Publié en avril 2021
C’est
un livre hors du commun (1). Sur Tchernobyl, cette catastrophe
nucléaire dont on « fêtera » le 26 avril le 35ème
anniversaire. On le sait, tout oppose les grandes structures
officielles, dont l’Agence internationale de l’énergie atomique
(AIEA), beaucoup de médecins biélorusses ou ukrainiens, et
plusieurs estimations discutées. Tchernobyl a-t-il tué 54
personnes, ou 200 000, voire 1 million comme le prétend l’Académie
des sciences de New York (2) ?
L’Américaine
Kate Brown, historienne et professeure au Massachusetts
Institute of Technology
(MIT)
a fait ce qu’aucun Occidental n’avait fait avant elle : une
immersion de longue durée dans les zones dévastées par la
radioactivité. À partir de 2004, aidée sur place par une
assistante russe et une assistante ukrainienne, elle a exploré 27
fonds d’archives, à Kiev, Minsk, Moscou, Vienne, Paris, Washington,
Florence, Amsterdam. Mais Brown n’est pas qu’un rat de bibliothèque :
elle se met en scène, avec prudence mais empathie. Sa méthode de
travail combine l’étude des textes, l’histoire orale, l’observation
personnelle. Le résultat est saisissant. On voit. On écoute. On
partage.
Quand
Tchernobyl explose, l’Union soviétique n’est pas loin d’imploser. Le
drame va permettre à Gorbatchev de lancer sa fameuse glasnost,
improbable tentative de sauver le système par la liberté. En
attendant, le KGB veille et pendant les trois premières années
après 1986, tout est surveillé, cadenassé. On le saura plus tard,
des pilotes encore soviétiques ont dès le 27 avril, au lendemain du
cataclysme, dispersé de l’iodure d’argent dans les nuages pour faire
pleuvoir la radioactivité sur la Biélorussie, sacrifiée au profit
des grandes villes russes, dont Moscou. De même, ils larguent du
ciment 600 pour assécher l’atmosphère sur un rayon de 80 km autour
de l’usine. Cela commence bien.
Brown
raconte merveilleusement nombre d’histoires demeurées inconnues.
Beaucoup décrivent une bureaucratie écrasante dont l’intérêt est
de nier pendant des années la gravité de l’explosion, et ses
conséquences sur la santé des habitants. Une poignée de héros,
menacés, traînés en justice, emprisonnés, disent la vérité.
Parmi eux le physicien Vassili Nesterenko et le médecin Youri
Bandajevski. Le premier finira par créer la fondation Belrad. Le
second, condamné à huit ans de camp, vivra en exil en France, avant
de retourner là-bas soigner des malades que tant d’autres jugent
imaginaires. Quand Brown lui rend visite en 2015, il est si
désargenté qu’il n’a pas de voiture, et utilise le bus.
On
ne peut résumer pareil ouvrage, qui ouvre sur des gouffres. La
pensée trébuche devant tant de questions. Parmi elles, le rôle des
organismes internationaux liés à l’ONU, surtout l’AIEA déjà cité,
mais aussi le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude
des effets des rayonnements ionisants (acronyme anglais UNSCEAR).
Leur rôle aura été détestable, qui aboutit à nier les effets de
Tchernobyl, jusqu’au grotesque. Mais pourquoi ?
Laissons
de côté le mensonge et la manipulation, qui auront eu leur
importance. Mettons à part ce sentiment de supériorité de tant de
spécialistes occidentaux, méprisant le savoir et les résultats
locaux. Et insistons sur la Life Span Study, étude réalisée à
partir de 1950 sur les survivants de Nagasaki et Hiroshima, qui sera
le grand modèle, trompeur. Car au Japon, il s’était agi d’une
exposition suraiguë au rayonnement, mais ultrarapide. Tchernobyl est
d’une tout autre nature : les cinq millions de personnes
touchées ont été exposées à des doses bien plus faibles, mais
pendant de longues années, au travers de l’alimentation, de l’eau,
des feux de bois, de la respiration même. Les modèles concoctés
à l’Ouest ne pouvaient intégrer une pareille nouveauté.
Ce
n’est pas seulement un livre passionnant. C’est une œuvre, qui met à
leur place les éléments d’un puzzle jusqu’ici disloqué.
Volontairement ? Oui, sans aucun doute, volontairement. Entre
les morts et les malades, les victimes se comptent en centaines de
milliers.
