Simon Leys est mort et comme écrivait l’autre, tout est dépeuplé. Cette grande personne si chère à mon cœur ne semble avoir aucun rapport avec mes obsessions, qui ne sont finalement qu’une : la crise de la vie sur Terre. Mais comme si souvent, il n’est pas besoin de creuser longtemps pour comprendre à quel point Leys était un allié de première force dans la bataille contre tous les mensonges. Il est donc mort en Australie, où il enseignait, à l’âge un peu jeune de 78 ans (ici).
Avant de vous dire mon sentiment, sachez que je suis loin de chez moi, loin de mes livres et de mes références. Je vous livrerai donc ce que ma mémoire me dicte. Leys – Pierre Rickmans de son nom de naissance – est d’abord, comme certains d’entre vous le savent, un authentique sinologue, grand connaisseur de l’histoire, de la culture, de la langue chinoises. Il aimait, et quand il aimait, il adorait. En 1971 – je crois que je n’avais pas 16 ans -, Leys fait paraître un livre inoubliable, Les habits neufs du président Mao (Champ Libre).
J’étais alors déjà profondément antistalinien, et je le suis resté. Et donc fondamentalement antimaoïste, car ce courant s’inscrit d’évidence, et en droite ligne, dans cette tradition maudite. Je pourrais aisément prétendre que le livre a été à mon chevet d’emblée, mais ce n’est – hélas – pas vrai. Je ne l’ai lu qu’une dizaine d’années plus tard. Leys, seul contre tous, racontait en temps réel les événements connus sous le nom grotesque de Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. En deux mots, Mao lance en 1966 un mouvement tourné contre les cadres du parti communiste au pouvoir. S’appuyant sur son fameux Petit livre rouge et sur une jeunesse déchaînée, il lance un vaste mouvement contre le supposé révisionnisme des cadres du parti. Pendant des années, la violence règne en maîtresse, qui fera autour d’un million de morts.
De quoi s’agit-il ? Pour une partie de l’intelligentsia française de l’époque – Sartre bien sûr, mais aussi les July, Geismar, Glucksmann, Benny Lévy-Pierre Victor, Alain Badiou, Alain Lipietz, Olivier Rolin, Philippe Sollers, Roland Castro, tant d’autres -, cette « révolution » était populaire, libératrice, déterminante. Elle annonçait au monde ébahi que l’histoire n’était pas terminée et ne finirait jamais. Elle annonçait le règne de la liberté perpétuelle. Mais tout n’était qu’épouvantable mensonge, manipulation, manœuvres bureaucratiques menées de main de maître par ce vieux salopard de Mao, qui entendait avant tout garder le pouvoir.
Maintenant que tout est su, on ne peut plus lire tout à fait Les habits neufs du président Mao comme le grand chef-d’œuvre qu’il est pourtant. En temps réel, je me répète, Leys disait toute la vérité sur la dictature maoïste. Et en bonne logique, il fut descendu par le journal Le Monde, qui lui accorda dix lignes misérables sous la signature du misérable maolâtre Alain Bouc, qui devait se déshonorer ensuite comme correspondant à Pékin. Leys fut traité – par d’autres – d’agent de la CIA, car bien entendu, qui d’autre qu’un agent stipendié aurait pu écrire de telles horreurs sur un si beau pays ? À la même époque, nos grands intellectuels encensaient la reine de la fantasmagorie, l’Italienne Maria-Antonietta Macciocchi. Quelques mois avant Leys, elle avait publié un livre de 570 pages, De la Chine (Le Seuil), tout à la gloire dégoulinante des assassins.
