C’est assez chiant, mais je suis obligé. J’ai déjà trop tardé à parler du livre Fournier, précurseur de l’écologie (par Danielle Fournier et Patrick Gominet, Les Cahiers Dessinés). Mais comme je n’en suis encore qu’à la moitié, et que j’ai le livre en main – merci, Danielle ! – depuis des semaines, cela ne peut plus attendre. De quoi s’agit-il ? D’une prodigieuse plongée dans le monde englouti d’il y a quarante ans, au travers de la vie de Pierre Fournier, mort en 1973 à l’âge affreux de 35 ans.
Avant de passer au fond, un mot sur le prix du livre, 24 euros. C’est cher, mais l’objet lui-même est beau, et contient quantité de dessins et de textes de Fournier, ce qui le rend simplement indispensable. Voilà. Donc, Fournier. Ce type avait une malformation du cœur, qui aura sa peau, et l’obligea avant cela à abandonner ses études. Il était employé à la Caisse des dépôts lorsqu’il rencontra Danielle, avec laquelle il aura trois gosses. Et il dessinait. Mieux que bien. Vous jugerez par vous-même si vous achetez le livre, ce que je vous souhaite formellement. Les dessins de Fournier, noirs et blancs, disent si admirablement le monde réel qu’on les regarde aujourd’hui avec un éblouissement dans l’œil. Ils disent la folie de ce qu’on appelle la vie, les villes mortes, les zombies qui s’y traînent, la guerre, l’insupportable soumission à l’autorité, parfois mais plus rarement la beauté et l’espoir. On y aperçoit fatalement des flics, de l’atome, des adorateurs de Mao, des labyrinthes urbains, des chantiers jusque dans nos montagnes, des illuminés.
Il dessine, donc, mais je réalise que j’ai brûlé les étapes. Car Fournier dessinait, certes, mais aucune de ses planches ne nous serait connue sans sa rencontre improbable avec l’équipe du grand Hara-Kiri hebdo, en 1969. Elle est improbable, car Fournier vient de l’extrême-droite, et il restera passablement cul serré, même s’il finit par adouber – il n’a guère le choix – la gauche mouvementiste née de 1968. Hara Kiri devient ces années-là comme l’étendard d’une jeunesse gauchiste qui se cherche. Cabu, Cavanna, Reiser ou Gébé ne ressemblent donc pas à Fournier, lequel se découvre peu à peu, comme le raconte fort bien le livre, écologiste. Il a du reste intérêt à faire vite, car le temps lui est férocement compté.
Peu à peu, le dessin laisse la place au texte. Des textes écrits à la main dans Hara-Kiri hebdo, devenu Charlie-Hebdo après la mort de De Gaulle. Des textes qui occupent deux ou trois pages du journal, dans une graphie impossible : une folie décourageante. Mais ce journal-là se permettait toute fantaisie, aussi incongrue qu’elle ait pu paraître. Cavanna s’emportera néanmoins plus d’une fois, mais plus sur le fond des textes de Fournier, qu’il juge trop éloignés de la ligne pourtant évanescente du journal. C’est que Fournier devient peu à peu un écologiste fondu, le premier en France à prendre la parole devant tant de gens pour y raconter tant de choses différentes du propos ambiant. Fournier exècre la ville, conchie le scientisme et se méfie sans détour de l’idée même de progrès. Cavanna, en octobre 1969, ajoute par exemple une annotation manuscrite au papier de Fournier. La voici : « Fournier ! Fournier ! Tu paumes les pédales! Ce n’est pas parce qu’on te laisse déconner qu’il faut te croire obligé de le faire ».