(1)
Tchernobyl par la preuve, par Kate Brown. Actes Sud. Hélas bien
cher : 25 euros.
(1)
nyas.org/annals/chernobyl/
Les
oubliés de la laine de mouton
En
ouvrant tant d’archives empoussiérées, Kate Brown a mis au jour
quantité d’histoires qui montrent le réel de la catastrophe. Parmi
elles, l’abominable aventure de l’usine à laine de Tchernihiv, dans
le nord de l’Ukraine, à 80km de Tchernobyl.
Brown
s’y rend en juillet 20106, et découvre un lieu sinistre, qui n’a pas
beaucoup changé depuis sa construction en 1937. En 1986, un millier
d’ouvrières y triaient et lavaient la laine des moutons qu’on leur
envoyait. Chaque printemps, au moment de la tonte, 21 000 tonnes de
laine arrivaient de toute l’Ukraine.
Brow
interroge, enquête, bute sur des mensonges ordinaires. Elle tient en
mains un document : quelques années après l’explosion, 298
femmes et hommes de l’usine ont envoyé une pétition pour réclamer
le statut de liquidateurs. Rappelons que les liquidateurs sont ceux
qui ont été envoyés vers la centrale en feu quelques minutes après
l’explosion, souvent à mains nues.
De
ce texte, plus personne ne semble se souvenir. Jusqu’à ce que Brown
sorte la liste des signataires. Dans l’atelier, tout le monde
s’arrête de travailler. Il n’y a plus que dix survivantes. La
laine, bien entendu, était radioactive et provoquait chez les
ouvrières saignements de nez, maux de gorge, nausées, fatigue.
Brown : « Les ouvriers de la laine ignoraient
qu’attraper les ballots les plus radioactifs revenait à étreindre
une machine à rayons X en plein fonctionnement ».
À
l’été 2016 toujours, Brown se hasarde dans une forêt de Polésie
(Ukraine), en compagnie d’adolescents qui y récoltent des myrtilles.
Lesquelles passent en Pologne avant d’atteindre le marché européen,
dont à coup sûr la France. Une jeune femme les achète après avoir
passé les petits fruits au dosimètre, pour en évaluer la
contamination. Elle lâche : « Toutes les baies qui
poussent en Polésie sont radioactives ». Et Brown de
commenter : « Les gamins aux lèvres tachées de jus de
myrtille sont en réalité des travailleurs du nucléaire ». On
ne cesse de l’oublier : le nucléaire ne disparaît pas, ou si
lentement que c’est la même chose. Il se contente de voyager d’un
hôte à l’autre.
L’apparent
mystère des faibles doses
Pourquoi
un tel négationnisme sur Tchernobyl ? Comment des chercheurs de
qualité en arrivent à ce point à oublier le réel ? Sans
épuiser un sujet qui se dérobe, Brown note cette évidence :
pour beaucoup d’experts « la bombe n’a pas été une erreur.
Nombreux sont ceux qui ont cru, et croient toujours, en la grande
promesse de la fission nucléaire : assurer la sécurité
nationale, sous la forme de la dissuasion, et la prospérité, sous
la forme d’une source d’énergie renouvelable ».
La
plupart des spécialistes – en France, ceux du CEA ou l’IRSN –
continuent à contester le rôle considérable des faibles doses
d’exposition au nucléaire. Derrière cette question en apparence
opaque se joue le sort de la toxicologie, cette science qui étudient
les effets néfastes d’une source polluante.
Car
une révolution est en cours, qu’on ne peut qu’évoquer. Le génial
Paracelse, né en 1493, estimait en son temps que c’est la dose qui
fait le poison. Pendant plus de 400 ans, cette vision se rapprocha
dangereusement du dogme, avant que d’être contredite par des faits
scientifiques.
Les
perturbateurs endocriniens, pour ne prendre qu’un exemple, produisent
des effets non linéaires. En clair, ils sont plus délétères à de
très petites doses qu’à de grosses. Ce qui est vrai dans le vaste
domaine de la chimie de synthèse l’est aussi dans celui du
nucléaire. Le débat, qui reste aux mains du lobby nucléaire, est
essentiel. Car la reconnaissance de la dangerosité des faibles doses
radioactives est susceptible de remettre en cause toutes les normes.
On comprend les résistances.