La réponse à la question du titre est oui, mais elle mérite quelques explications. Schneidermann est un ancien journaliste du quotidien Le Monde. Avant même son licenciement en 2003, très contestable, il avait créé en 1995 sur France 5 une émission sur l’univers médiatique – Arrêt sur images – que j’ai regardée avec plaisir pendant quelques années. J’ai ensuite été occupé à bien d’autres choses, et je l’ai oubliée. L’émission. Et lui. Après avoir été chassé – de nouveau, dans des conditions contestables – de la télé, Schneidermann a poursuivi son travail sur le Net, dont je n’ai à peu près rien su.
Néanmoins, j’ai participé deux ou trois fois, à l’occasion de la sortie d’un de mes livres – Bidoche, par exemple – à des débats qu’il organisait dans le cadre de ses émissions. Le contact était cordial. Il m’a proposé un jour de faire une chronique en ligne, et comme je n’avais encore jamais fait d’articles en images, j’ai volontiers accepté au printemps 2017. En novembre, à la suite d’une attaque que j’ai jugée sans honneur de Schneidermann contre moi, j’ai stoppé net toute collaboration. Pour les archéologues, il y a ma version ici.
Et voici qu’il réapparaît à l’occasion d’un livre qu’il a publié le 7 janvier dernier, soit 10 ans exactement après l’assassinat de mes amis au siège de Charlie. Disons de suite que je ne l’ai ni lu ni acheté, et que je ne compte pas le faire. Pour quelle raison ? Mais parce que Schneidermann s’y livre à des calomnies indignes contre Charlie et les siens. Comment le saurais-je, puisque je ne l’ai pas lu ? Eh bien, l’auteur a donné quelques entretiens, et dans l’un d’entre eux, au Point, il estime que le « visuel » de Charlie le rapproche du journal Je suis partout. Rappelons que ce torchon était de 1940 à août 1944 un hebdomadaire pronazi, et violemment antisémite.
C’est bien entendu une infamie, dont bien peu semblent avoir pris la mesure, mais qui me dispense en tout cas de lire une telle insanité. Bien entendu, Schneidermann n’exprime qu’une rumeur qui court les siens milieux depuis des années. Le 16 octobre 2013, quinze mois avant le 7 janvier 2015, j’ai adressé un mail à Éric Hazan, éditeur de la même mouvance que lui. Je lui demandais, en compagnie de Bernard Maris, un entretien pour parler d’un livre qu’il venait d’écrire. Réponse le même jour : « Désolé, non, je n’ai rien à faire avec ce journal de gros racistes !!!! » Naïf, je lui ai demandé des excuses : «Je constate avec une véritable tristesse combien la calomnie, si chère à la tradition stalinienne, fleurit toujours, et sur des terres qu’on aurait aimées moins accueillantes. Comme je n’entends pas désespérer tout à fait, je vous demande sincèrement de vous reprendre. Chacun peut se tromper, déraper, déconner. » Pas de réponse.
Ces gens, et bien sûr Schneidermann plus tard, avaient trouvé un ennemi à détester, un ennemi soigneusement fabriqué. En atteste, parmi tant d’autres preuves cette analyse scrupuleuse des couvertures de Charlie entre 2005 et 2015. Au total, 1,3 % des « unes » du journal, sur 523 numéros, étaient consacrés à l’islam. Soit sept, contre 21 à propos du catholicisme ! Hazan s’en foutait bien, puisqu’il savait mieux que quiconque. Je rappelle qu’à ma connaissance, la totalité des membres de l’équipe que j’ai rejointe fin 2009, qui comptait des gens comme Tignous, Bernard Maris, Wolinski, Charb, Cabu, Honoré, se situaient entre la gauche et l’extrême-gauche, incluant sans surprise des écologistes de longue date, comme moi. Selon la légende noire de ses calomniateurs, le Charlie d’avant 2015 aurait été fait par des racistes qui se savaient tous antiracistes.
Revenons à Schneidermann. En 2017, Il ne lisait pas Charlie, et ne s’en cachait pas. Il me l’a dit à plusieurs reprises, et l’a même écrit. C’est un droit élémentaire, mais déjà donc, il savait à quoi s’en tenir. C’est cela, la prescience. L’a-t-il lu depuis ? Je jurerais, sans preuve il est vrai, que non. Non, car dans l’entretien au Point, il cite en tout et pour tout un seul exemple, celui d’un dessin de Riss en janvier 2016. Sur un gosse migrant découvert mort au bord de l’eau. Je ne veux pas commenter, car ce serait donner créance au propos de Schneidermann. Or, je ne le souhaite pas. Je note que le dessin date de 2016, un an avant qu’il ne me demande de collaborer avec lui. Je travaillais pour un journal digne de Je suis partout, et il souhaitait que je rejoigne son équipe.
