Non, la nature n’est pas « compensable » !

La bagarre contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a mis en mouvement une tribu qu’on croyait disparue, celle des naturalistes. Les naturalistes, si chers à mon cœur, sont ceux qui, scientifiques ou amateurs, observent le fabuleux spectacle, permanent et gratuit,  de la nature. Certains restent au labo, le nez vissé au microscope; d’autres courent les grèves et les landes, les forêts et pics à la recherche d’une fleur, d’un accouplement, d’une bouse. Comme je les aime !

Je l’ai donc signalé ici (les naturalistes en lutte) ou ailleurs ( dans Charlie Hebdo), les amis des oiseaux et des fleurs ont lancé un inventaire de la biodiversité des 2 000 hectares convoités par les promoteurs de ce foutu aéroport. Par dizaines, ils arpentent le bocage et notent tout ce qu’ils peuvent. Pour ma part, je ne doute pas que ce travail aidera à défaire nos adversaires. Il existe encore, en effet, quelques remparts légaux, dont je reparlerai. Mais en attendant, même si cela paraîtra lointain à nombre de lecteurs de Planète sans visa, j’ai souhaité vous faire partager un texte sur ce qu’on nomme la « compensation ». Les crétins qui commandent estiment que l’on a parfaitement le droit de détruire un lieu si l’on « compense » ailleurs, après travaux de génie écologique éventuellement, ce qui a disparu. C’est contre cet « argument » détestable que s’élèvent les mots qui suivent.

Les décompenseurs en lutte

Que ce soit au regard de la biodiversité ou au titre de la loi sur l’eau, AGO [Aéroport Grand Ouest] et l’État présentent de multiples mesures visant à compenser la destruction irréversible de la ZAD [Zone d’aménagement différé]. La compensation est la dernière étape d’un triptyque Éviter, Réduire, Compenser. S’il nous semble évident que la construction de cet aéroport devrait avant tout être évitée, la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) a permis aux « opérateurs » d’avancer jusqu’à l’étape Compenser. Cette démarche est présentée comme « innovante » et plusieurs éléments laissent penser que l’expérience tentée ici, devrait devenir un modèle pour d’autres grands projets en France.

En effet, la méthodologie, commune aux dossiers biodiversité et loi sur l’eau, est proposée par le plus gros bureau d’étude environnemental en France, Biotope. Pourtant, cette méthodologie est critiquable sur de nombreux aspects, aussi bien sur le fond que sur la forme. C’est pourquoi, nous avons créé un groupe de travail, les décompenseurs en lutte, pour tenter de mettre au jour les menaces d’une telle approche, tant pour Notre-Dame-des-Landes que par la « flexibilisation » destructive qu’elle permettrait ailleurs en France.

Voici quelques points sur lesquels nous pensons travailler.

1. La compensation écologique repose sur l’illusion que l’ingénierie et la toute puissance de la technologie permettront de restaurer de la nature. Des études empiriques démontrent pourtant que la restauration de zones humides ne permet jamais de retrouver la biodiversité et les fonctions écologiques des zones naturelles. Cette arrogance technophile est particulièrement inquiétante. Peut-on croire que la techno-science va réconcilier croissance et nature ?

2. La compensation se fait en tranches, après un découpage technocratique : seules les espèces protégées sont considérées, seules certaines « fonctions » écologiques, sont considérées. L’entité que forme l’écosystème détruit n’est pas compensée en tant que telle comme un tout cohérent attaché à un territoire et des pratiques agri-culturelles, mais morceau par morceau. Ces morceaux sont compensés séparément en ignorant leur interdépendance et leur degré de connexion. Peut-on déplacer la nature comme on déplace des voyageurs ?

3. Sur la base de hiérarchies fonctionnelles et de biodiversité les différentes zones se voient attribuées des valeurs et des coefficients de « besoin compensatoire ». Ces coefficients varient de 0,25 pour les zones les plus « pauvres » à seulement 2 pour les plus « riches » (alors que le barème du Comité National de Protection de la Nature (CNPN) préconise des coefficients allant jusqu’à 5 ou 10). Peut-on se satisfaire de ces coefficients, non validés scientifiquement, qui apparaissent comme un bricolage permettant une « compensation » au rabais pour AGO et l’État ?

4. La destruction occasionne une perte de nature immédiate et certaine, tandis que la compensation par des projets de restauration écologique (type « actifs de nature » qui sont une forme de spéculation) ne peuvent éventuellement compenser que de façon différée dans le temps et incertaine. Les mesures compensatoires proposées aussi bien pour l’aéroport que pour le barreau routier prévoient de l’acquisition foncière et des contractualisations (baux ruraux de 9 ans) avec des agriculteurs afin d’« améliorer » le bocage et les zones humides existantes en périphérie de la ZAD. Peut-on accepter qu’aucune garantie ne soit donnée quant à la sécurisation réglementaire de ces mesures dont la durée n’est ni à la hauteur de celle de la concession (55 ans) ni de celle nécessaire à la restauration écologique ?

5. L’équivalence écologique nécessaire à l’échange est formalisée par des « Unités de Compensation » qui visent à rendre commensurables (c’est-à-dire comparables sur une même unité de valeur) des couleuvres et des chauves-souris. Ces unités de compensation peuvent être achetées par des banques d’un nouveau genre, des banques « d’actifs naturels » à l’instar de la CDC-Biodiversité. Partout en France de nouveaux opérateurs de compensation sont labellisés par l’État, autorisant des multinationales (comme Veolia ou Bouygues) à faire des profits supplémentaires grâce à ce nouveau marché compensatoire. Peut-on échanger des espèces et des fonctions écologiques sur des marchés comme des titres d’actifs financiers ?

