Pour Christian Berdot, évidemment.
Comment arrivent les souvenirs ? Il me semble que c’est sans prévenir. Je viens en tout cas de penser à l’Eyre. À la Leyre, quoi. Vous savez tous où c’est et ce que c’est, mais je vais faire comme si vous n’aviez jamais vu ce fleuve des Landes. Car c’est un fleuve. Dans nos Landes à nous. Quand j’avais quinze ans, j’ai pagayé le long de ses rives, bordées d’une forêt-galerie comme au Congo, comme du côté de l’Amazone. À cette époque, une papeterie balançait ses vomissures blanches directement dedans, et je me souviens de la douleur éprouvée à traverser cette puanteur, juste avant le bassin d’Arcachon. Je me souviens aussi que, le plus souvent, je chantais à tue-tête. Je chante souvent à tue-tête.
Mais ce n’est pas ce fragment-là qui est venu à moi ce samedi, mais un autre plus récent, qui date de mars 1995. J’étais seul, du côté de Saugnacq-et-Muret. On ne peut pas réellement parler d’une métropole. De là, l’Eyre est à un jet de pierre, si vous avez de la force dans le bras, tout de même. Le pont de Saugnacq était pratiquement sous les eaux déchaînées du (petit) fleuve. Croyez-moi, une furie aussi brune que celle-là, vous n’en trouverez pas beaucoup en France. Sans mentir, le niveau de l’eau devait être au moins trois mètres au-dessus du cours habituel. Et limoneux, avec cela. Comme tourbeux. À se demander d’où la Leyre pouvait prendre tout cela.
Deux mots sur elle. Sur lui. Sur l’eau, dame. L’Eyre est un fleuve de moins de 120 km de longueur, qui traverse la forêt de pins maritimes plantée sous Napoléon III. Auparavant, du temps de la sauvagerie, les bergers locaux occupaient, de loin en loin, sur la (vraie) lande, des métairies. Comme le pays était plein de marais, comme il fallait surveiller des brebis qui s’étendaient à l’infini de l’horizon, il fallait parfois se hâter, il fallait parfois voir loin. D’où ces fabuleuses échasses sur lesquelles se postaient les bergers. Ainsi tchanqués, ils allaient, ils vaquaient, ils couraient même, dans l’eau si nécessaire. Imaginez-vous ? Soit dit entre parenthèses, pour faire des échasses, il suffit, de nos jours encore, de tailler pour chaque jambe une escaça en bois, une tige sur laquelle on fixe un paousse pé, c’est-à-dire un repose pied. Et en avant !
Moi, j’ai une véritable affection, bien que lointaine, pour ce pèc de Félix Arnaudin, ce fou comme on l’appelait bien évidemment. Il était né en 1844 à Labouheyre, dans ces landes prodigieuses d’antan. Comme ses parents étaient des petits propriétaires terriens, il fut envoyé au collège à Mont-de-Marsan, où il apprit des choses qui devaient plus tard lui servir. Félix aurait pu être con, ainsi que tous les autres ou presque, il aurait pu croire aux fadaises de son époque, mais non. Non, absolument non. Il aimait de toute son âme généreuse les espaces immenses couverts de molinies, de bruyères et d’ajoncs, de bosquets de chênes, de fougères. Et il aimait également ce peuple qui avait mis au point un système pastoral parfaitement viable. Pour lui.
De la ville, de Bordeaux, de Paris, cette vaste étendue sableuse couverte de moutons et d’analphabètes sonnait comme un vibrant reproche adressé aux adeptes du progrès. On ne pouvait tolérer une telle arriération. Pas en 1857, date à laquelle cette andouille de Napoléon III lança ces travaux géants de drainage, puis de plantation d’une forêt désespérément uniforme de pins maritimes. Arnaudin, qui était devenu sur le tas linguiste, folkloriste, photographe, poète, écologiste avant l’heure, pleura toutes les larmes de son corps sans pouvoir arrêter la machine. Alors, pour qu’au moins on se souvienne qu’il y avait là une civilisation, il prit des clichés. Environ 2 500, je crois bien. Parallèlement, il rassembla quantité de contes, de chants anciens, de souvenirs précieux, en ethnologue. En témoin déprimé de la disparition d’un monde. La photo ci-dessous évoque ce qui a été perdu, qui n’intéresse évidemment personne.
Cet autre document montre que nous avions naguère, il y a si peu de temps derrière, nos sociétés premières. Et que nous les avons sacrifiées sur l’autel du néant :
La dernière photo, ci-dessous, décrit comment, dans la lignée d’un ingénieur imbécile appelé Jules Chambrelent, la forêt de pins s’apprête à tout engloutir. Bientôt la monoculture, les engrais, les pesticides. Bientôt la mort.
Revenons-en une minute à ma balade de mars 1995. L’Eyre était donc en furie. En crue. Pour l’essentiel, son lit et ses berges sont tout ce qui reste des merveilles passées. Ce jour de mars, je peux vous jurer tranquillement que j’ai éprouvé de grandes joies à chuter – à deux reprises au moins – dans de vastes trous d’eau camouflés par des herbes. Je me rappelle un combat de cerfs entre deux chênes. Le premier, jeune encore, qui dérivait sur l’eau brune, avait emmêlé son ramage dans les branches d’un second, encore amarré à la rive droite du fleuve. Cela cognait, et dur. Han ! han ! Je suis parti avant d’avoir assisté à la séparation forcée. La Leyre montrait son poitrail et ses muscles à chaque pas. Elle avait englouti depuis longtemps le chemin que j’avais espéré suivre, et s’attaquait aux menthes, au chanvre d’eau, aux renoncules flammettes qui bordaient les fossés voisins.
Un peu plus tard, près des ruines du moulin de Lafon, j’ai vu un brocard – un chevreuil mâle – qui remontait après avoir bu son soûl dans le ruisseau. Un ruisseau qui n’était que méandres calmes, s’écoulant lentement sur fond de sable blond. Les osmondes royales montaient une garde toute placide, deux bergeronnettes attendaient mon départ pour, elles aussi, aller se désaltérer. Mais où était la Leyre survoltée ? Mais où était passé le monde ?