(À la demande générale de Raton et de Hacène, je me dois d’écrire ici que les aventures de tata Thérèse ne sont pas terminées. Il reste dans les placards quelques histoires vraies, dont une si hénaurme que je n’aurais pas été capable de l’inventer. Qu’on se le dise donc, tata va revenir. Pas tout de suite, parce que je n’ai pas le temps, et ce qui n’a pas été écrit, je ne vous le fais pas dire, ne l’est pas encore.)
So what ? Je passe aux aveux, car il est temps, plus que temps. J’ai écrit un roman policier qui sort ces jours-ci – ou qui est sorti, je ne sais pas trop – aux éditions Fayard. Pour mettre d’emblée de côté les rieurs que j’ai repérés parmi vous, sachez que la collection Fayard Noir abrite aussi Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel. Ce n’est pas une blague : moi, à côté de lui, dans la même collection.
Bon. Contrairement aux apparences, cet avis n’est pas publicitaire. Je ne cherche pas à vous faire acheter un livre qui, je vous le précise aussitôt, n’est pas consacré à la crise écologique, obsession souveraine de mes jours et de mes nuits. Mais franchement, je ne pouvais quand même pas cacher que j’ai écrit ce livre. Si ? Bon, c’est fait. Il s’appelle Le vent du boulet. De quoi parle-t-il donc ? De la France, je crois. D’une certaine France qui existe bel et bien, selon moi en tout cas. Pour ne pas non plus paraître ingrat avec vous, qui me lisez avec plus ou moins de patience et d’indulgence, je vous donne en excusivité mondiale, ci-dessous, le prologue de ce roman-là. Ma mission est accomplie, et du même coup, elle est terminée. Le bonsoir.
PROLOGUE
Voilà. On est le 17 avril, je suis vivant. Si on veut. Cela fera bientôt un an qu’un ami a franchi ma porte, rue Lesage, Belleville, Paris, France, pour me rendre service. J’espère qu’Antoine De Bei regrette certains jours de ne pas être devin : il m’aurait laissé dépérir. J’aurais préféré peut-être, que tant souffrir.
Je vais mieux. Si. J’ai arrêté tous les médicaments dès octobre, au cul la chimie, et je n’ai jamais repris l’alcool, sauf en de rares occasions, quand le pleur menace, quand Antoine m’invite chez lui, et les deux fois où j’ai couché avec Maureen. La gauloise est toujours ma forteresse d’antan, la gardienne de mes prisons, elle s’agite en ce moment sous mes yeux.
Je suis encore vivant, c’est déconcertant. Je ne suis pas sûr de pouvoir compter dessus bien longtemps. Que s’est-il passé depuis la fin de l’été passé, quand j’ai échappé à ce bastringue ? Commençons par les morts, peut-être. Monsieur Ahmed Kebbour n’a toujours pas été retrouvé, selon Antoine, qui suit de près l’actualité locale. À l’heure qu’il est, que retrouverait-on de lui ? Ses dents jaunes ? Son haleine de rat ? Oublions.
Monsieur Christian Mathieu a officiellement été tué par un cambrioleur. La police n’a pas même cherché la vraisemblance, à croire que c’était au-dessus de ses forces maigrelettes. Un voleur chez un collectionneur de poids et haltères ? Retrouvé quasiment à poil, ses vêtements éparpillés autour de lui, sa silhouette musculeuse criblée de trois impacts de balles ? Lui, l’ancien parachutiste d’exception, se serait laissé surprendre puis descendre comme un loulou de Poméranie ? Quelle belle enquête, et quelle jolie conclusion ! La police est grande, quand elle le veut.
L’amie de cœur de Popeye, une certaine Nicole N’Diaye, Sénégalaise selon le journal La Provence, aurait vu le meurtrier. Il aurait vingt-cinq ans, il aurait des lunettes, il aurait une casquette. Tout moi. Je me suis demandé pourquoi elle avait raconté de telles conneries, je me le demande encore. J’ai osé penser qu’elle était soulagée de ne plus sucer la queue de Popeye. J’ai osé.
