J’aime employer l’idée de rupture. Dans le sens de rupture mentale, dans le sens de rupture avec les pauvres idées de notre temps. Cela s’appelle une révolution, oui. Une révolution intellectuelle et morale sans laquelle nous n’avons aucune chance de mener à bien la tâche herculéenne qui est la nôtre : sauver au royaume si vaste encore du vivant, tout ce qui peut l’être encore. Nous inclus. Je précise que je ne réclame aucun bain de sang, dont on sait qu’on y retrouve toujours celui des peuples. Et il ne s’agit aucunement de faire du passé table rase, non. Il nous faut en vérité revisiter notre héritage, et ne conserver que ce qui nous renforce, ce qui nous permet d’être plus lucides, plus entreprenants, mieux armés en somme.
Armés ? Hélas oui, car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, bien plus complexe que celles menées par nos ancêtres. Pour s’en tenir au siècle passé, la guerre au fascisme opposait à peu près clairement la liberté, aussi fantasmatique qu’elle ait pu être, et la dictature la plus folle. La guerre au stalinisme de même, sauf que celle-ci n’a pas été menée, pour cause d’aveuglement plus ou moins volontaire de ceux qui auraient pourtant dû la faire. Notre combat de 2018 est bien plus confus, car le front passe à l’intérieur de nous-même, qui oppose les parties nobles de nos êtres et ce misérable tas de petitesses que nous abritons tous, à des degrés il est vrai variables.
Le si vaste abattoir des terres rares
Qui l’ignore ? Nous soutenons chaque jour, chaque matin ce monde sidérant, acceptant – exemple entre 1000 – d’acheter des produits dont nous savons sans détour que leur fabrication tue, mutile, empoisonne tout là-bas des gosses et des adultes. J’écris sur un ordinateur dont je sais qu’il vient de Chine, et qu’en ce pays totalitaire, tout est possible. Vous savez tout aussi bien que les « terres rares » nécessaires au photovoltaïque, aux éoliennes, aux tablettes et smartphones, aux bagnoles électriques sont entre les mains de la dictature chinoise, pour environ 90 % de la consommation mondiale. Et quand ce n’est pas le cas, elles sont extraites par la violence, parfois la torture, dans des pays aussi vertueux que la République démocratique du Congo, l’ancien Zaïre de Mobutu. Ne les appelle-t-on pas plaisamment les « minerais de sang » ?
Je crois que la chose la plus importante à comprendre, c’est que la machine économique, quelle que soit l’adjectif dont on l’affuble – capitaliste, industrielle, expansionniste ? -, est devenue une entreprise globale de destruction des écosystèmes, donc de la vie. À un rythme tel que le temps, sans qu’on puisse préciser, est compté avant les grands collapsus. Je vois que beaucoup d’entre nous s’épuisent à obtenir des miettes, croyant en cela qu’ils sauveront les agapes communes. Je ne me moque pas, mais ils me font penser à ces poules que l’on place devant un grillage, avec de l’autre côté des grains que leur bec, d’évidence, ne saurait atteindre. Elles picorent pourtant, sans cesse, sans penser jamais qu’il leur serait utile de contourner ce grillage, qui n’est qu’un leurre, car à cinq pas, on peut passer derrière et s’emparer du blé dur.
À chacun selon ses besoins, vraiment ?
Je veux dire simplement qu’il faut radicalement changer de perspective, et se poser d’autres questions que celles auxquelles nous sommes habitués. Mais évidemment, les obstacles sont innombrables. Je ne peux tous les évoquer ici, mais dans la poursuite de mon article précédent, je me concentrerai ce jour sur le marxisme, les marxismes, et leurs épigones. En partie, je l’ai déjà expliqué, mais je ne me lasserais pas d’y revenir. Que Marx ait été un grand penseur, qui serait assez sot pour le nier ? Seulement, le temps ayant passé, et connaissant l’état réel, en 2018, de la planète, on ne peut manquer d’interroger son œuvre. À côté du reste – je dis bien du reste, comme son extraordinaire acuité intellectuelle -, Marx apparaît comme un humain absurde, et à ce titre, définitivement de son temps.
Pourquoi ? Relisons ensemble ces mots de Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha (1875) : « Jeder nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen ! ». Eh oui, « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Il n’est pas bien de faire parler les morts, mais je ne le fais pas, car ce sont bien les vivants qui défendent encore, bien que de plus en plus mal, ce grand précepte marxien. Je précise qu’on trouve aisément des traces de ce grand rêve – satisfaction des besoins de tous, sans limite – dans la tradition chrétienne, des socialistes d’avant Marx comme Louis Blanc ou Étienne Cabet. Et pourquoi ? Mais parce que la perspective est divine.
