L’esprit des landes
J’écris ces lignes parcouru de frissons, comme revenu d’un long voyage. J’ai en moi des images qui m’ensoleillent : les tableaux de Lucien Pouëdras. Une exposition lui est consacrée, ainsi qu’un livre et j’ai le bonheur de les avoir rencontrés.
Ce qu’il peint ? La beauté perdue. Les landes bretonnes avant l’hécatombe agro-industrielle. Les travaux des landes et des champs où chacun, chacune participe à une œuvre commune. Chaque lopin est un émerveillement, à se demander si ces scènes de la vie quotidienne se sont bien déroulées en France ou sur un lointain continent, si elles remontent au Moyen-âge ou au vingtième siècle. Le regard s’arrête sur un pommier chargé de fruits, repart un peu plus haut ; un homme et son cheval travaillent la terre ; sur une autre toile, on fauche l’ajonc et la bruyère, pour en faire des mottes de litière ; sans hâte, deux enfants vont sur un sentier, une femme passe la houe…
La palette des saisons guide mes pas. De l’été à l’automne, de l’hiver au printemps, plusieurs fois, je fais le tour de la salle où sont exposées ces peintures de l’ancien temps. Plus tard, j’ouvre le livre au hasard, je parcours quelques pages et c’est comme faire un tour du monde, c’est comme sentir battre la grande horloge des saisons quand le miracle, c’était de vivre.
Parfois, l’émotion m’emporte et une fenêtre s’ouvre. Il me semble entendre l’angélus, dans les lointains. C’est l’été, la journée va vers sa fin, l’air est encore chaud, il porte des odeurs d’ajonc broyé et de galettes de sarrasin. J’emprunte un chemin de terre, je prends part aux activités du moment, aux côtés des faucheurs de lande, des réparateurs de parapluie. Couper du bois à fagots, mélanger l’ajonc au lierre et au houx pour nourrir les vaches. Et continuer demain. A chaque jour sa peine.
Pas de ciel, dans ces paysages. La lumière vient de la terre et de ses habitants, de tous ses habitants.
« La mémoire des landes », ainsi se nomment cette exposition itinérante et le livre qui l’accompagne, signé Lucien Pouëdras et François de Beaulieu. Mémoire des landes et plus encore, me semble-t-il. C’est un pays que l’on a dans le cœur, dans le ventre et pas seulement dans la mémoire. C’est un pays qui meurt. « Un pays vient de mourir, le mien », écrivait Bernard Charbonneau en 1973, à propos du Béarn. « On pleure les indiens des autres, mais on tue les siens », poursuivait-il dans un livre parfois cité ici et réédité par les éditions du Pas de côté (« Tristes campagnes »). Parler ainsi n’est pas se revendiquer béarnais, breton ou de je ne sais quelle identité régionaliste, pour la simple raison que l’on serait natif ou héritier d’un lieu, qu’en ravi de la crèche, on porterait au pinacle. C’est se sentir partie d’un monde que l’on habite, qui nous habite, un monde où la vie est possible et désirable. Un monde où tous les pays n’en font qu’un seul.
A la vision de cette Bretagne vivante, plusieurs sentiments hésitent en moi : l’éblouissement, la nostalgie et la colère.
Le temps a passé. On n’a plus besoin des chevaux. Les tracteurs les ont remplacés. L’attention portée au terroir a laissé la place à des machines de guerre aux bras métalliques dispersant leurs poisons. Les arbres gênaient le passage, les chemins creux étaient à l’étroit. Effacés du paysage. L’heure est aux zones d’activité, au grand maillage routier et aéroportuaire, aux galeries marchandes où traîner sa fatigue et son désœuvrement. Place aux lotissements clonés avec pelouses tondues à ras où rien n’est plus étranger que la vie. Les animaux qu’on faisait pâturer dans la lande et dans les prairies ? Direction les bagnes aux normes européennes où ils attendent la mort sans jamais voir la lumière du jour ni goûter l’herbe d’un pré. Les paysans ? Du balai, et ceux qui restent sont priés de se soumettre aux grandes firmes de la semence hybride et de la chimie défoliante, avant de disparaître à leur tour, engloutis par une « ferme »-usine de machines animales, par une maladie neuro-dégénérative ou un cancer au terme d’une lente agonie. Les modes de vie au rythme des saisons, la richesse d’une culture vivante, les habitats de toute une faune, une flore… Aux oubliettes. Les fêtes des foins et des moissons, de l’automne et du printemps ? C’était désuet. Place au festif industriel où l’on déambule avec sa puce RFID pour le bon écoulement des flux, mais pas d’inquiétude, on sous-titre en breton.