Allons bien au-delà. Je défie Schneidermann d’établir une quelconque proximité avec quelque courant nauséabond que ce soit. La tâche est impossible, car Charlie est un journal profondément humaniste, écologiste, féministe. Et laïc ? En effet. Se revendiquant de l’athéisme, il s’autorise depuis toujours à critiquer les religions, toutes les religions. Ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir pour qui aime la liberté. L’islam comme les autres. Schneidermann se souvient-il seulement que la gauche dont il se réclame s’est forgée en bonne part grâce au refus de la domination séculière de l’église catholique ?
Lui, Le-Très-Grand-Vigilant, n’a pas besoin de prouver. Il lui suffit d’énoncer. De dire, et du même coup de disqualifier ceux que son verbe désigne aux ténèbres extérieures. S’il avait dû commencer par lire Charlie, il se serait passé de son livre ridicule. Car en effet, de la même manière qu’avant 2015, ce journal est fait par des gens qui ont un passé, un présent, et même un avenir.
Jean-Yves Camus, dont la réputation n’est plus à faire, dépiaute chaque semaine les stratégies perverses des extrêmes-droites. Le romancier Yannick Haenel y décortique avec humour, noirceur, délicatesse le monde tel qu’il va. Et éclaire les recoins de la scène culturelle, tout comme Philippe Lançon, notre grand blessé de 2015. Yann Diener, psychanalyste, chronique sans jamais se lasser la folle numérisation du monde, le rétrécissement de la liberté de penser et de dire, l’avancée si inquiétante d’une langue nouvelle, totalitaire. Gérard Biard, gardien du temple laïc, fut le cofondateur en 2011 du réseau Zéromacho, qui fait de la bagarre contre l’exploitation sexuelle des femmes sa raison d’être.
Laure Daussy est sur tous les fronts du féminisme et aura joué un rôle-clé dans la couverture assidue de l’horrible procès Pélicot, qui vient de déboucher sur un hors-série de haute tenue. Antonio Fischetti suit à la trace, en curieux infatigable, les questions que pose la science, quand il n’est pas en Colombie ou au Nigeria, débordant d’idées, et de nouveautés. Moi-même, je dispose d’une page chaque semaine consacrée à l’écologie. J’y traite les questions les plus essentielles, comme je le fais depuis des décennies, moi qui parle du dérèglement climatique depuis…35 ans. Il ne me faut pas oublier les petits jeunes, les nouveaux Jean-Loup Adénor, Lorraine Redaud, Coline Renault, Yovan Simovic, et quelques autres.
Bien sûr, il y a les dessinateurs. Coco est partie, mais de beaux talents demeurent, comme Foolz, Juin, Biche, Salch, Félix. Et Riss bien sûr. Aucun des acteurs de ce journal ne sort du cadre défini plus haut : humaniste, féministe, écologiste, laïc. Mais pas mélenchoniste, eh non ! C’est sans doute pour cette raison que nous attirons à ce point la haine. Je ne sais si Schneidermann est tout à fait mélenchoniste, mais il le mériterait.
Il discourt tout comme lui, surfant sur des sujets qu’il croit connaître et le dépassent pourtant de cent coudées. Lui, il est de gauche. Pas la gauche, mais la vraie, la seule, la sienne. Charlie serait selon lui « un réseau intellectuel, politique et médiatique refermé sur lui-même, obsessionnel, et intolérant à toute contradiction. Et aussi plus largement sur tous ces itinéraires qui commencent souvent dans la gauche radicale, et tournent réactionnaires. » Il ne le croira pas, mais il me fait rire.
A-t-il entendu parler du stalinisme ? Je n’en suis pas si sûr. Cette maladie de l’esprit a couru et empoisonné les esprits pendant des décennies, bien au-delà du mouvement communiste. Faut-il rappeler Henri Barbusse et Romain Rolland, le Gide d’avant 1936, puis Sartre et De Beauvoir, Yves Montand et Simone Signoret, Jorge Semprun, Louis Aragon, André Glucksmann, Serge July, Philippe Sollers, Alain Badiou, tant d’autres ?
Tous ont pratiqué le mensonge le plus total qui se puisse concevoir. Certes, la calomnie est de tout temps. Mais l’univers mental stalinien a érigé en système parfait la transformation du réel par le verbe. À la différence du fascisme, il n’a jamais rasé les murs, pour l’excellente raison qu’il n’a pas été extirpé de la scène publique. On peut aujourd’hui encore dire le contraire du vrai vérifiable, car comme les staliniens d’antan, on estime en avoir le droit. Mélenchon le fait chaque matin qui passe, Schneidermann aussi. Ce dernier se voit comme appartenant au camp du Bien et de l’intrépide courage, et il a donc le devoir de pourfendre un journal qu’il n’a jamais fait qu’ouvrir et refermer. Par l’ignominie.
Est-il un imbécile ? Ben oui. Pas seulement. Aussi.