D’abord cette précision : je n’écrirai rien sur Planète sans visa ces prochains jours. Probablement pendant une semaine. Les commentaires que vous pourriez faire en attendant seront bloqués dans la machine et il ne s’agira donc pas, à ce stade, d’un acte de censure ou d’indifférence. Il faudra patienter. Voilà ce que je nous souhaite à tous, voilà ce que j’espère vivement pour vous et pour nous : apprendre ou réapprendre l’art d’être patient. Sans oublier l’ardente obligation où nous sommes d’agir vite. C’est une contradiction ? Comme nous sommes à quelques jours d’une autre année, je me contenterai de dire : une tension. Une satanée tension. Une de plus. À très bientôt.
Un brave monsieur – je prends des cours de politesse – appelé Jean-Luc Fernandez, président de la Fédération des chasseurs de l’Ariège, est en colère (ici). Je ne pense pas qu’il l’aura deviné, mais il m’a distrait en cette fin d’après-midi de dimanche. Il m’aura même fait rire devant cet ordinateur, seul, à côté de ma fenêtre, qui ouvre sur la neige. Monsieur Jean-Luc crie au loup et annonce que ce monstre antédiluvien est revenu en Ariège, d’où les ancêtres l’avaient chassé à coups de fusil et de strychnine. Il est malin, Jean-Luc, on ne la lui fait pas. Il déclare notamment (ici) : « Je n’accuse personne. Seulement, nous les chasseurs, nous connaissons bien la nature. Et nous avons du mal à nous imaginer que des loups puissent venir aussi facilement qu’on nous le dit depuis les Alpes ou les Abruzzes, en passant par le Massif Central, comme on nous le raconte. Ainsi, pourquoi est-ce que nous avons des loups qui viennent d’Italie, alors que les loups espagnols eux, ne viennent pas ? ».
Plein de bon sens, hein ? Ben non. Je vous raconte en quelques phrases trop brèves, faute de temps. Le loup a été exterminé en France grâce aux Jean-Luc Fernandez d’antan et aux primes d’État. Le très probable, c’est qu’il n’y en avait plus un seul sur notre territoire à la fin des années 20 du siècle passé. Après une présence continue, ici même, pendant plus de temps que nous, les hommes. Il y en avait partout par milliers, en plaine, dans les prés, au bord des rivières et des mers, auprès des villes et villages bien plus tard. La civilisation ayant progressé comme jamais, il n’y en eut plus. Et les nobles humains vécurent enfin dans la paix retrouvée, préparant avec la gentillesse qu’on leur connaît Auschwitz, Treblinka et le Rwanda.
Il y a de cela dix ans, j’ai rencontré à Rome Luigi Boitani, un biologiste de réputation mondiale. Il est l’un des meilleurs connaisseurs du loup. En outre, et je ne sais pas comment il fait, mais c’est un type sympathique, qui force en vérité la sympathie. Il est vrai que j’étais dans de bonnes dispositions. Je revenais d’une virée dans le quartier de Trastevere, je ne sais pas si vous connaissez. Je m’éloigne, non ? Je n’ai pourtant pas le temps, pour de vrai. Boitani m’avait raconté toute l’histoire. Soit une population résiduelle de loups, dans les Apennins – une montagne d’Italie -, dont le nombre commence à augmenter vers 1975, à la suite de mesures de protection. Et qui fait ce que tous les groupes de loups ont toujours fait et qu’on nomme la dispersion. Des jeunes quittent la meute et font parfois des centaines de kilomètres pour conquérir de nouveaux territoires favorables. Cela marche, ou non.
Boitani, qui savait cela, avait prévenu les autorités françaises que le loup reviendrait tôt ou tard par les Alpes, ce qui s’est fait. Sa lettre doit être dans le coffre-fort d’un imbécile de l’administration, qui au lieu de la montrer, préfère que le fantasme sature la moindre discussion sur le sujet. On a vu le loup dans un vallon du massif du Mercantour en 1992, et depuis, il avance. Et c’est une merveille totale que d’assister à une telle poussée de la vie sur cette terre malmenée. Hourra ! Triple hourra ! Vive le loup ! Vive le loup libre ! Bienvenue à la maison, grand fou !
Des Alpes, il a franchi la vallée du Rhône, le fleuve, la ligne TGV, l’autoroute, puis gagné des parties des Cévennes, et même – les analyses ADN de poils et de crottes sont certaines – les Pyrénées catalanes dites françaises. L’Ariège est à deux pas. Il n’y a aucun mystère. Mais monsieur Fernandez, avec son gros fusil, a besoin de mystère et d’obscur complot pour passer à la télé et dénoncer ce scandale intolérable. Non pas que nos modes de consommation ont trucidé cette culture merveilleuse qu’est le pastoralisme, changeant les bergers en fonctionnaires additionnant les primes. Non pas. Mais plutôt que la police des forêts n’a pas encore abattu l’anarchiste, ce combattant anarchiste qui défie l’ordre et le monde. C’est de l’anthropomorphisme ? Je confirme. Pleinement.
Je suis à la fois pessimiste et optimiste. Une sale petite crapule vient de tuer un loup dans les Alpes avant de le coller dans un sac et de jeter le tout, lesté, dans un étang d’Isère (ici). Connard. Triste connard. Il n’est pas le premier, il ne sera pas le dernier. Ni le connard, ni le loup. Mais d’un autre côté, le retour miraculeux du loup nous donne une occasion unique de refonder nos relations avec ce qui nous échappe et ne nous appartiendra jamais. Je n’ai jamais dit et je n’ai jamais pensé que la présence d’animaux comme l’ours et le loup était facile à accepter. En France, en particulier, par je ne sais trop quelle singularité. Mais justement ! C’est précisément parce que c’est difficile, voire impossible, que c’est nécessaire et grandiose.
Notre rapport au sauvage doit changer. Maintenant. La mémoire ancienne de notre espèce – cet inconscient collectif qui nous vient de dizaines de milliers d’années de confrontation avec la bête -, pèse lourd. Très lourd. Monsieur Fernandez ne se doute pas, mais sa tête en est si pleine que, lorsqu’il se penche devant une caméra, il lui faut faire un héroïque effort pour se redresser. Oui, cette sinistre envie de flinguer tout ce qui dérange domine l’esprit. Mais nous n’avons d’autre choix que de miser sur la liberté, la beauté, la coexistence, la diversité. Ou nous sommes morts.