Concernant les noyés de force, j’ai été surpris par la conclusion de l’enquête. Hartmann n’a pas abdiqué, il a œuvré, comme il avait promis. Il a fait son travail, en partie du moins. L’autopsie n’a pas été préfabriquée, elle a démontré que les poumons des deux plongeurs de Port-Cros contenaient de l’eau douce, qui se rencontre peu en haute mer. Je parviens désormais à écrire sans trop trembler que des petites ordures leur ont trempé la tête dans un quelconque récipient. L’enquête continue, bien qu’enlisée, bien que perdue dans le désert en plein soleil, car elle a été ouverte pour assassinat.
Du côté des vivants, Lando ne veut plus entendre parler de rien, et je le comprends. Du reste, à l’entendre, il n’a jamais fait la moindre analyse. Le genou de Kijo ? La machine s’est trompée, ou c’est lui. Stop, de toute façon, stop s’il vous plaît, stop. Stop est l’un de ses mots préférés, dans cette nouvelle étape de sa pauvre vie. La nénette qui l’accusait de l’avoir gravement tripotée a retiré sa plainte, et Lando parle d’exil. Il ferait mieux.
Kijo, justement. Je viens de recevoir une petite carte de lui, avec un couple d’amoureux de Peynet au recto. Il dit qu’il est heureux, que sa copine attend un petit. Une petite, en fait. Il a quitté sa supérette, il parle d’un BTS d’horticulture, il parle des Alpes-de-Haute-Provence. Pierre-Henri est bien allé au Canada, voir son frère installé là-bas, mais il n’en est pas revenu. Ou plutôt, il est repassé chez lui pour tout bazarder, personne autour de lui n’a compris. Il a vendu la maison, fermé le cabinet, il a rendu son tablier trop maculé. Je l’ai vu, et je dois l’aller visiter là-bas, à Trois-Rivières, où il travaille dans un hôpital. Il dit qu’il est soulagé, que le Québec est grand, que le Québec est libre. Il adore New-York, qu’il rejoint certains week-ends en avion.
Le Philippe à Marina, l’ancien Philippe à Marina a fini par m’écrire une longue lettre fin novembre. Auparavant, on s’était écharpés au téléphone, je lui aurais bien balancé un ou deux coups de boule, mais à distance, ce n’est pas évident. Dans sa lettre, il était calmé, apaisé pour de bon, et me donnait du cher Fred. Si. Il prétendait être en plein deuil, mais ajoutait qu’il fallait se tourner vers la vie. N’est-ce pas, mon cher Fred ? Je n’ai pas répondu, je crois bien que j’ai déchiré la lettre. Depuis, j’ai su par Pierre-Henri et son ancien réseau local qu’il s’était marié. C’est donc ainsi qu’il oublie. Requiescat in pace.
Antoine semble normal en tout point. Il rit. Il continue de bien aimer Domi, sa femme, bien qu’elle soit un peu chiante sur les bords. Je ne parle pas pour moi, cette fille a toujours été adorable à mon endroit. Antoine rit, Antoine aime, Antoine plaide. Il a récemment, en février, défendu Jean-Paul, un ami commun, un éditeur qui n’hésite pas à prendre les risques qu’il faut. Une sombre histoire de rétro commissions, concédées par l’Algérie dans le cadre d’un vaste contrat gazier, et dénoncée dans un livre au napalm. Jean-Paul et son auteur, un Algérien courageux, ont emporté le morceau grâce à une ruse de guerre, une faille formelle dénichée au dernier moment par Antoine. Il semble normal, mais les rares fois où l’on a abordé ensemble les événements passés, sa voix a flotté, son œil a cherché la fuite au loin, il a eu des soupirs pesants. Il a peur. Voilà, la chose essentielle est dite. Antoine semble normal, mais il a peur. Pour lui peut-être, et pour sa famille, sûrement. Il voudrait que l’affaire soit vitrifiée, enterrée pour 300 ans au cimetière de La Hague, au milieu de déchets électronucléaires, voilà ce qu’il voudrait, j’en suis bien certain. Rarement, mais tout de même, il parvient à m’arracher un rire d’avant.
