Chers amis, chers lecteurs, un vaste crime est en cours, dont tout le monde se contrefiche. Ce crime, c’est la chasse au Loup généralisée, qui a conduit déjà à la mort « légale » de 32 animaux depuis les arrêtés ministériels de juillet 2015, signés Le Foll et Royal. Ces textes scélérats autorisaient l’abattage de 36 loups entre juillet 2015 et juin 2016. Il ne fait donc guère de doute que le compte sera dépassé.
Mon engagement en faveur du Loup m’a valu quelques désagréments. Dont une rupture, silencieuse mais totale, avec quelqu’un(e) que je tenais pour un(e) ami(e). Rien n’aurait été pire que de se taire, car le Loup est une question cruciale, directement anthropologique. Ou nous tolérons des formes de vie qui nous gênent, ou non. Mais dans ce cas, regardons le tableau sans frémir : nous continuons à nous comporter comme les brutes à front bas que nous avons si longtemps été. Le Loup est un marqueur philosophique. Au passage, il sépare les « environnementalistes » des écologistes. Les uns considèrent ce qui « environne » les humains. Les autres regardent l’ensemble des relations que le vivant entretient avec lui-même. Dieu sait que ce n’est pas la même chose.
Le 16 janvier, je serai à Lyon avec beaucoup d’autres je l’espère (ici). Avec vous, je l’espère. Et vous trouverez ci-dessous une tribune publiée à l’automne 2014 par l’association Ferus, qui me l’avait demandée.
———————La tribune publiée par Ferus dans La Gazette des grands prédateurs en 2014
Ce que nous n’avons pas su faire
Qui ne voit l’évidence ? Aucun politique de ce pays n’entend défendre la biodiversité, qui passe évidemment par la présence de grands prédateurs en France. C’est inouï, mais la messe est dite, et elle l’est d’ailleurs depuis de nombreuses années.
La situation s’aggrave à mesure que les animaux s’installent dans le paysage. Certains contemporains, très actifs dans nos montagnes, ne cessent de recuire leur vieille haine du sauvage et de la nature, et l’autorité publique, incapable même de faire respecter les lois, croit pouvoir les satisfaire en jetant par-dessus bord des principes que l’on croyait acquis. De ce point de vue, l’incroyable autorisation donnée aux chasseurs du Var et des Alpes-Maritimes de tuer des loups au cours de leurs battues ordinaires marque un tournant. On pourrait donc, désormais, les traiter comme du gibier. Comme du gibier de potence.
Un concurrent direct
La situation de l’ours, que les lecteurs de La Gazette connaissent bien, n’est pas meilleure, au point que Ferus a imaginé la création de sentinelles actives pour déjouer les infinies manœuvres des braconniers. On se doute que, malgré les efforts des bénévoles sur le terrain, cela ne suffira pas. La question que l’on peut, que l’on doit légitimement se poser, au stade atroce où nous sommes rendus, est bien de savoir ce que nous devons faire.
S’il est une évidence à mes yeux, c’est que l’opposition au Loup, à l’Ours, au Lynx repose sur la haine. Une haine d’autant plus inexpiable qu’elle paraît gravée dans la mémoire profonde d’une partie de l’espèce humaine. Il y a comme un vaste choc anthropologique, qui fait ressurgir des centaines de milliers d’années de cohabitation acrobatique entre nous et eux. Et surtout entre le Loup et nous. Car Canis lupus a été fort longtemps un concurrent direct dans l’appropriation des ressources alimentaires, avant de devenir, au fil de temps plus calmes, un formidable véhicule de tous les fantasmes.
Dans son genre, l’Ours a également de belles qualités à faire valoir. Ne l’appelle-t-on pas encore, dans certains foyers pyrénéens, Lo Moussou, le Monsieur ? Contes et légendes ne fourmillent-elles pas d’ours levés sur leurs pattes arrière, dans une saisissante imitation des…hommes ? Ne leur a-t-on prêté d’innombrables exploits sexuels et des mariages au fond des grottes avec de jolies femmes blondes ?
La fuite éperdue des paysans
Bref. L’arrière-fond psychologique de ce drame, car c’en est un, plonge ses racines au plus loin de nos imaginaires. Et la situation nouvelle en France – le retour de loups et d’ours – éveille au passage un autre sentiment, qui redouble les craintes les plus anciennes. Je veux parler de la fin des paysans. On n’y pense plus guère, mais la civilisation rurale, stable pendant environ mille ans, malgré les guerres et les épidémies, a été engloutie en quelques décennies. Le grand historien Fernand Braudel, dans son livre L’identité de la France, note ceci : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant ces mots terribles : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».
