Il vient de mourir à l’âge de 100 ans. J’aurais voulu que Daniel Cordier jamais ne nous quitte. En 2009, sur Planète sans visa, j’avais écrit cela sur ce chef-d’œuvre humain qu’est Alias Caracalla. Voici l’extrait :
Je suis en train de lire un récit fascinant, le mot n’est pas trop fort, bien que galvaudé. Il s’agit de Alias Caracalla, de Daniel Cordier (Gallimard). Je précise par précaution que si l’on n’a pas des lumières sur la période qui court de 1930 à 1945 – au moins -, sa lecture n’est pas aisée. Qui est Cordier ? Né en 1920, dans une famille bordelaise plutôt riche, il baigne dans une culture politique royaliste, antisémite, fasciste. Militant de l’Action Française, admirateur frénétique de Charles Maurras, il ne rêve que de détruire la République et d’en fusiller, éventuellement lui-même, les chefs.
Le 17 juin 1940, il écoute la radio dans la maison de Pau où il habite en compagnie de sa mère et de son beau-père, lui-même violemment maurassien. Les Allemands ont percé les défenses françaises, Paris est occupé, la débâcle est complète. À la radio, Pétain réclame ce 17 juin les conditions d’un armistice, véritable coup de poignard dans le dos des Anglais, jusqu’ici nos alliés. Cordier monte à sa chambre, et se met à pleurer, comme dans la comptine. Cet ultranationaliste, qui misait tant sur le Maréchal, le voit désormais pour ce qu’il est : un épouvantable traître. Et il s’embarque in extremis sur un rafiot qui quitte Bayonne au moment où les troupes nazies arrivent.
La seule chose que Cordier sait, c’est qu’il lui faut combattre ceux qu’il appelle sans façon les Boches. Sa valeur suprême s’appelle la France, la France éternelle. Le navire, finalement, ne gagne pas comme attendu l’Afrique du Nord, mais Londres. Cordier fait partie des deux ou trois cents (très) jeunes pionniers du mouvement gaulliste naissant. Vous avez bien lu : deux ou trois cents. Et le livre, déjà fort instructif, devient passionnant. Aussi étrange que cela paraisse, nombre des volontaires de ce périlleux An 1 de la résistance militaire anti-allemande sont de jeunes fascistes. Des ennemis de la République, qui s’indignent, comme Cordier lui-même, de toute allusion favorable à la gauche, de tout semblant d’accommodement avec la démocratie.
Je suis obligé de passer sur les événements. Cordier suit un entraînement militaire de très haut niveau, qui dure deux années, puis il est parachuté en France, où il devient le secrétaire particulier d’un homme qu’il ne connaîtra, dans la clandestinité, que sous le nom de Rex. Ce n’est qu’après la guerre que Cordier apprendra que Rex n’est autre que Jean Moulin, chef de la résistance en France, mort après sa capture par les Allemands. En 1942, quand il se met au service de Rex, Cordier est encore dans les vapeurs nationalistes et chauvines. Par extraordinaire – j’ignore s’il a tenu un journal, je sais qu’il a mené un travail acharné d’historien -, Cordier parvient à nous présenter ce temps sous la forme d’un éphéméride, jour après jour, donc, avec une infinité de détails et de dialogues. Ce n’est pas un vieil homme – Cordier va sur ses 90 ans – qui raconte, mais un jeune, qui vit. Et c’est pure merveille. Cordier se débarrasse peu à peu, couche après couche, sous nos yeux mêmes, de son bagage raciste et fasciste. Il devient un démocrate. Il devient un ennemi de la dictature. Il devient ce qu’il aurait eu tant de mal à être dans d’autres circonstances : un homme libre.
Voici une première nouvelle, prodigieuse, chargée de tous les espoirs du monde : il est possible de changer. De devenir meilleur. Plus généreux. Plus humain, et en profondeur. N’est-ce pas réellement magnifique ? Mais Cordier nous administre une autre leçon, aussi belle que terrible. Il est probable que la France de 1942 à 1944 – environ 40 millions d’habitants , ne comptait pas plus de 300 000 résistants, dont un certain nombre, disons inefficaces. Autrement dit, dans un pays vendu au pire du pire – le nazisme -, où l’on traquait les Juifs jusque dans les greniers avant de les envoyer vers la mort, grâce au concours empressé de nos flics et de nos gendarmes, la quasi-totalité de la population regardait ailleurs.
Regardait ailleurs ? Cela ne vous rappelle rien ? Chirac, oui Chirac avait déclaré au Sommet de Johannesbourg, en 2002 : « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs ». Et, ma foi, en cette occurrence en tout cas, n’avait-il pas raison ? Mutatis mutandis, je crois que la crise écologique nous place dans une situation qui rappelle, de loin certes, celle de juin 1940 à Londres. Il est inutile, sans intérêt, sans espoir de penser qu’il faut convaincre 64 millions de Français de changer de mode de vie. Chacun sait qu’il se passe quelque chose de fou, mais la plupart préfèrent s’occuper de leurs affaires personnelles. Et cela continuera.
Et cela continuera. La responsabilité qui repose sur les refusants, et qui ne sont pas encore des agissants n’en est que plus écrasante. Il faut tout endurer, serrer les dents, serrer les rangs, et préparer le moment où, enfin, peut-être, tout basculera. Si ce jour se produit jamais, il va de soi que les premiers à se lever, les premiers à dire un Non ferme et retentissant, seront aussi les oubliés de la fête. C’est une règle, une loi sociale qui ne se démentira pas. Ceux qui triompheront, si triomphe il y a finalement, seront les mêmes que ceux qui nous crachent au visage aujourd’hui. Car eux savent tout du fonctionnement réel du monde, alors que nous nous contentons de sa partie rêvée, enchanteresse, bouleversante et risquée.
Je vous le dis comme je le pense : les combattants de la vie sont seuls. Les véritables écologistes sont seuls par force, et le resteront, et n’auront jamais droit, dans le meilleur des cas, qu’à une poignée de mains entre deux portes. Et alors ? Oui, franchement, et alors ? Ceux qui se lèvent aujourd’hui et se lèveront demain le font et le feront parce qu’ils sont mûs par un mystérieux appel des profondeurs. Pourrions-nous faire autrement ? Serais-je capable de ne pas écrire ce que j’écris ici ou ailleurs ? Évidemment, non. Je ne mérite, vous ne méritez aucun avantage, pas le moindre remerciement. Vous êtes ? Alors soyez.
J’ajoute un dernier point tout provisoire. Nous sommes encore dans un moment d’accumulation des forces. Ce qui nous attend sera incomparablement plus difficile. Il faudra, un moment ou l’autre, mettre en jeu notre monde personnel, des équilibres chèrement payés, des situations, des bonheurs peut-être. Il est donc bien trop tôt pour dire qui fera partie de la petite bande de notre Londres à nous. De notre 18 juin à nous. Je serais bien stupide, pour ce qui me concerne, de prétendre que j’en serai. Dans ce domaine, comme dans l’amour, il faut des preuves. On verra donc. On verra bientôt. De ce point de vue, Copenhague n’a pas de sens particulier. Ou plutôt, si : cette conférence prouve qu’il nous faut suivre un autre chemin. Solitaire ? Nous n’avons pas le choix.