Cricetus cricetus, mon amour

Ce n’est pas un gros père, mais il sait marcher, et sa patience est presque géologique. Car il nous vient des steppes d’Europe centrale, ayant profité des périodes interglaciaires pour gagner peu à peu ce que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, où il habite depuis au moins le Quaternaire. Par sauts de puce ou, mieux, de hamster. Car notre ami Cricetus cricetus, c’est le Grand hamster, un sauvage qui plante sa tente où il veut, quand il veut, comme il veut. Une tente souterraine, un terrier qui lui sert de grenier, où il boulotte à l’abri des fâcheux de la vipérine, de la stellaire, mais aussi de la luzerne, du blé, de la betterave, du chou, à l’occasion un escargot ou une cuisse de grenouille.

Au mieux, son corps atteint 27 centimètres, pour 460 grammes. Au mieux, sans compter la queue. Mais bien sûr, il meurt, et de plus en plus. La mort est en train de devenir, dans notre monde, une activité industrielle comme une autre. Jadis, c’est-à-dire dans les temps reculés d’il y a soixante ans, le Grand hamster était partout en Alsace. Emmerdant ? Sûrement. Il osait prélever sa dîme en grains et feuilles.

Fort logiquement, l’homme empoisonna, ennoya les terriers, offrit des primes aux gamins des villages. Mais cela ne suffisait pas. Non. On réglait la question localement, autour de quelque lieu de la plaine rhénane, mais sans venir à bout de cette beste montrueuse et rousse, au ventre noir, au museau tâché de blanc. La plaine pouvait-elle rester aux mains, et aux pattes surtout, de l’intrus ? On verrait bien.

Et on a vu. Un à un, les bastions sont tombés. Les densités sont tombées au-dessous du seuil nécessaire à une bonne reproduction, les contacts sont devenus plus rares, les comptages ont révélé, il y a plus de vingt ans déjà, que le Grand hamster était en voie de disparition en France. Celui que les Alsaciens appellent tantôt Kornferkel ou Kornfarel – petit cochon des blés – ne compte plus que quelques centaines d’individus, population qui est, chez les rongeurs, insignifiante. Ce qui a décidé finalement du sort des armes, c’est la naissance et l’achèvement de l’agriculture industrielle. L’apparition du maïs intensif. L’anéantissement du paysage ancien. La fin de la diversité végétale.

Vous avez dû lire comme moi que l’Europe menaçait la France de sanctions financières géantes – 16 millions d’euros – pour n’avoir pas su protéger la tortue d’Hermann, le crapaud vert et notre pauvre Grand hamster. Je puis vous le dire, cette nouvelle a fait ricaner dans certains rédactions parisiennes, et peut-être même dans toutes. L’écho m’en est parvenu à domicile, car je demeure grippé, malgré les apparences. Oui, l’histoire du hamster en a fait glousser plus d’un, content de pouvoir se moquer, comme au bistrot, de ce qui n’a aucune importance.

Mais ces corniauds-là sont avant tout de formidables incultes, même et surtout si personne ne leur dit. Des incultes au sens le plus profond, qui accompagnent et accompagneront toutes les destructions parce que leur monde est devenu vide, sans autre épaisseur que celle des écrans plats. La disparition du Grand hamster m’est insupportable pour une première raison, et c’est que cet animal splendide a le droit de mener sa vie, tout comme moi. Il appartient au mystère de l’évolution, au singulier et fascinant mystère de la vie sur terre, et le précipiter à la tombe est un acte sacrilège, une offense, une profanation. Nous ne savons rien de lui. Nous sommes des barbares. Regardez plutôt ses petits, ci-dessous. Je ne vous demande pas de verser dans la sensiblerie, je nous demande à tous de retrouver l’usage de nos sens primordiaux, de reconnaître la beauté, de revendiquer la bienveillance.

Ces deux-là sont des jeunes, saisis à la sortie de leur terrier par Gérard Baumgart, à qui j’emprunte le cliché. Il n’est pas besoin de commentaire : ou l’on éprouve une émotion qui rapproche d’eux à jamais, ou bien.