C’est sans insurrection que le vieux monde a été liquidé. Reddition générale, débâcle en rase campagne. En finir avec le complexe d’être arriéré, de retarder au cadran du siècle… L’injonction a été assimilée, mieux que ça : surpassée. Etre moderne, sésame universel qui nous fait désirer jusqu’à notre propre servitude et nous interdit d’imaginer qu’il en soit autrement.
Dans ces campagnes de l’âge industriel, que reste-t-il à contempler ? Quels parfums respirons-nous ? Tout ça pour quoi ?
Pour nourrir le monde ? Foutaises. Je ne vais pas faire la liste, mais quand même. Aliments appauvris et frelatés, biocides répandus partout dans les sols, dans l’air, dans les eaux, dans tout le monde vivant sans exception, déforestation, confiscation des terres des pauvres où produire le grain pour les animaux et les voitures des riches…
Pour payer moins cher sa pitance, après avoir réglé au passage le prix des maladies, de la dépollution, des subventions ?
A moins que ce ne soit pour embellir les paysages ?
Malgré le désert qui métastase notre ruralité, il reste des îlots. Dans la commune où je vis, un jeune paysan travaille sa terre avec une jument. Un autre s’est fabriqué une roulotte extraordinaire avec du bois récupéré le long des berges. Il arrive que nous nous retrouvions, à trois ou quatre, pour ramasser des fagots de bois mort, pour des après-midi de fanage au râteau, pour une journée rumex dans un champ où pâturent deux chevaux… Il y a des lopins aux couleurs de fleurs et de légumes anciens, des arbres au lichen remarquable. On se fait des festins de confitures, de pestos d’ail des ours, et le caviar d’aubergine, le champagne de sureau, c’est pour bientôt, patience. Des graines passent de mains en mains, des plants voyagent de jardins en jardins. Un copain expérimente une nouvelle recette de bière. On retrouve l’usage de nos mains et leur intelligence ; en un geste, on parcourt plus de mille ans d’histoire. Des arbres sont honorés en silence, juste par un regard d’estime et, parfois, par une étreinte fraternelle. Dans ces moments de communion, s’élève une sensation d’unité profonde, d’une commune présence au monde. Ce qui fait la substance d’une vie.
Par endroits, la mémoire n’est pas perdue. Des oasis fleurissent, des éclats du palimpseste ne se laissent pas effacer par la modernité. Des peintres, des naturalistes, des jardiniers, des journalistes, des zadistes tentent de sauver ce qui peut l’être encore. Des êtres remontent vers les sources premières, relient la disparition des landes à un désastre plus général : celui de l’industrialisation du monde.
Il reste des sentinelles et j’aimerais saluer ici Lucien, François, Catherine, Jean-Yves et tous les anonymes qui, à leur façon, perpétuent l’esprit des landes.
L’esprit des landes : c’est lui, plus que jamais, qu’il nous faut sauvegarder. Faire avec ce que la nature nous offre là où nous vivons, habiter la terre en harmonie, ne pas prendre plus que ce qu’elle peut donner ; d’un sol pauvre, froid et acide, faire un trésor ; composer avec nos limites, se réjouir de chaque moisson et du chemin parcouru, avec d’autres, pour aller jusqu’à elle.
Je sais. Ça ne suffira pas. Mais qu’espérer sans cette exigence ? L’échappée est étroite, de plus en plus. Mais elle n’est pas inaccessible. Nous aurions pu faire autrement. Nourrir sans détruire, c’était possible. Ça l’est encore.