Ce traumatisme a laissé de multiples traces, et je gage qu’il joue un rôle important dans la mobilisation en cours contre les grands prédateurs. Mon hypothèse – car c’en est une – est que la psyché d’un certain nombre d’éleveurs, de ruraux, et même d’urbains, est tenaillée par un fort sentiment de culpabilité. Sur le territoire de la France actuelle, l’Homme n’a jamais cessé d’avancer et de conquérir depuis le Néolithique au moins. La quasi-totalité de l’espace a été parcouru, modifié, brûlé, planté. Les vastes forêts du temps de l’invasion romaine, où l’Ours était un dieu – lisez, si ce n’est fait, L’ours, histoire d’un roi déchu, par Michel Pastoureau – ont été défrichées dans les siècles qui ont suivi, symbole désolant de la toute-puissance humaine.
La grande leçon des cartes postales
J’ai toujours aimé regarder les cartes postales anciennes. Celles que l’on trouve dans les villages de montagne montrent toutes la même chose : les plus hautes vallées, voici un siècle et plus, étaient occupées. Les troupeaux y paissaient, et dans la mesure du possible, on y plantait quelques grains. Le spectacle d’aujourd’hui est si différent que l’on a parfois du mal à se convaincre que l’on regarde le même paysage. La forêt est souvent au bord des premières maisons. L’Homme a bien, d’un certain point de vue, reculé. Après avoir constamment avancé d’un bon pas pendant des milliers d’années. Et c’est sur ce fond d’abandon des terres que les animaux les plus sauvages – dans nos contrées – font leur réapparition.
Le Loup et l’Ours reviennent au moment où les hommes se replient, et je crois que cette vision angoisse, désoriente, et culpabilise même nombre d’acteurs locaux, qui se reprochent sans peut-être s’en douter de ne pas avoir tenu bon. De ne pas avoir empêché le retour de la Bête. Ces gens-là peuvent éventuellement être de bonne foi, et à mon sens, il faut y penser et s’en souvenir, même si cela n’excuse ni n’excusera jamais la haine de la nature.
L’un des paradoxes de la situation, c’est que la France moderne des routes, autoroutes, et d’internet, est redevenue sans le dire un pays sauvage. Mais oui ! Qui se promène beaucoup n’ignore pas la révolution des paysages en cours. La déprise agricole a libéré des millions d’hectares, qui ont changé de destination en deux générations au plus. La forêt gagne, les terres ingrates, qui ne sont plus cultivées, s’embuissonnent, les hommes ne pénètrent pratiquement plus certains espaces. Le retour naturel du Loup, comme l’exceptionnelle adaptation des ours de Slovénie dans les Pyrénées s’expliquent en partie par l’existence de « nouveaux espaces », où l’Homme n’est que plus que de passage.
Serons-nous un peu moins barbares ?
C’est une chance, une magnifique chance de montrer de quoi nous sommes capables. La biodiversité restera-t-elle un slogan vide du moindre contenu ? Permettra-t-elle enfin de mobiliser positivement ceux qui entendent la défendre ? Le fait indiscutable, c’est que la présence chez nous de grands prédateurs nous offre l’occasion historique de prouver que nous sommes (un peu) moins barbares que nos pères ancestraux. La question posée est de civilisation : serons-nous, une fois encore, des éradicateurs ? Tuerons-nous, de nouveau, ce que nous ne parvenons pas à contrôler et à soumettre ? Notre Terre appartient-elle, ou non, à tous ceux qui l’habitent, hommes, bêtes et végétaux ?
Le débat me semble mal engagé, et je suis désolé de l’écrire ici, dans le bulletin d’une association dont je pense du bien. Mon propos est au reste d’ordre général et concerne tous ceux qui défendent et défendront toujours le droit des ours, des loups et des lynx à vivre dans un pays qui est aussi le leur. Ce que je crois est simple : nous sommes perpétuellement sur la défensive. Et du même coup, fatalement, nous perdons du terrain. Certes, en bon ordre, et avec les honneurs, mais nous perdons pied, peu à peu. Un exemple me semble significatif, et soyez sûrs que je ne souhaite polémiquer avec personne. Je défends la grande valeur du travail de l’historien Jean-Marc Moriceau. Lequel, au cas où vous l’ignoreriez, a fortement documenté des attaques de loups contre les hommes, en France, entre les XVème et XIXème siècles.