Au-delà, car il faut aller au-delà, la mort du Grand hamster révèle à quel point de désertion nous sommes aujourd’hui rendus. Car ce que nous dit cette tristesse, c’est que les hommes ont sacrifié en quelques décennies un territoire qui fut accueillant pendant des milliers de siècles. Les Alsaciens du Rhin – bien sûr, vous pouvez remplacer Alsaciens par Bretons ou Beaucerons – ont liquidé la polyculture, planté massivement du maïs, pollué pour l’éternité leur nappe phréatique, l’une des plus belles du monde, épandu engrais et pesticides, multiplié routes, autoroutes et rocades. Ils ont détruit leur géographie, ils ont ruiné leur âme. Pour rien. Pour nul autre résultat que ce grand massacre.

Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. Mais en attendant, voilà ma conviction : ne plus reculer. Il ne faut plus accepter aucune destruction. Il faut se battre. Pour nous, pour l’avenir et même le passé. Pour le Grand hamster.

17 réflexions sur « Cricetus cricetus, mon amour »

  1. oui, chaque grain de vie compte, chacun de nos moindre geste protecteur, envers toute forme de vie, envers les idées qui nous mobilisent est un acte de résistance. C’est « la part du Colibri », plus que jamais, je pense, la seule réponse efficace. Nous sommes nombreux les colibris.

  2. Une bonne surprise de voir ces petites bêtes. En allant sur le blog je m’attendais à voir la tronche à Eric Raoult. Je ferais néanmoins remarquer que le hamster tout comme l’homo politicus a parfois recours au cannibalisme afin de s’autoréguler.

  3. ouiiiiii.cent fois, mille fois oui !faites une experience à Noël si vous avez des mômes, et si le fait de ne pas avoir la dernière console xpresstodrivesofar leur est insupportable .Vous dites ok, c’est ça ou : une semaine avec des chevaux, ou au plus près des loups…cette année, les miens vont partir dans un centre océanographique étudier les baleines, la diversité des océans et nager avec les dauphins. les écrans plats, les dernières consoles, ils s’en fichent royalement .Pour eux, pour le grand hamster, la tortue herman (que j’aime beaucoup), pour le tigre, nous devons dire NON à cette culture de mort et nous battre .le monde des écrans plats est définivement creux à en mourir d’ennuis, nous le savons bien, tous !

  4. Cher Fabrice,
    Je lis attentivement depuis quelques mois vos posts et je sais que je ne suis plus seul à penser, presque mot pour mot, ce que vous écrivez…
    « …Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. »
    J’ajouterai que, dans ce monde qui va (brutalement ?) émerger,il n’est pas certain que l’Homme ait sa place. Notre espèce est la seule, dans la nature, qui n’a aucun respect pour elle même et pour toutes les autres; c’est dommage parce que nous aurions pu faire de notre planète un véritable eden. Nous pourrions encore le faire mais la volonté de ceux qui le souhaitent sera-elle plus forte que celle des forces « noires » qui nous détruisent de plus en plus vite ? Rien n’est moins sûr. Il nous reste, c’est certain, peu de temps pour le démontrer.
    Carpe diem

  5. bonjour à tous, quant à moi, je vais juste faire un peu de pub pour un livre ….
    allant voir les liens que Fabrice a mis sur son site, j’ai vu les superbes photos de son ami Erwan et en fouillant j’ai vu que celui ci a sorti un livre sur les marais de guérande et ses oiseux et avec …. un texte de Fabrice Nicolino. je me le suis donc commandée et je l’ai reçu hier et il est super, de trés belle sphotos et un texte bien dans le style de Fabrice. je n’ai pas encore tout , le peu lu à ce jour, m’a enchanté.
    Merci Fabrice! et Erwan!

