Ce qui suit n’est qu’un exemple d’une manipulation mondiale. D’une mise en scène planétaire visant à dissimuler la réalité de la destruction de nos seuls joyaux. Je vous le dis simplement : imaginez l’émeraude du duc de Devonshire, et ses 1384 carats. Un barbare ordinaire l’écrase sous vos yeux d’un coup de marteau. Elle n’est plus. Et un autre soudard, de passage, tente de vous convaincre que cette pierre synthétique, qu’il a acheté trois sous, pleine de discrètes bulles d’air, c’est la même chose. En plus beau, qui sait ?
Si vous marchez dans la supercherie, laissez-moi vous plaindre. La beauté authentique est aussi une vérité. Un mouvement de l’âme qui ne peut se travestir. Où veux-je en venir ? À un terrifiant rapport du ministère de l’Environnement et des Forêts de l’Inde. Vous n’aurez pas forcément la patience de regarder de près, en langue anglaise qui plus est, le rapport de 226 pages que les bureaucrates de service ont pondu sur l’état des forêts de ce monde lointain (lire ici). Ai-je tout lu moi-même ? Non, bien sûr. Je me suis contenté des appréciations qui portent sur la forêt indienne en général. Et pour vous dire modérément ce que je pense avec violence, ces gens se foutent de tout.
À les croire, il faudrait admettre que la forêt, dans ce pays où la nature comme les hommes sont également martyrisés, avance sans relâche. Je cite : « Forest cover of India has shown an increased trend in the last decade despite the ever increasing pressure on forests due to population growth ». Je traduis ce morceau de pure science-fiction. En dépit de la pression accrue sur les forêts due à la croissance de la population, la surface des forêts indiennes marque une tendance à la hausse au cours des dix dernières années. Y a-t-il des chiffres ? Vous pensez bien que des bureaucrates en chef ne se déplacent jamais sans chiffres. Les voici : entre 1997 et 2006/2007, les forêts de l’Inde auraient grossi de 3,13 millions d’hectares. Les trois quarts d’un pays comme la Suisse. 31300 km2 de mieux. Dans un pays surpeuplé. Dans un pays livré pieds et poings liés à l’industrie transnationale. Est-ce crédible, les amis ?
Non, ce n’est pas crédible pour un rond. La suite est affreuse, mais bien plus proche du vrai. Les chercheurs Jean-Philippe Puyravaud, Priya Davidar et William F. Laurance viennent de publier une étude dont voici le titre traduit de l’anglais par mes soins : « La destruction secrète des forêts primaires de l’Inde ». Il s’agit d’un « article accepté », pour reprendre le jargon scientifique, à paraître dans la revue Conservations Letters (ici). Que dit le trio ? Que les bureaucrates indiens confondent allègrement forêt primaire et plantations industrielles d’arbres. Que les quatre écosystèmes forestiers prodigieux de l’Inde – la forêt tropicale humide des Western Ghats, la forêt de mousson proche de la Birmanie, la forêt de montagne himalayenne, la forêt pluviale des îles Nicobar – sont plongés dans un déclin majeur.
Les chiffres ? Accablants. Les forêts primaires seraient passées de 514 137 km² en 1995 à 389 970 en 2005. Non seulement l’Inde a perdu 80 % de sa surface forestière d’origine – 80 % ! qui peut imaginer ? -, mais la baisse se poursuit au rythme de 1,5 à 2,7 % de ce qui reste, suivant les années. Or donc, la réalité s’appelle en bon français un cataclysme écologique. Mais qui s’en soucie, dites-moi ? La coalition de la mort, la confrérie du désastre tient en mains une arme de destruction massive qu’on appelle en général le vocabulaire. Qui tient les mots tient les hommes. Et qui tient la légitimité de la parole publique conservera longtemps le pouvoir.
Les bureaucrates indiens, comme Lula au Brésil, comme les corrompus d’Indonésie, comme les maîtres de la Chine, comme les ministres à comptes numérotés du bassin du Congo ont tous appris la même leçon. Une forêt est une collection d’arbres vus du ciel. Les peupliers transgéniques, les eucalyptus destinés aux biocarburants valent une grandiose cathédrale d’arbres majeurs, tous différents, entretenant mille milliards de connections entre eux. Une monoculture puant la mort à cent lieues vaut un écosystème ayant atteint son climax, stable depuis des centaines de siècles. Ces gens sont en train de gagner la mère des batailles sous nos yeux de Candide. Ils disent que la forêt avance à mesure qu’elle disparaît. Cette fois, nous sommes en 1984. Cette fois, « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force ».
Nous allons vers un monde sans forêt, dans lequel les marchands auront conservé des rangées d’arbres le long des routes, comme Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de son état, faisait bâtir de faux villages sur le parcours du carrosse impérial de sa belle, Catherine, pour lui faire croire à la prospérité générale. Le monde devient un gigantesque village Potemkine.