Certains d’entre vous contestent ce travail, je le sais, mais allons plus loin. Pourquoi diable ne serait-on pas capable de défendre avec ardeur un animal qui, sous certaines conditions précises, peut tuer des humains ? Oui, pourquoi ? L’abeille ne tue-t-elle pas ? La vipère ? Et le chien ? Et l’homme lui-même, le plus grand massacreur de tous les temps ? Je crois bien que nous n’osons pas sortir notre drapeau en plein soleil de midi.
Déployer notre bannière
Or notre drapeau, je le dis au risque d’être moqué, est le plus beau. C’est celui de la vie, du partage de l’espace et des ressources, c’est celui de l’humanisme réel, qui étend ses principes à tous les êtres menacés par la puissance et la violence. Non seulement nous ne devons pas avoir honte, mais tout au contraire, nous devons relever la tête, être fiers, et ne plus jamais courber l’échine. D’autant plus que le pire nous attend. La dynamique naturelle des loups promet des installations de meutes bien au-delà des quelques massifs où elles sont aujourd’hui présentes. Que ferons-nous demain, quand le loup sera à Fontainebleau ou dans la grande banlieue de Lyon ?
En quelques mots, mon sentiment. Un, la défense de la biodiversité est un devoir, élémentaire, et ce devoir nous oblige tous. Donc, on ne lâche rien. Deux, il est sûr que la cohabitation avec les activités humaines pose de vrais problèmes, peut-être davantage sur le plan psychologique que matériel. Trois, une très forte majorité de l’opinion française souhaite la présence des grands prédateurs sur notre territoire. Quatre, la question ne saurait être discutée qu’au plan national, car le fond de l’affaire est national, et même planétaire.
Pour ma part, je suis pour un pacte qui permette enfin à la société elle-même de s’exprimer sur le sujet. Un pacte solennel conclu entre ruraux et urbains. Entre la ville et la campagne. Entre défenseurs et éradicateurs. C’est utopique ? Je le confirme, c’est utopique, pour le moment du moins. Mais je crois néanmoins que cette direction est la bonne. Après tout, si les trois quarts des Français veulent la coexistence, il n’est que temps de savoir ce qu’ils sont prêts à consentir. Cela passe par une sorte de paix des braves, assortie d’un plan concret de mesures susceptibles d’au moins isoler les quelques extrémistes locaux qui pourrissent toutes les initiatives.
Un grand pacte national
Oui, nous devons signer un pacte engageant les deux parties. Pas avec des promesses, avec des moyens et des actes. En échange d’un vaste effort collectif des éleveurs en faveur de la coexistence, la société française reconnaîtrait en somme, officiellement, la place et le rôle de nos derniers paysans et bergers.
Une dernière chose, qui n’est pas la moindre. Je ne trouve pas choquant que la France subventionne des activités agricoles. On sait que l’élevage ovin est devenue, mille fois hélas, une activité largement artificielle. Sans les aides multiples, tant françaises qu’européennes, combien resterait-il d’éleveurs, et où ? J’ai le plus grand respect pour ceux qui vivent de leurs troupeaux, même dans ces conditions si singulières. Mais je crois devoir écrire, et cela vaut pour nous tous, que les droits impliquent des devoirs. Ceux qui acceptent sans état d’âme les subventions d’un État qu’ils honnissent dès leur chèque encaissé, doivent redescendre sur terre. La société, et nous en sommes tous, les aide à vivre, et c’est à mon sens légitime. Mais en retour, les éleveurs doivent accepter des contraintes, même ceux qui les refusent obstinément. La loi, comme par exemple la Convention de Berne, n’est pas une option, mais une obligation.
Pour ce qui me concerne, je ne supporte plus le ton déchaîné de ceux qui ont trouvé dans la nouvelle guerre au loup et à l’ours comme une manière de vivre, peut-être plus excitante qu’auparavant. Je suis évidemment pour la discussion, et même le compromis. Mais pour obtenir ce que nous voulons, au moins en partie, il faut être forts. Or nous sommes bien trop faibles, et les gueulards que nous connaissons tous le sentent. Il faut grandir. Il faut se compter. Il faut s’additionner. La mort ne vaut ni ne vaudra jamais la vie.