  6. Je suis bien content d’être démasqué. Il ya une autre chanson du mêmespécialement pour ce blog:

    L’ultimo degli ucelli

    Disse l’uccellino al cacciatore che gia spiano il fucile su di lui:
    « Prima che tu spari c’e una cosa che io devo dirti: son l’unico
    rimasto in tutto il mondo da questo tuo orribile sterminio,
    se uccidi pure me non avrai scampo: di tutti gli uomini
    presto verra la fine, perche tu crudelmente hai infranto l’equilibrio
    della natura, tu che sempre predichi l’amore e la liberta di ogni uomo
    hai ucciso il simbolo della liberta, hai distrutto l’unica difesa delle piante.
    Ma ora che il cielo e deserto, l’inizio di una strage e su di voi:
    gli insetti gia preparano una guerra, per sterminare il verde sulla terra,
    non ci sara piu ossigeno nell’aria e voi soffocherete piano piano,
    dunque hai solo un modo per salvarti: lasciami libero di andare per il mondo,
    sperando in un miracolo soltanto: che una compagna io trovi salva,
    in modo che ritorni la mia razza come sta scritto nella natura.
    Ma ora che il fucile hai abbassato, una cosa ancora devo dirti:
    questo favore non te lo faro; tu vuoi risparmiarmi solamente
    perche hai paura, paura di morire.
    Non permettero che nuove ali nascano ancora
    per essere un crudele bersaglio dei cacciatori ,
    anche se tu non mi ucciderai, aspettero la morte che mi prenda.
    Questa e la mia vendetta…

  7. Tu connais tes classiques.Non, je ne suis pas italien, juste un italophile désabusé. Il faut lire les deux premières phrases sur notre hamster en italien sur Wikipedia c’est un enchantement.
    Je dis bonne nuit à tous en citant mon préféré:
    E’ giunta mezzanotte
    si spengono i rumori
    si spegne anche l’insegna
    di quell’ultimo caffè
    Le strade son deserte
    deserte e silenziose
    un’ultima carrozza cigolando se ne va…..

  8. wouah!toi aussi! Celle là nous l’écoutons sur un vieux 45 tours , une de nos préférées ! (je vis avec un italien désabusé, artiste à ses heures).merci monsieur .
    J’espère que nous serons nombreux Samedi pour défendre les tortues, les cricetus, les pierrides, les ours et les loups. Bobos et naïfs à gogo !!!

  9. Merci pour ce beau texte.

    J’ai bien peur que le Conseil d’Etat, dont la commission transports vient de délivrer un avis favorable au projet de Grand Contournement Ouest de Strasbourg, qui passe en plein milieu des derniers habitats de notre Grand Hamster, ne vienne d’en signer l’arrêt de mort. Ou plutôt, ce sont le ministres qui signeront le décret valant déclaration d’Utilité Publique qui signeront cet arrêt de mort !

    Faites des mails au MEDAD !

    Cordialement,

    Christian « GCOnonMERCI »

  10. Bonsoir à tous,
    Eh oui, on pleure à la convention de Berne avec une discours à fendre le coeur de n’importe qui sur le pôv état qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour sauver le rongeur et moins de 10 jours après on prend la décision de faire passer une autoroute stupide et inefficace dans les dernières zones à hamster.
    Malheureusement c’est le quotidien des naturalistes qui tentent de sauver les quelques richesses qui nous restent. Derrière la disparition du hamster c’est un cortège d’espèce qui succombera (crapaud vert, alouette, caille,…sans parler des insectes). Alors oui, plus qu’une lubie d’écolo c’est bien la grandeur d’âme nécessaire à la sauvegarde de notre propre espèce que nous sommes en train de perdre.
    Merci à Fabirce pour ces quelques lignes.
    Enfin, peut-être bien que la dernière des solution réside dans la résistance à savoir le soutien aux associations de protection de la nature. Quand la RSPB (équivalent LPO anglaise) tape du poing sur la table ce sont quelques millions de membres qu’elle représente. En France les associations n’en sont malheureusement pas là et pourtant les lobby à affronter sont tout aussi puissant.
    Pour ceux qui se pose la question de « chez qui » consulter le site http;//www.fne.asso.fr, y’a 3000 asso fédérées cela laisse le choix.
    ADieu l’hamster on t’aimait bien….pendant ton sommeil d’autre on décidé ton inutilité, le réveil risque d’être brutal en mars.

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