L’idée de cet article m’est venue après avoir suivi la discussion entamée dans les commentaires accompagnant mon dernier papier sur France Nature Environnement (FNE). Ce que j’en retire : que faut-il sauver de ce qui reste ? Et faut-il d’ailleurs sauver ce qui reste, ces confetti de nature entourés, envahis, demain peut-être engloutis ? Je ne suis pas d’accord avec Xavier Brosse pour opposer les purs que seraient les François Terrasson (ici) et les Jean-Claude Génot (ici) à tous les autres défenseurs d’une nature fléchée, banalisée, surveillée, humanisée. Je précise que j’ai la plus grande sympathie pour ces deux-là et que j’ai assez bien connu Terrasson avant sa mort.
Leur personne n’est pas en cause, mais comme les copains, ils font avec. Terrasson a travaillé la plus grande partie de sa vie pour le Muséum national d’histoire naturelle, dont on pourrait parler longtemps, en bien comme en mal. Et Génot est toujours salarié, si je ne me trompe, du Parc naturel régional des Vosges du Nord, sur lequel il reste heureusement permis de s’interroger. Fin de la parenthèse et début d’autre chose, mais en lien. La Loire. Le magnifique, somptueux bassin de la Loire. Il couvre, tenez-vous bien, 117 000 kilomètres carrés, soit plus du cinquième de la France métropolitaine.
J’ai eu la chance insolente, en 1988, d’aller à la rencontre d’une poignée de siphonnés qui, au Puy-en-Velay, dans ce bastion du catholicisme de droite, avaient juré de sauver la Loire. Un incroyable crétin médiéval, Jean Royer – alors maire de Tours – avait décidé de mater notre grand fleuve en engageant l’État, via un établissement public appelé Epala, dans un programme de grands barrages sur la Loire et ses affluents, qui auraient ruiné à jamais la dynamique du fleuve. Qui l’auraient buté, je crois que le mot est encore plus juste. À l’amont du Puy – mais la ville n’est pas au bord du fleuve -, Royer et ses sbires voulaient ennoyer 14 kilomètres de gorges sauvages, et bâtir le barrage de Serre-de-la-Fare. Je préfère ne pas commencer à parler de ce lieu et de la beauté fracassante des gorges, et des si nombreux bonheurs que j’y ai connus, car nous y serions encore dans un mois.
Abrégeons. Le combat a cette fois payé, et Royer, qui ressemble assez fort à Ayrault et à son projet d’aéroport, a été défait. La Loire a bel et bien été sauvée, grâce à une splendide mobilisation, des sources jusqu’à l’embouchure. J’y ai gagné au passage des amis chers, que je ne peux tous citer, car j’aurais bien trop peur d’en oublier. Trois me viennent à l’esprit dès que je ferme les yeux : Martin Arnould, Roberto Epple, Régine Linossier. Ils m’ont tant apporté que je serai toujours en dette à leur endroit. Seulement, l’eau a coulé sous les ponts de Brives-Charensac, Tours et Nantes. Hélas.
Je lis ces jours-ci divers papiers (ici, ici et là) sur une vaste étude menée au long de la Loire par Charles Lemarchand et Philippe Berny, (VetAgroSup) et René Rosoux, du muséum d’Orléans. Le fond en est clair : ces trois scientifiques ont examiné le corps de grands cormorans, balbuzards pêcheurs, loutres, écrevisses, coquillages bivalves, anguilles, truites, poissons-chats, chevaines, etc. Comme il s’agissait d’une étude écotoxicologique, 54 contaminants ont été recherchés, et le plus souvent, trouvés. Je note, pour moi-même et pour vous, que 1 000 ou 2 000 auraient pu être ciblés, mais cela n’arrive jamais, car le coût d’une étude portant sur tant de molécules se révèlerait prohibitif.
Donc, 54. Les chercheurs démontrent en fait une contamination généralisée. Les animaux « sauvages » de la Loire sont des décharges vivantes, dont les tissus contiennent des PCB – interdits depuis 1987 -, du mercure, des pesticides organochlorés et organophosphorés, des radionucléides. C’est un empoisonnement, et il est universel. So what ? Je repense aux braves de Serre-de-la-Fare, et je suis bien obligé de tirer les conclusions qui s’imposent : oui, ils ont sauvé les extraordinaires gorges de la Loire, si belles, si chères à mon cœur amoureux, mais oui également, ils ont perdu la Loire. Et nous avons tous perdu la Loire.
Ce constat rejoint bien sûr la discussion ouverte sur Planète sans visa. Que sauve-t-on ? Que peut-on sauver ? Et à quoi bon sauver des bouts de nature ? J’entends déjà les protestations. Comment ? La bataille contre les barrages de la Loire serait donc dérisoire ? Eh non, elle ne l’est pas ! Eh si, elle l’est aussi. Ceux de Loire Vivante – outre SOS Loire Vivante, au Puy, des gens valeureux comme Bernard Rousseau, à Orléans, Monique Coulet, Christine Jean, à Nantes – avaient pourtant en tête, rompant de fait avec les anciennes formes d’engagement écologique, l’écosystème complet du fleuve. Ils entendaient placer leur réflexion aux dimensions du bassin versant. Et comme je les ai admirés pour cela !
Mais cela n’a pas suffi. Il y a quarante ans – cher Jean-Pierre Jacob, serez-vous d’accord avec moi ? -, beaucoup pensaient que le combat pouvait avoir un sens au plan strictement local. On voulait souvent sauver un bout de marais, une tourbière, un coteau à orchidées. Il y a vingt ans, ceux de la Loire, qui avaient modifié le cadre ancien, se battaient pour un fleuve. Et nous devons apprendre à nous battre pour l’ensemble du vivant, ce qui est incomparablement plus complexe. Ce que confirme l’étude Lemarchand-Berny-Rosoux, après tant d’autres, c’est que nous devons faire face à une entreprise de mort globale. Défendre une partie seulement, c’est fatalement perdre la totalité au bout du chemin.
Et voilà le point central du combat écologique tel que je le conçois : il faut accepter d’affronter le système lui-même, la matrice, le fondement de la destruction du monde. Le cadre que je propose est vaste, qui inclut l’organisation même de l’économie, le partage des pouvoirs, l’idée de pouvoir elle-même, le capital et ses délires, toutes les classes politiques, toutes les anciennes manières de penser l’Homme et tous les êtres qui paient le prix de sa folie actuelle. Je m’arrête, car on m’aura compris : il faut une révolution intellectuelle et morale au regard de laquelle 1789 serait une ride à la surface d’une goutte d’eau. C’est à cela qu’il faut se préparer, même si cela ne devait jamais arriver. Tout le reste ne nous enfoncera jamais qu’un peu plus dans le désastre.