J’envie ceux qui, ne pensant rien de précis, vont leur pas, sans se soucier vraiment du coronavirus et de ses conséquences. J’envie, mais bien entendu, je n’envie pas leur concentration sur leur seule personne, leurs proches, l’aujourd’hui. Et d’autant qu’aujourd’hui est déjà demain.
Je lis en ce moment un lamentable article de l’hebdomadaire Le Point, signé Sébastien Le Fol, directeur-adjoint de la rédaction. Comme j’ignorais tout de ce dernier, j’ai fait des recherches rapides, et découvert sans surprise qu’il écrit sans trop savoir de quoi il parle, ce qui arrive, je le crains, fort souvent. On apprend dans un entretien avec Le Télégramme, en 2013, qu’il conseille comme principale lecture du moment le sociologue Gérald Bronner, auquel j’ai été confronté voici quelques années sur France Inter. Je n’ai pas le temps – en outre, je manque d’envie – de parler davantage de ce garçon, soutien déclaré et militant au site scientiste de l’AFIS.
Outre cette belle caution, Le Fol désigne comme étant « le plus grand écrivain français vivant » Gabriel Matzneff. Je n’entre pas même dans le débat sur les ignobles pratiques pédophiles de Matzneff aux Philippines. Cela justifierait la taule pour ce salaud, mais là n’est pas la question. Le penser comme un grand écrivain me conduit à cette grave interrogation : l’est-il ? Et s’il l’est, ce que je ne croirais pas la tête sur le billot, quel rapport avec Miguel de Cervantes, Dostoïevski, Balzac, Dumas, Isaac Bashevis Singer, Rabelais, Philip Roth ?
Mais baste. Le Fol. Dans cet article du Point, il s’en prend à la gauche, à l’extrême-gauche, aux écologistes, au Rassemblement national. Lui, croit-on comprendre, habite la terre illuminée des gens raisonnables, responsables, indiscutables. C’est-à-dire, plus concrètement, le pays en déroute de ceux, libéraux, qui ont conduit jusqu’à ce point les sociétés humaines. Car ce qui unit les bureaucrates totalitaires de Chine, les oligarques russes, les fous déchaînés de Trump, le fou déchaîné de Johnson, Emmanuel Macron, Matteo Salvini, Viktor Orban, c’est bien la croyance que cette forme-là d’économie n’est pas seulement la meilleure, mais la seule.
Le Fol note, le sourire satisfait aux lèvres : « “La nature nous envoie un message […] Le coronavirus constitue une sorte d’ultimatum ”, assure Nicolas Hulot avec des accents millénaristes, comme s’il venait de croiser des extraterrestres sur la plage de Saint-Lunaire ». Que penser d’une pique comme celle-là ? Mais bien sûr, que Le Fol est un complet ignorant. Quand on passe sa vie à admirer un idéologue comme Bronner ou un écrivant comme Matzneff, on n’en a plus pour se cultiver vraiment. Or, pour se pénétrer de l’importance de la crise climatique par exemple, il faut accepter de passer des centaines, des milliers d’heures sur des informations déplaisantes. Déplaisantes, car non seulement elles détournent de rencontres ordinaires et de plaisir, mais elles contraignent à penser notre bref séjour sur terre.
Je le sais, car je m’y essaie depuis des décennies. Un Le Fol, je parie dessus tout le reste de ma vie, se sera contenté de digests rédigés par des gens qui détestent toute mise en cause de ce monde pour la raison évidente qu’ils s’y trouvent bien. À bien y réfléchir, Le Point est le quartier-général d’une presse aussi pernicieuse que l’était celle de l’entre deux guerres du siècle passé. Des ambassadeurs achetaient une ligne éditoriale en apportant dans le bureau des rédacteurs-en-chef des valises de billets.
Ce qui a changé, c’est qu’on n’a plus besoin de payer, et c’est plus grave. L’esprit lui-même est corrompu, qui se croit libre quand il ne fait que hoqueter combien le désastre ambiant est merveilleux. Dans les années 90, Le Point accordait une chronique hebdomadaire à Claude Allègre, climatosceptique et frère de lait du socialiste Jospin. Cet homme détestable aura fait perdre vingt ans à la France face au grand dérèglement en cours. Et Le Point aura récidivé dans les années 2010 avec un autre chroniqueur, lui aussi climatosceptique, le fameux Didier Raoult.
Attention, amis lecteurs. Je ne conteste pas même leur foi libérale. Ce que je ne supporte pas, c’est leur déni. Ils pourraient, après tout, admettre l’existence d’une crise essentielle, attestée par des milliers d’études scientifiques – eux qui disent porter aux nues la science elle-même – et proposer leurs solutions. On verrait bien alors qui déconne. Je serais ravi, personnellement, que tous ces gens disent comment, avec leurs méthodes, nous allons nous en sortir. Mais non, ils nient. Une Le Pen ose penser le monde dans les pauvres frontières de la France, absurde pantomime qui vise à supprimer une complexité qui dépasse le cadre préétabli. Et un Le Fol et ses amis ne font pas autrement. Admettre la réalité d’une crise des limites physiques conduit fatalement à mettre en question une idéologie économique née dans un monde qui se croyait au-dessus de toutes les contingences. Et plutôt mourir qu’en arriver là. On s’en rapproche. De la mort en tout cas.