Maureen vit sa vie, regarde Charwa, sa pousse, commencer la sienne dans les éclats de rire, Maureen a un amant, ce n’est pas moi. Elle m’a lancé des appels de phare jusqu’en janvier, par là, on s’est retrouvés au lit deux fois, je me répète, mais je l’ai envoyée promener, une fois de plus. Et donc, elle a un jules, un mec que j’aimerais bien détester, mais ce salopard est si gentil avec elle que je n’y parviens pas. Putain, comment fait-il ?
Charwa m’a sauvé la vie, elle a planté des fleurs autour, et des rires, et des instants de bonheur. Je n’ai cessé de la voir, je propose sans arrêt à Maureen de la garder dans la journée, d’aller la promener, de la sortir, merde, je suis attaché par les fibres, je n’en reviens pas. Certains matins, je regrette, oh comme je regrette d’avoir refusé, avec Maureen. Trop tard.
Angelica m’envoie des mots, des flots. Je ne lis pas tout, car à chaque fois, je suis embarqué pour deux jours, la tempête souffle de bas en haut. J’aime cette femme, à un point qui m’inquiète, mais il faut 900 km entre nous, c’est mieux. On s’est téléphonés deux ou trois fois, elle est passée en coup de vent gargantuesque à Paris, je l’ai menée chez un Chinois. Ce jour-là, tout était d’un calme étrange. Elle continue de pleurer. Et Ange boit.
Hartmann m’étonne. Un peu avant Noël, je me suis autorisé à l’appeler au travail, je voulais ajouter deux ou trois phrases au merci du jour de mon départ. Il a été laconique au possible, réfrigérant, mais m’a recommandé d’attendre de ses nouvelles. Le mystère. Dès le lendemain, dans ma boîte aux lettres de la rue Lesage, il y avait un petit mot avec une courte phrase : « Pour continuer la conversation, appeler à 17 heures précises, d’une cabine publique éloignée ». Il y avait un numéro de portable à la suite. À dix-sept heures, j’ai appelé depuis une cabine au coin du Cirque d’Hiver, et de l’autre côté, on se doute, Hartmann. J’ai pu me libérer d’un peu de ma dette avec des phrases méditées et sincères.
Hartmann est un homme exceptionnel, pas la peine de chercher plus loin le compliment. Je le lui ai dit, à ma manière louche. Il m’a servi quelques sentences, mais aussi demandé des nouvelles de ma santé, j’étais touché plus que je ne saurais dire. Il a affirmé pour finir, en montant sur ses grands chevaux, que l’enquête sur les noyés de Port-Cros se poursuivait, et qu’elle se poursuivrait. J’ai gardé mes doutes pour moi.
Quant à moi, je vis, je vivote, je vis. En échange de menues conneries écrites, dont des corrections, Jean-Paul, l’ami éditeur, me délivre un petit salaire qui me suffit, d’autant que je ne paie rien pour la rue Lesage. Il n’est pas exclu, comme j’en avais la vague intention l’an passé, que je tente de coucher avec la voisine d’en face. Le mois d’avril recommence, bientôt mai, tout n’a pas disparu dans la vaste trappe des jours. Rien n’a disparu. Je pense à Marina Lourens, je rêve d’elle.
N’oublions pas la haine. Il ne faut pas haïr, dans une belle société pacifiée comme la nôtre. C’est barbare. Je suis un barbare qui n’oublie ni ne regrette rien. Ni Kebbour, ni Mathieu. Je suis un barbare qui se réveille la nuit quand il rencontre dans l’eau froide le visage d’hommes jamais vus. Je suis un barbare qui pense à la vengeance. On verra bien. Patience.