L’industrie du mensonge, mes aïeux, c’est la publicité. Elle est la reine, celle sans laquelle la presse disparaît, à quelques titres près. Les journalistes et la plupart de ceux qui les lisent n’imaginent même plus des magazines ou des quotidiens qui n’inciteraient pas à acheter la dernière merde disponible. Je dois dire que la connerie universelle semble s’être concentrée en ce point. Et quelques autres, d’accord.
La pub ment en substance. Le mensonge lui est respiration. Elle ne peut pas dire le vrai, qui d’ailleurs, dans l’univers industriel, n’existe pas. En quoi, et pourquoi un yaourt de fabrique serait-il meilleur qu’un autre ? Ce qui compte, c’est la force de frappe, la force brutale et financière de qui vient déposer sa valise de billets sur la table du patron de journal. J’évoque cette image désuète de la valise, car dans l’entre-deux guerres, quand l’Italie fasciste – ce n’est qu’un exemple – voulait acheter la « ligne » éditoriale d’un grand journal parisien, elle envoyait un sbire, avec valise. Et la messe était dite : pendant six mois, dix ou douze, en fonction du tas de billets, ce grand journal parisien dirait du bien de la diplomatie mussolinienne. Ou de l’assèchement des marais pontins.
Aujourd’hui, qui est moderne, la valise ne se fait plus. On achète, fort cher, des pages de pub sans lesquelles la « presse libre » meurt. C’est charmant. J’imagine un roman de Zola raconter cela, ce moment du monde où bascule un univers au profit d’un autre, façon Au bonheur des dames, que je tiens pour un monument documentaire. Selon une étude toute récente (ici), qui porte sur l’ensemble de la presse française, la pub représente près de 44 % du chiffre d’affaires global. Encore, et mystérieusement, ce travail ne rend-il pas compte des innombrables aides publiques à la presse. Si j’ajoute ceci, c’est simplement pour écrire que l’acte d’achat du lecteur lambda est devenu second. Ce n’est plus la lecture qui fait le journal, c’est le reste. On a le droit d’appeler cela une révolution. Ou bien une gigantesque involution, comme on voudra.
Quoi qu’il en soit, je suis le témoin direct de pratiques communes et même banales. Attention ! Je me suis toujours tenu fort loin de cet univers infâme. Mais je mentirais grossièrement en assurant que je n’ai rien vu, rien su. Tu parles ! C’est le secret le moins bien gardé du monde. Jadis, dans un journal féminin, les rédactrices se faisaient envoyer les cadeaux des entreprises à leur domicile, avec l’accord de la rédaction-en-chef, car cet amas quotidien aurait asphyxié en une demi-heure l’accueil du journal. Et donné une mauvaise image des pages pratiques à ceux, dont moi, qui n’en croquaient pas.
La vérité globale de ce système ne peut être connue, car ceux qui pourraient et devraient nous en informer sont les premiers à en profiter. Vous vous souvenez sans doute du récent scandale qui s’est abattu sur les parlementaires britanniques. Eh bien, je gage qu’on en apprendrait autant sur les habitudes journalistiques françaises si de vraies enquêtes avaient lieu. Les spécialistes de la bagnole roulent gratis dans de gros engins offerts à l’année par les constructeurs. Les journalistes en charge du tourisme ne paient pas un billet d’avion. Ceux qui suivent les affaires de santé se retrouvent par miracle dans des colloques à Hawaii. Et une infinité d’accords et de partenariats gangrènent les rapports entre information et commerce. Je dis bien : une infinité.
Aucun sociologue ne semble avoir écrit le grand livre que cette situation de corruption imposerait. Je parle de corruption de l’esprit avant tout, de biais constants dans l’analyse, qui doivent échapper souvent au commettant, d’autocensure permanente. La vraie censure directe, que j’ai eu l’honneur de connaître plus d’une fois, est rare, et rarement nécessaire. Le journaliste ordinaire est un bon soldat de l’ordre commercial.
Tout cela ne serait encore (presque) rien. Oui, vous avez bien lu. Ce ne serait rien sans la formidable contradiction entre la promotion publicitaire de millions d’objets inutiles et la si vitale critique du monde existant. Il ne peut y avoir cohabitation des deux sans soumission totale de l’une à l’autre. Qui dépend pour vivre de la défense et illustration du nucléaire, des Porsche, des montres Chauvet, des biocarburants, des meubles Ikéa, des voyages en Papouasie Nouvelle-Guinée ne peut ni ne pourra jamais donner les clés qui permettraient de comprendre la destruction en cours.
Je prétends que les journaux, du plus banal au plus exigeant, ne peuvent que logiquement défendre ce qui leur permet de vivre. Et j’ajoute aussitôt que cela est INÉVITABLE. Inutile de tirer sur le pianiste, car ce n’est pas lui qui a écrit le morceau. Sauf à imaginer des êtres totalement schizophrènes, on ne peut attendre des journalistes qu’ils recherchent sérieusement la cause de ce qui ruine tout, mais les nourrit. Autrement dit, il n’y a rien à faire.
Ou plutôt, il faut se convaincre une fois pour toutes que la publicité et l’information s’excluent l’une l’autre. Définitivement. Et que l’objectif est bien de créer, dès que cela sera possible, des journaux sans aucune publicité. Je sais Le Canard Enchaîné et Charlie, sur lesquels je réserve mes commentaires. Mais de toute façon, je parle de la presse en général, de ce système qui permet, ou non, de savoir comment tourne le monde. Et ce système est totalement vérolé, au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Par force.
Moi, je plaide pour une Constitution qui reconnaîtrait aux membres de notre société le droit d’être informés librement. Qui interdirait toute intrusion du capital industriel dans celui des journaux. Qui proscrirait à tout jamais l’immonde affichage commercial dans la presse, et qui la dénature en profondeur. Écrivant cela, suis-je un doux rêveur ? Oui et non. Oui, car le présent comme l’avenir prévisible appartiennent à ces innombrables ruffians. Non, car je sais qu’une secousse historique, comme celle qui permit la rédaction des ordonnances de 1944 est toujours possible (ici ).
En cette année 1944, tandis que les infinies crapules de la presse de Vichy se terraient en France ou partaient se planquer à Sigmaringen, Albert Bayet, président de la Fédération nationale de la presse française déclarait sans faire éclater de rire quiconque qu’il fallait « éliminer définitivement la presse pourrie et instituer un nouveau régime grâce auquel la presse patriote, affranchie de la puissance de l’État et de l’argent, pourrait se vouer exclusivement au service désintéressé des idées ». Vous me direz certainement ce que vous en pensez. Moi, j’y crois (en enlevant ce mot de patriote, qui sent la naphtaline). Mais il faudra que cela secoue, et beaucoup.