Au cours d’une mémorable émission Apostrophes de mai 1983 présentée comme les autres par Bernard Pivot, on entendit Leys dire à propos de cette faussaire, présente sur le plateau, et comme indignée par l’attaque : « Je pense… que les idiots disent des idioties, c’est comme les pommiers produisent des pommes, c’est dans la nature, c’est normal. Le problème c’est qu’il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux et là évidemment se trouve le problème qui mériterait d’être analysé. Prenons le cas de Madame Macciocchi par exemple — je n’ai rien contre Madame Macciocchi personnellement, je n’ai jamais eu le plaisir de faire sa connaissance — quand je parle de Madame Macciocchi, je parle d’une certaine idée de la Chine, je parle de son œuvre, pas de sa personne. Son ouvrage De la Chine, c’est … ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale, parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie. »
Je ne vois, dans mes souvenirs personnels, qu’un exemple se rapprochant du travail de désintoxication grandiose de Leys sur la Chine. C’est celui de George Orwell, dénonçant en 1938, après son passage dans les colonnes du Poum espagnol, l’emprise stalinienne sur la révolution en cours. Et ses crimes atroces (In Hommage à la Catalogne). Est-ce étonnant ? Orwell était l’un des grands personnages du Panthéon de Leys. Plutôt mourir que mentir. Ou du moins, plutôt être seul à jamais. Mais le Leys que j’ai tant aimé était aussi un formidable critique littéraire, et pour dire le vrai, le meilleur, à mes yeux en tout cas. Ses chroniques, ses textes et fulgurances, son alacrité, son humour, sa sensibilité ont changé mon regard sur la chose écrite.
Il aimait aussi la mer – comme moi, je le confesse, mais bien davantage que moi – et avait publié une splendide anthologie de textes français sur ce sujet inépuisable, de Rabelais à Hugo, d’Alexandre Dumas à Loti (La Mer dans la littérature française, Plon) ». J’ai les deux tomes chez moi, je les vois dans ma tête en ce moment précis. Leys avait également traduit un livre formidable et resté méconnu, Deux années sur le gaillard d’avant (Richard Henry Dana, Payot), récit autobiographique d’un marin à bord d’un cap-hornier. Et bien sûr, écrit Les Naufragés du « Batavia » (Arléa), époustouflant récit d’un fait-divers authentique, suivi d’un texte autobiographique – Prosper – dans lequel Leys raconte sa vie, à l’extrême fin des années Cinquante, à bord du dernier grand voilier de pêche breton (j’espère que je ne me trompe pas).
Faut-il insister ? Je ne le crois pas. Encore un mot, toutefois, à propos du Magazine Littéraire. En 2006, dans l’une de ses chroniques mensuelles, Leys s’attaque à une sommité de la sinologie. Mais ne vaudrait-il pas mieux écrire Sommité de la Sinologie ? La victime, François Jullien, est une vedette incontestée de la nomenklatura intellectuelle française, ce qui n’en fait pas nécessairement une andouille. Au reste, et je m’empresse de le préciser, je n’ai pas lu les innombrables textes et livres de Jullien. Mais j’ai lu Leys, l’étrillant donc dans le Magazine Littéraire. Comme à son habitude, Il y montait au combat sans aucun égard pour la position dominante de Jullien, écrivant notamment (et qu’on me pardonne la longueur de la citation) que la pensée de Jullien
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« est bien analysée par Jean-François Billeter dans son Contre François Jullien (éd. Allia). Billeter est philosophe comme Jullien mais, à la différence de ce dernier, il connaît la Chine et sait écrire le français (je me demande d’ailleurs dans quelle mesure ce n’est pas l’opacité du jargon de Jullien qui lui a assuré le plus clair de son autorité). Avec courtoisie mais rigueur, Billeter montre que la Chine dont parle Jullien est une construction abstraite présentant peu de relations avec la mouvante réalité culturelle et historique de la civilisation chinoise. Jullien glane ses matériaux un peu partout dans les textes chinois (quelquefois il se contente de les piller dans les travaux de ses collègues), puis il les utilise hors contexte, de façon anachronique?; assemblant ces éléments disparates en un vaste collage, il intitule « pensée chinoise » ce qui n’est en fait que de la pensée-Jullien.