Oui, divine. Plus de contrainte, plus de frustration, donc plus de colère, probablement – dans l’esprit léger de ses propagandistes – plus de guerres ni d’affrontements. Le grand fantasme est là : on produira de plus en plus massivement, de plus en plus rationnellement, et les tares de la société capitaliste disparaîtront à jamais. J’avoue sans qu’on me chauffe les pieds que j’ai cru dans ma jeunesse à cette folie. Car c’est une bien grande folie.
Parlez-moi plutôt de George Perkins Marsh !
Marx a toutes excuses du monde, car humain, il n’était pas devin. La conscience des limites de la biosphère ne se posait que dans l’esprit de quelques prodigieux visionnaires dont, soit dit en passant pour ses admirateurs éblouis, Marx n’était pas (regarder plutôt du côté de ce contemporain de Marx). De vous à moi, plutôt que de lire, relire et commenter Feuerbach et Hegel, Marx aurait mieux fait pour nous de s’attaquer à Marsh, cet immense esprit ! Mais il est vrai qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il allait déclencher. Les deux branches politiques qui allaient s’emparer de sa pensée, la tordant d’ailleurs en tous sens, continueraient toutes deux à propager l’ineptie d’une production matérielle sans frein ni contrôle. Chez les sociaux-démocrates bien sûr, qui ne tardèrent pas – et continuent d’ailleurs – à défendre de toutes leurs forces la société capitaliste qu’ils étaient censés transformer. Et les staliniens, évidemment, ce qui inclut dans mon esprit, sans l’ombre d’une hésitation, des courants en apparence critiques comme les différents trotskismes.
Tenez, Léon Trostki, le boucher de Kronstadt, encore glorifié aujourd’hui par un Olivier Besancenot. Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé (On le trouve dans le recueil Littérature et Révolution, 10/18), Trotski écrit précisément ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ». Non, je n’invente rien. Les bolcheviques d’avant même Staline rêvaient de foutre en taule les océans. Ce qu’ils n’ont d’ailleurs pas réussi : le monde réel a envoyé les mers directement aux enfers.
Je tiens qu’il y a un fil, un solide cordage plutôt, reliant ceux – capitalistes et tous leurs personnels – qui ont bâti la si vaste usine à broyer les formes vivantes et ceux, tous ceux, qui prétendaient faire mieux qu’eux. Tous n’ont jamais eu en tête que de faire couler le ciment et l’acier liquide, de barrer les fleuves, de tuer les animaux, de sabrer les forêts, de dégueulasser la moindre parcelle, d’assassiner la beauté. Tous. Et c’est bien pourquoi je pense pouvoir revenir à mon point de départ. Il faut rompre.
Il faudrait donc sagement voter ?
Il faut rompre, et c’est effroyablement difficile, car nous sommes tous entortillés dans mille liens d’amitié et d’affection avec tant d’autres que nous, qui ne voient rien de cela. Mais enfin ! voter ? Certains ici, qui sont pourtant des amis électroniques, m’ont fait le reproche de ne pas voter. M’enfin, comme aurait dit Gaston Lagaffe, ne voient-ils pas que cet instrument précieux entre tous – le vote libre – est devenu une entrave supplémentaire ? Le temps des processus électoraux passés – si ce n’est pas cette fois-ci, ce sera la prochaine – est définitivement forclos, car nous sommes face à un neuf qui réclame une action immédiate. Les rituelles élections en détournent – de l’action – des millions d’entre nous qui ne demandent sans doute que cela.
L’élection, telle qu’elle s’insère dans le cadre d’une société de destruction, fait survivre une illusion qui fait croire, fondamentalement, deux choses. Un, que cela se joue là, ce qui est faux. Deux, que nous avons le temps d’attendre 2022 ou 2058, ce qui est d’une rare sottise. Dites ? Avez-vous vu surgir, depuis qu’existent les processus électoraux, quiconque disant la vérité sur le monde ? Jamais, et pour cause : ce système sélectionne ceux qui y adhèrent. Or il reste, dans les coins sombres, ignorés de presque tous, des milliers de gens valeureux capables de prendre en charge, bien mieux que les bouffons que nous connaissons, les rênes de la société. Un petit effort de mémoire : en 1944, quand les nazis firent enfin leurs valises de France, toute la classe politique et intellectuelle avait sombré avec l’occupant, et disparut dans les trappes profondes de l’Histoire.
