Le hasard d’un voyage en train m’a permis de lire l’hebdomadaire Marianne, que je n’ouvre pas d’ordinaire. Et d’emblée, je veux dire sans prévenir, un (modeste) chef-d’œuvre. Jean-Pierre Chevènement, ancien ponte socialiste, ministre récidiviste, se trouvait interrogé par deux journalistes en page 50.
Chevènement, je le dis pour les jeunes et tous ceux, plus nombreux encore, qui s’en foutent, Chevènement a puissamment aidé Mitterrand à s’emparer du parti socialiste en 1971. Dans ces années-là, le monsieur incarnait l’aile gauche de ce parti, dans une version quasi-insurrectionnelle mais surtout ridicule. Il avait fait l’ENA, abondamment copiné dès les années 60 avec Alain Gomez, qui dirigerait l’entreprise Thomson – missiles et autres beautés, commissions liées aux fameuses frégates de Taïwan – entre 1982 et 1996. Ce n’est pas une anecdote, car Gomez et Chevènement ont monté de concert leur petite entreprise interne au PS, connue sous le nom de Ceres.
Grossièrement, de 1970 à 1981 au moins, Chevènement, pour achever de se rendre sympathique, mangeait dans la main des staliniens, dont on a depuis beau temps oublié quelle loi ils faisaient régner là où ils commandaient. Chevènement est l’un de ces « grands hommes » de la gauche gouvernementale en France. Il est aussi de cette race patriotarde que j’ai toujours eu en horreur. Bien qu’un procès d’intention soit toujours condamnable, je m’en autorise un à son endroit. Rétrospectif, en outre ! Eût-il été « socialiste » en 1914, je crois bien qu’il n’aurait pas hésité une seconde à signer du sang des autres le pacte d’union nationale qui régna en France pendant toute la Première Guerre mondiale. Et même si j’ai tort – et j’ai tort d’imaginer ce qui n’est pas arrivé -, il demeure certain que Chevènement aura toujours pleurniché sur la France, même quand il bombait le torse en même temps.
Baste ! L’homme qui voulait rompre avec le capitalisme en 100 jours – nous étions en 1981 -, cet homme-là, revenu de tout et rejeté de partout, était donc interrogé dans le numéro 649 de Marianne. Je cite : « J’ai un désaccord philosophique fondamental avec les Verts. Ils pensent, comme Malthus, que le monde est trop petit pour l’homme. Or, les prophéties de Malthus au début du XIXe siècle se sont révélées fausses. Je crois en la raison de l’homme, en ses capacités d’invention et de créativité (…) Je me situe dans l’héritage rationaliste des Lumières, je combats l’obscurantisme et la technophobie ».
Je vous avais prévenu, c’est un chef-d’œuvre, aussi modeste soit-il. Tout y est, aligné comme un des ces rangs militaires qu’affectionne tant Chevènement. Il s’agit d’un concentré d’idéologie comme je n’avais pas lu depuis longtemps. Malthus ! Est-ce malin ! Chevènement est l’un de ces politiciens, dans la lignée des Rocard et Sarkozy, qui n’ont pas lu une ligne des centaines de livres sérieux consacrés depuis cinquante ans à la crise écologique. Il ne s’agirait, pense cet affreux nigaud, que d’une joute philosophique. Du bon côté, la raison, les Lumières, la majestueuse aventure humaine. Et de l’autre, les ténèbres, la caverne des origines, au mieux la bougie.
Comment une telle chose est-elle possible ? Oui, je vous pose la question : comment est-ce possible ? Si Royal avait gagné en 2007, cet homme ignorant tout de l’essentiel serait probablement devenu son Premier ministre. Probablement. Après Jospin. On sait peut-être que ce dernier et Chevènement se détestent. Il est sûr, de même, que Rocard et Chevènement vomissent l’un sur l’autre depuis plus de 35 ans. Tous réunis, ils incarnent à la perfection le mouvement socialiste dans sa soi-disant diversité. Moi, je vais vous dire : un fil rouge réunit cette pauvre bande en déroute.
Ce fil rouge, c’est l’indifférence radicale au sort des écosystèmes, et partant de ceux qui dépendent d’eux pour survivre. Tous, je dis bien tous : Fabius, Aubry, Bartolone, DSK, Hollande, Montebourg, Peillon, Royal, Rocard, Jospin, Chevènement et 100 autres, tous se moquent éperdument de la crise écologique. Et ils s’en moquent pour la raison simple qu’ils ignorent tout de son existence. Jamais ils n’ont pris le temps d’une lecture approfondie, d’une rencontre salvatrice, jamais ils ne changeront. Ou alors quand nous aurons tous la tête sur le billot.
Le mouvement socialiste, que j’envoie au diable dans sa totalité, a connu en France nombre d’heures misérables. En 1914, quand il accepta la boucherie. En 1936, quand il refusa d’armer la République d’Espagne. En 1956, quand il déclencha cette si belle opération militaire de Suez. De 1954 à 1958, quand il lança la France dans la guerre d’Algérie, acceptant sans broncher la torture de masse alors même qu’il était au pouvoir.
Quant à 1981, chacun peut se faire une idée. Voici la mienne : ce mouvement, qui prétendait changer la France, a en fait réhabilité le capitalisme et ouvert la voie, comme jamais, au pouvoir des transnationales. Tout occupé à manipuler le mouvement des jeunes immigrés, il a laissé s’enfoncer la banlieue dans un ghetto dont elle ne sortira pas de sitôt. Du côté de l’agriculture, les Nallet, Cresson, Glavany, Rocard – déjà – se sont couchés au pied des lobbies, moquant ouvertement la bio, qu’ils avaient l’opportunité historique de propulser enfin. Je ne développe pas davantage à propos des tapis rouges dépliés sous les pieds de la Françafrique, ni sur l’ignoble soutien apporté aux génocidaires du Rwanda.
À quoi bon se faire du mal ? Chevènement fut le prophète de ce mouvement-ci. Il demeure son porte-voix, même s’il n’en fait plus officiellement partie. Entre eux et moi, entre eux et – je l’espère – une notable partie d’entre vous, il y a un abîme, il y a des abysses qui ne seront jamais comblés. Pour avancer, il faudra passer. Au-dessus d’eux. Par-dessus leur insondable insignifiance.