Je ne pense pas que l’erreur de Jullien ait été (comme le croit Billeter) d’avoir pris pour point de départ « l’altérité » de la Chine. Celle-ci, loin d’être un mythe, est une réalité savoureuse, capable d’inspirer ce désir passionné de connaissance dont parlait Needham. Non, le fond du problème, c’est que la Chine ne l’intéresse pas?: pour lui, elle ne présente nulle valeur intrinsèque?; il s’en sert comme d’une « commodité théorique » pour considérer du dehors notre processus intellectuel. Mais comme Billeter le remarque avec pertinence, « on ne saurait revenir sur soi sans avoir commencé par se porter ailleurs ».
Intéressante coïncidence?: en décembre dernier, Le Monde a publié un entretien dans lequel Jullien commentait « L’Énigme de la puissance chinoise ». Il expliquait que « le lettré chinois n’est jamais devenu un intellectuel critique », et Tian’anmen ne saurait donc avoir de lendemain. Mais exactement le jour même où paraissaient ces propos, deux cent cinquante mille Chinois bravant les contrôles policiers manifestaient à Hongkong pour exiger la démocratie. Apparemment donc, au moins un quart de million de Chinois seraient déjà las de servir de « commodité théorique » à la pensée-Jullien ».
Fin de la citation————————–
Je n’ai pas lu Jullien, mais j’ai toute confiance en Leys. Il n’est pas exclu que j’aie tort, mais comme je ne l’ai encore jamais pris en défaut, je dois dire que je ne changerai pas d’avis de sitôt. Par curiosité, je suis allé voir la page Wikipédia de Jullien (ici). C’est furieusement drôle, car on y oublie de citer, parmi les critiques du Maître, celle de Leys, se concentrant sur celle de Billeter, moins connu et sans doute plus facile à conchier. Donc, pas un mot sur Leys. Mais un flot inouï de louanges, tels qu’on finit par soupçonner de l’autocongratulation. Jullien est-il l’auteur d’une partie au moins de ce panégyrique ? J’en jurerais.
Où veux-je en venir ? Nulle part. Je suis seulement heureux de dire combien je dois à cet être hors du commun. Dans l’un de ses livres, L’humeur, l’honneur, l’horreur : Essais sur la culture et la politique chinoises (Robert Laffont, 1991), Leys glisse un article – Une excursion en Haute Platitude – consacré à notre inaltérable Bernard-Henri Lévy. Critiquant un essai dérisoire de BHL, Impressions d’Asie, Leys écrit des mots dont la saveur m’enchante encore, près d’un quart de siècle plus tard :
« Dans son aimable insignifiance, l’essai de M. Lévy semble confirmer l’observation d’Henri Michaux : Les philosophes d’une nation de garçons-coiffeurs sont plus profondément garçons-coiffeurs que philosophes (…) Comme tout le monde s’en doute maintenant, l’Asie n’existe pas. C’était une invention de XIXe siècle eurocentrique et colonial. M. Lévy qui est fort intelligent et a beaucoup voyagé, aurait quand même pu s’en apercevoir ».
Puis : « On se demande parfois [si BHL] n’aurait pas eu avantage à rester cloîtré dans une cabine hermétiquement close et capitonnée, car, au contact des réalités de la rue, sa prose a fâcheusement tendance à enfler, et, comme un ballon gonflé d’air chaud, elle s’élève bientôt jusqu’à la zone des Hautes Platitudes… région dont elle ne redescendra plus, sauf pour quelques rafraîchissantes plongées dans un brouillard de volapük…
Pour que des Impressions d’Asie de M. Lévy puissent vraiment intéresser, au départ, il faudrait d’abord que M. Lévy fût. Et sitôt qu’il aura remédié à cette carence ontologique, il nous captivera, même avec des Impressions de Pontoise ».
Voilà le Leys que je chéris. Voilà le Leys que je n’oublierai jamais.