.
Parmi les émotions les plus grandes de ce jeu, il y a l’incertitude. On peut croire un moment, qui parfois dure, que l’on a encerclé une part du go-ban, et que l’autre joueur est pris dans un piège dont il sortira affaibli. Et puis, dans un éclair, par le placement d’un seul pion, la situation s’inverse complètement. Autre joie inexprimable, celle d’accepter de perdre pour mieux gagner. Le go est un jeu de stratégie, pas de tactique. La meilleure des tactiques au service d’une piètre stratégie conduit au désastre. Il est aisé de se concentrer sur une partie, et de se voir déjà vainqueur, alors que le sort de la bataille se décide à l’étage supérieur, que vous avez stupidement négligé.
Le go. Un grand bonheur de jeunesse. En ce temps, je jouais surtout avec Xavier, chez madame Z., notre hôtesse de l’époque, qui était la mère de Sophie. Bon. Cela se passait au Vieux-Pays de Tremblay, non loin de l’aéroport de Roissy, et l’air, chargé de kérosène, était souventes fois orangé. J’aimais bien Xavier, bien qu’il fût héroïnomane et mythomane. Pour la drogue, ce n’était pas drôle pour lui. Pour le mensonge, c’était parfois pénible pour moi.
Enfin. Nous nous mettions vers neuf heures, le soir, dans la cuisine de madame Z, et nous commencions à jouer après avoir ouvert des bouteilles, fumant comme je fumais alors. Fumant comme le grand délirant que j’étais. La nuit entière passait, sans que jamais nous ne nous rendions compte de rien. C’est le jour, et ses vapeurs oranges, qui nous jetait au lit. Je ne travaillais pas. J’avais horreur du travail, et je n’ai pas changé vraiment, malgré les apparences.
Et alors ? Pourquoi mêler Sarkozy à ces grands souvenirs personnels ? Parce qu’il me fait penser à un désastreux joueur de go. C’est un tacticien habile, mais un lamentable stratège. Il est l’homme de l’instant, il est celui qui croit avoir niqué – un mot fétiche chez lui – le monde parce qu’il a placé quelques pions dans les coins qui retiennent son attention. Mais il est totalement incapable de concevoir, d’entrevoir, de situer les enjeux ailleurs qu’autour de sa personne. Il va donc perdre la partie, mais comme c’est la nôtre, c’est fâcheux. Notez que ceux qu’on dit d’en face sont aussi mauvais. Tous. Un bon joueur de go aurait déjà, par un magari audacieux suivi d’un wariuchi, réduit à néant les moyos que Sarkozy croit en sa possession. Après avoir occupé deux ou trois o-ba, il aurait lancé un retentissant atari. Atari, qui veut dire échec.
Je lis ce matin que notre président a décidé la construction d’un deuxième réacteur nucléaire EPR, à Penly. Sans discussion. Sans interrogation. En confiant les milliers d’années qui viennent à un partenaire privé, Suez, qui aura peut-être explosé en vol à la prochaine bourrasque financière. Sarkozy. Et tous ces prosternants.