Avant que j’oublie, un livre formidable. Demain commence aux Pays-Bas le procès du Probo-Koala, un cargo maudit. Parmi les mis en examen figurent le capitaine du navire, la transnationale Trafigura, la ville d’Amsterdam et la société APS. On leur reproche d’avoir participé, peu ou prou, à un trafic de déchets à destination de la Côte d’Ivoire. C’est là, le 19 août 2006, que sont déchargés du Probo 528 mètres cubes de déchets plus ou moins liquides, que des camions, affrétés dans de baroques conditions, doivent aller déverser dans l’immense décharge d’Abidjan, Akouédo. Située à une quinzaine de kilomètres du centre-ville tentaculaire, dans un ravin naturel, ouverte sans l’ombre d’une autorisation en 1965, elle met fatalement en contact ses jus avec la nappe phréatique, la lagune qui s’insinue entre les deux parties d’Abidjan, et l’océan proche.
La folie n’est plus très loin. Que contenaient les cuves du Probo ? Officiellement, des eaux de nettoyage souillées – à peine – par des hydrocarbures. En réalité, c’est beaucoup plus grave, infiniment plus dangereux. L’odeur des déchets est suffocante, oppressante, résistant à tout. Des chauffeurs refusent de charger, d’autres s’enfuient après une seule tournée, et les riverains réagissent aussitôt. Habitués pourtant aux pires horreurs déversées sur les 150 hectares de la décharge, ils protestent dès avant la fin des déversements. Ils bloquent des camions, menacent et tempêtent.
L’opération n’ira pas jusqu’au bout. En tout cas, pas à Akouédo. On retrouvera plus tard une dizaine de dépôts sauvages qui paraissent entourer la capitale de la Côte d’Ivoire. Certains chauffeurs ont balancé leur chargement dans des fossés, des forêts, au bord des routes, partout où ils ne risquaient pas le flagrant délit. Commence un drame sanitaire mêlé d’une psychose collective qu’il n’est pas difficile de comprendre. Car il y a des morts. Des malades. Des intoxiqués par milliers. Des angoissés par dizaines de milliers. Mais que s’est-il passé ?
C’est ce que racontent Bernard Dussol – de l’émission Thalassa – et Charlotte Nithart, de l’association écologiste Robin des Bois, dans un livre (Le cargo de la honte, Stock, 260 pages, 18,50 euros). Un troisième homme, qui ne signe pas, a mis la main à l’ouvrage, lui donnant une patine singulière. Cet homme, je le connais, car il s’agit de Jacky Bonnemains, fondateur de Robin des Bois. Le livre pourrait être seulement intéressant, mais il est en fait passionnant. Jacky, en effet, connaît admirablement l’univers des déchets et du transport maritime. Mieux que la plupart des spécialistes, très cloisonnés dans leur savoir. L’addition de ces connaissances et d’un travail de terrain parfait, en Côte d’Ivoire, de Dussol et Charlotte, marque une grande réussite.
Je ne vais pas tout raconter. Sachez que les auteurs ont pris le parti d’une sorte de « romanquête ». Le genre est justement contesté depuis que BHL s’en est servi pour ses petites affaires pakistanaises. Mais ici, grâce à la rigueur des informations, la forme semble la meilleure possible. On suit ainsi le capitaine ukrainien du Probo, Sergueï Chertov, jusque dans son poste de pilotage, à l’entrée du port d’Abidjan. De même, on embarque dans la Mercedes de ce frimeur de Salomon Ugborugbo, et l’on admire sans retenue Safiatou Ba N’Daw, qui change de tailleurs plus vite que son ombre. On passe même une demi-heure avec les responsables français de Trafigura, venus à Abidjan en croyant pourvoir acheter le calme, et qui se retrouvent pour une fois, stupéfaits, en taule.
Vous verrez, vous verrez peut-être. Le livre est comme une leçon de choses sans discours. Sur l’état réel des relations entre le Nord et le Sud. Sur l’état d’esprit vrai de ces chevaliers d’industrie qui pullulent dans l’univers du pétrole, du transport maritime, du déchet. Sur notre impuissance, notre inconséquence, nos incohérences, notre insignifiance disons-le. Bref, un irremplaçable pense-bête, qu’il suffit de rouvrir de temps à autre, quand on a passé trop de temps en compagnie des si médiocres discussions françaises. Ah ! l’un des personnages les plus odieux de l’histoire, à l’arrière-plan certes, estime que le secteur le plus prometteur est désormais celui des énergies renouvelables. C’est là qu’il faut investir, car c’est là que pousse l’argent sur les arbres. Cela peut faire penser.
PS : On lira, ou pas, les raisons qui m’ont amené, voici quelques années, à m’éloigner de Robin des Bois (lire ici). Cela n’a rien à voir avec ce qui précède.