Fût-ce la fin du monde ? Nullement. Une génération plus jeune, plus fraternelle, plus enthousiaste prit le relais. Certes, cette révolution-là n’en fut finalement pas une, mais il n’empêche : le jour venu, nous verrons, j’en suis convaincu, que nous sommes bien plus aptes que les fantoches au pouvoir à manier les affaires du monde. Désolé, comme je suis long ! Comme je suis loin de la mode Internet des billets courts et des tweets, et comme j’en suis heureux. Où veux-je en venir ?
Décidément non, pas de gauche
Où ? Je ne suis évidemment pas de gauche. Depuis bien longtemps, j’ai fait le tour de ces traditions politiques-là, et non, je ne suis pas de gauche. De droite ? Ne me faites pas rire de ce sujet sérieux. Je vomis cette engeance, mais comme je vomis l’engeance de(s) gauche(s). Pour la raison exprimée ci-dessus – produire à tout prix, entretenir le mythe de la satisfaction de besoins matériels inguérissables -, et pour quantité d’autres que je n’aborde pas. Seulement, est-ce que cela veut dire que j’accepte et respecte l’ordre social ? Tout au contraire.
Ce que je revendique haut et fort, c’est un programme nouveau, qui prenne en compte enfin – les gauches l’ont-elles fait au-delà des mots ? Non. – le sort de tous les misérables du monde. À commencer par ces paysanneries du Sud martyrisées par le commerce mondial si cher au porte-monnaie de ceux du Nord. Qui prenne enfin en compte – cette fois, pour de vrai – l’existence d’une seule et même humanité, que pour la première fois dans notre longue histoire, la crise écologique a enfin réunifiée. Car oui, évidemment, il est désormais ridicule d’interpréter le monde, a fortiori de le transformer – « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an sie zu verändern » –, sans considérer le sort des masses indiennes ou chinoises, celui des gueux de Lagos ou de Bogotá. Avez-vous remarqué combien le discours des plus fervents critiques – en apparence – de notre monde, restent désespérément dans le cadre français, européen au mieux, ce qui revient au même ? Où est donc le refus des importations criminelles ? Et des exportations sanguinaires ? Les entend-on, les Besancenot et les Mélenchon ?
Serait-ce tout ? Eh bien non, ce ne serait jamais qu’un début. Car défendre le sort des hommes, de tous les hommes, du dernier déguenillé, n’est rien encore. Le programme dont je rêve prendrait également, sans trêve ni repos, la forme d’une résistance acharnée aux attaques, d’où qu’elles viennent, contre le vivant et les écosystèmes. Sauver l’homme, oui, mais aussi la fourmi, mais encore Wollemia nobilis, cet arbre découvert par miracle en 1994, dont on croyait le genre éteint depuis des millions d’années.
Ce si puissant besoin d’infini
Cela commande un changement complet d’optique ? Je crains fort que oui. Je suis même sûr qu’il faut envoyer au cimetière des idées néfastes, à une vitesse express, les Macron, Wauquiez, Le Pen, Mélenchon, par-delà les différences que vous connaissez tous. Même des Hamon ou Jadot, ou ces pauvres restes d’Europe-Écologie ? Enfin, voyons, vous qui m’avez lu jusqu’ici, n’est-ce pas pleinement évident ? Encore un mot sur ce funeste appétit de production matérielle sans limites. On sait de manière certaine que le Sud n’aura jamais ce que le Nord considère comme élémentaire. De l’eau au robinet, des chiottes à domicile, des bagnoles, des tablettes. Au passage, l’idée d’égalité entre les hommes, fondement tout théorique des discours de gauches, s’en trouve fracassée. Mais au-delà, je crois entrevoir que l’homme, ce si petit être, est parcouru par des rêveries indépassables d’infini. Plus son temps terrestre est ridiculement court, plus il semble se réfugier dans des délires de profusion qui font semblant de calmer les douleurs les plus intimes.
Oui, plus j’y pense, plus je crois que c’est fatal. L’homme a besoin de repousser ses dérisoires limites. Et c’est devenu totalement impossible dans l’ordre matériel où le pauvre animal que nous sommes croit voir la réalisation de son être. Que reste-t-il ? L’esprit. L’esprit humain – au reste, celui de tous les vivants – me semble être la seule destination possible. Car il est, en tout cas paraît dépourvu des limites triviales de nos existences communes. C’est en parcourant ensemble ce territoire encore vierge, en y chevauchant du matin jusqu’au soir, en découvrant de nouveaux rivages et d’immenses îles aux arbres géants que nous pouvons espérer avancer encore. Et peut-être trouver une voie qui soit autre que celle de la barbarie.
L’esprit contre la désolante certitude de la destruction ? L’esprit, comme arme de restauration de tout ce qui a été broyé ? Je n’ai pas le temps de plus détailler ce dimanche de février 2018. Mais j’y crois.