Vous avez dû vous en rendre compte depuis le temps : les systèmes médiatiques ont besoin de ce que le jargon appelle des « bons clients ». Le bon client parlera bien dans le poste, avec une ou deux formules claires, sans éclaboussure s’il vous plaît. En télé par exemple, où la caricature atteint des sommets, un sujet de journal excède rarement 1 minute 30. Dans ce format, la pensée n’existe pas. Il faut idéalement avoir une gueule et faire mouche avec des phrases mille fois entendues et pourtant tournées comme si l’on vous offrait une première.
À ce jeu, la sélection est rude et sans appel. On n’invitera pas à nouveau quelqu’un qui s’y reprend à deux ou trois fois pour préciser une idée complexe. On raillera les bafouilleurs, ceux qui ont peur, ceux qui ne disent pas merci, ceux qui crient ou s’énervent. Cela vaut aussi, un peu moins, à la radio. Autrement dit, et vous le saviez, les personnages publics sont standardisés de manière quasi-industrielle. Même les quelques bouffons de service le sont.
Emmanuel Todd est « un bon client ». Je n’ai rien contre lui. Il m’indiffère. Mais on le voit dans quantité de gazettes, mais on l’entend régulièrement. Politologue, sociologue, historien, démographe à ses heures, Todd est associé pour le temps qui reste à cette formule utilisée par Jacques Chirac au cours de sa campagne électorale de 1995 : la « fracture sociale ». Todd avait utilisé cette expression dans un article que personne n’avait lu, sauf un obscur conseiller chiraquien qui l’avait aussitôt transmise à son bon maître. Lequel en avait fait le songe-creux de sa campagne pour les présidentielles.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien. Ce que l’on voulait. Ce que l’on entendait. Apparemment, cela aura marché. Jusqu’à quel point ? Nul ne le saura jamais. Pour comble, le mot n’était pas de Todd, mais de Marcel Gauchet, à qui il l’avait empruntée. Voyez l’admirable circuit : Todd utilise Gauchet avant d’être récupéré par Chirac, et la rumeur médiatique sacre le premier de la liste, qui n’a strictement rien fait pour mériter la récompense. Bah ! faut pas s’en faire pour si peu.
Reste que depuis, Todd est servi à toutes les sauces. On ne sait pas trop s’il est de gauche, d’une gauche volontiers patriote voire souverainiste, ou d’une droite gaulliste et populaire. Je vous avouerai que je m’en fous royalement. Le fait est qu’il passe à la télé, qu’il avait jadis son rond de serviette au journal Politis – peut-être encore, je ne sais – et qu’il est constamment sollicité pour dire de quoi le monde de demain sera fait. Un dernier détail qui n’en est pas un, avant d’en venir à l’essentiel : Todd est entré au Parti communiste en 1968, alors que les chars staliniens écrasaient le Printemps de Prague. Il semble donc qu’il lui arrive de se tromper.
En tout cas, il n’est plus communiste, je vous rassure aussitôt. Il y a quelques jours, le journal Le Monde organisait en grandes pompes un débat comme il les aime. Creux comme un authentique tambour, ennuyeux jusqu’à s’endormir devant les lignes. Car bien sûr, je n’y ai pas assisté. Je me suis contenté d’en lire le compte-rendu, qui m’aurait d’ailleurs échappé si on ne me l’avait pas signalé. Le débat, comme c’est étrange, rassemblait plusieurs personnages que j’ai eus à présenter ici, de la manière un peu voyoute qui est la mienne. Chantal Jouanno, secrétaire d’État à l’écologie, était là, la pauvre. Érik Orsenna était là. Jacques Attali – si, lui – était là. Et Todd aussi.
À un moment, du haut de sa notable intelligence d’excellent élève, Emmanuel Todd a dit exactement ceci : « Le problème, aujourd’hui, ce n’est pas la disparition des abeilles, c’est la disparition des emplois ! ». Au premier abord, je vous avoue que j’ai pensé du mal de notre politologue. Peut-être ai-je lâché dans le silence de mon antre : « Quel con ! ». Mais je vous assure que je me suis repris. Car ce n’est pas de la connerie, du moins je ne pense pas. C’est une illustration flamboyante de ce qu’est la classe intellectuelle en France. Ces gens, tous ces gens pensent, certes plus ou moins bien, mais à l’intérieur d’un petit bocal de verre où ils se tiennent chaud. Ce bocal, c’est un paradigme, qui est le cadre général de la pensée en 2009.
On y trouve toutes les données d’un monde qui disparaît, dominé par le souvenir du progrès sans fin et sans but, l’exaltation de l’individu, l’illusion d’une aventure humaine sans limites, l’habitude de débats sans le moindre intérêt. Par exemple : faut-il que la Turquie entre dans l’Union ? Obama nous sauvera-t-il du krach final ? Avons-nous besoin d’un président européen ? Enverra-t-on des troupes en Afghanistan ? Jean-Claude Trichet est-il un bon banquier ? La CGT gardera-t-elle la majorité à la SNCF ? La liste est si longue que chacun peut s’amuser chez soi à la poursuivre.
Emmanuel Todd ne comprend pas, en tout cas, que la disparition des abeilles signifie que tout a changé. Que la terre n’est plus la terre. Que les menaces sur la vie même commandent de tout repenser. De sortir pour commencer la tête du bocal, où tout le monde vous connaît, pour affronter les vraies difficultés de l’univers, où vous n’êtes plus qu’un être parmi d’autres. Mais il ne le fera pas. C’est trop tard pour lui et la plupart des autres. Todd, s’il avait la moindre idée de ce qu’est devenu le monde, aurait précisément dit : « Mais attendez, de quoi discutons-nous, au juste ? Le problème, ce n’est pas la disparition des emplois. C’est la disparition des abeilles ! ». Et il aurait été grand, et il serait devenu en une seconde un penseur authentique. Au lieu de quoi il est et reste un « bon client » du bazar médiatique. Ma foi, on voit qu’il y prend plaisir. Toujours ça de pris.