Je me souviens personnellement des apocalypses hebdomadaires de Fournier, car j’ai lu Charlie-Hebdo dès ses premiers numéros, fin 1970, alors que j’avais juste quinze ans. Il me serait aisé de prétendre que je l’adorais, car personne ne me contredirait. Il m’inquiétait. Moi, je découvrais la bagarre politique, y compris physique. Je croyais, en jeune con décidé, que l’on pouvait conquérir le monde à la force des baïonnettes, puis le changer en une saison. Fournier m’inquiétait, car il introduisait des ombres dans le chromo. Il mettait en question la personne et ses choix. Il appelait au changement immédiat des êtres. Il ne croyait pas dans la révolution telle que je l’imaginais. Mais je dois ajouter qu’il m’a beaucoup remué. Je me souviens très bien du ton de ses prêches antinucléaires, qui faisaient de lui un formidable précurseur. Au début de l’été 1971, j’ai bien failli participer à la première grosse manifestation antinucléaire, celle du Bugey, dans l’Ain. J’ai conservé depuis cette date le numéro 34 de Charlie-Hebdo, dont la une – un dessin de Reiser – fait dire à un cureton appelé Fournier: « Je reconnaîtrai tous les enfants conçus pendant la fête ».
Je ne suis pas sûr de vous en avoir assez dit pour que vous achetiez le livre à la première occasion. J’aimerais, franchement, car j’aurais ainsi le sentiment de vous avoir fait un cadeau, ce qui est toujours assez gratifiant. Un dernier commentaire : comme le temps semble immobile ! Fournier écrivait il y a quarante ans des critiques du monde qui ont toute leur place aujourd’hui. Il n’est pas certain que je me serais bien entendu avec lui. Il y a bien des divergences entre ce que cet homme pensait et ce que je traîne moi-même dans la tête. Mais enfin, il avait compris ce qu’il faut comprendre, et avant tout qu’aucun compromis n’est possible avec l’absence de société qui nous sert si mal de lien.
Le temps semble vraiment immobile. En janvier 1969, Le Courrier de l’Unesco consacre son dossier du mois à ce sujet : « Notre planète devient-elle inhabitable ?». En 1970, le Conseil de l’Europe déclare que l’année sera celle de « la conservation la nature ». Parmi les points qui me séparent de Fournier, il en est un qui (me) crève les yeux. Il annonçait, avec tant d’autres, la fin du monde. Il fallait changer ou crever. En seulement quelques années. L’eau potable allait manquer sous dix ans, etc. Il avait tort. Les si nombreux crétins qui moquent l’écologie se pourlèchent encore les babines de ces sombres prédictions ratées. Il avait tort. Mais il avait raison, surtout. Le monde courait bel et bien à sa perte, et il continue dans la même direction, et toujours plus vite.
Seulement, Fournier ne voyait pas deux phénomènes qui me paraissent essentiels. Un, l’ingéniosité technologique permet de tristement acheter du temps. Dix ans, vingt ans, quarante ans. À l’échelle de la vie, cela ne compte évidemment pas. À celle d’un individu, c’est colossal. Je crois que le système qui produit tant de destruction n’a pas fini de surprendre, et de coller de nouvelles rustines là où la mort menace directement. L’autre phénomène à mon sens négligé par Fournier, c’est que l’espèce humaine est capable d’endurer d’étonnantes conditions de survie. Je pense à cet instant à la bande de Gaza, où s’entassent 1,6 million de Palestiniens, dans une prison à ciel ouvert dont la largeur varie entre 6 et 12 kilomètres. Les pauvres, qui sont la quasi-totalité de la population, n’y boivent qu’une eau brune, que nous ne donnerions pas à un chien de chez nous, heureusement. Je passe sur le reste. Ils vivent pourtant, font des enfants, regardent le ciel, se baignent parfois, car la Méditerranée est là.
Le drame le plus total, c’est que les sociétés humaines s’enfoncent dans des situations si graves qu’il devient chaque jour plus difficile d’imaginer les en sortir. Nous n’allons pas vers la fin, nous allons, sauf sursaut, vers le grand malheur. Voyez, je suis quand même plus optimiste que ne l’était Fournier. À part cela, sérieusement, ce mec me manque.