Si ce travail vous intéresse, entre visites de terrain et décodage de dossiers technocratiques, rejoignez-nous en contactant decompenseurs@gmail.com

Anne, Arnaud, Audrey, Camille, Christophe, Marc, Philippe, Jean-Marie.

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Pour toute nouvelle fraîche, une seule adresse : http://naturalistesenlutte.overblog.com

13 réflexions sur « Non, la nature n’est pas « compensable » ! »

  1. Brochure de propagande de la région Bretagne reçue récemment.
    Son titre « Réchauffement climatique : la Bretagne se mobilise »

    Dans le paragraphe « Des particularités bretonnes », le scénario présumé du réchauffement climatique permet de dresser le tableau suivant :
    « (…) l’augmentation des températures relative au réchauffement climatique entraînera une hausse du niveau des mers et des risques de sécheresse accrus. Elle devrait amplifier aussi l’érosion des sols, la diminution des surfaces des zones humides, la réduction des débits des cours d’eau… » (p. 8)

    Hyper-sensibilisation d’un côté à l’importance des zones humides pour générer leur politique (de plus en plus autoritaire ? / je peux choquer, mais tel est mon questionnement croissant et angoissé – au même titre que les bouleversements naturels qui nous attendent), mépris total de l’autre puisque la super-majorité des élus bretons magistraux soutiennent le projet d’aéroport de NDDL… Rien à faire des zones naturelles humides directement menacées par leurs anticipations développementatroces de très court terme, en vérité.

    Plus à propos (l’article présent de Planète sans visa). Je suis tellement triste que seules les études scientifiques puissent avoir une chance d’être entendues. Dernier pied-de-nez d’une société qui revendique la raison et le cartésianisme sans jamais l’avoir exercé pleinement et donc aussi dans le doute (ceci ne signifiant pas que je soutienne le modèle cartésien !) : comme un instrument des pouvoirs… soumis aux lois des abus. Etudes scientifiques générales qui sont insuffisantes pour contrer la machine en route dans son ensemble : trop abstraites peut-être, elles « parlent » trop peu, d’autant que le lien au naturel de la grande majorité est dévoyé, toujours plus distendu) ? Alors on y va petit bout par petit bout (et je suis a priori dans cette logique de défense, pied-à-pied, jouant de tous les arguments solides). Mais dans cette logique, s’il n’y a pas de le grand capricorne, de pique-prune, on peut aussi tout sacrifier. Je reviens donc en un sens sur le papier troll contre Fabrice… puisque c’était l’un des plans d’attaque.
    Je vais toujours plus vers une espèce de pan-réaction, aussi émotionnelle que réfléchie (les deux piliers déterminés), c’est non, NON, STOP. Toutes ces études, ces dossiers, du vent, du flan, de la misère entière et quelques salauds aux paroles toujours élaborées et propres en public qui se frottent les mains sur des dépouilles à perte de vue, des plus sanglantes aux plus morales.

    J’essaie vraiment de formuler ce qui me tracasse !
    Et vous avez vu le niveau intellectuel nécessaire pour contrer les compenseurs, ou les compensateurs ! Complètement cinglé ! On parle juste de notre milieu, de l’espace, dedans dehors, tissé de vides et de pleins, ondulatoire peut-être, celui qui nous a fait naître et vivre depuis des milliards d’années (vie sur terre), celui dont on ignore encore royalement les moteurs subtils et créateurs, celui qui nous a tous de tous temps donné nourriture et abri (et rêve).

  2. En effet, cette histoire de compensation est tout bonnement ridicule.
    Ce n’est même pas de la techno-science, c’est juste de l’aveuglement.
    Quiconque connait le second principe de la thermodynamique et l’inégalité de Clausius ne peut que sourire (jaune) quand on parle de « compenser » les destructions provoquées par l’activité humaine.

  3. Bonsoir Fabrice : heureux que tu traites le sujet compensations . Pour la LGV SEA en construction la fondation LISEA biodiversité en fait ses choux gras avec objectif de pourcentages réalisés sur la durée des travaux . Et pendant ce temps 5033,230 hectares vont disparaître sous du ballast et du béton rien qu’en Charente pour 50 mn de gagné entre Paris et Bordeaux .Mes amitiés et bonne soirée
    http://canardjaune.over-blog.com/article-lgv-sea-dans-le-turonien-charentais-115702216.html

  4. C’est le cauchemar ABSOLUT.Mais ce n’est pas du tout étonnant. Fabrice, tu dis que ces affaires de buisness de la nature peuvent paraître lointaines à nombre de lecteurs de ce blog, il ne faut pas qu’il en soit ainsi, c’est trop grave et complètement machiavélique!!

    Pour remonter aux sources de ces logiques « compensatoires », quelques liens que je recommande à tous de prendre le temps de lire, pour se « rapprocher » et comprendre le sens de ce chemin déjà tracé et totalement inacceptable:

    1. En 2010, Agnès Bertand et Francoise Degert alertent sur « Millenium Ecosystem Assessment »
    http://www.internationalnews.fr/article-biodiversite-alerte-l-onu-s-aligne-sur-l-omc-56320205.html

    2. Voici le rapport français: A GERBER!!!
    http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/DGALN_Synthese_Rapport_Final_MEA20100204.pdf

    3. Et voici le non moins édifiant « The economics of ecosystems and biodiversity »
    http://www.teebweb.org/teeb-implementation/teeb-for-business-and-enterprise/

    Je ne sais pas quels liens directs ou indirects il y a entre tout cela et la naissance d’une banque comme CDC-Biodiversité, mais concrètement, pour nous, agriculteurs en zone humide, on voit se dessiner les contours de cette marchandisation des écosystèmes et de la « biodiversité sélectionnée », car chacun remarquera que c’est à nous que l’on veut imposer de faire le job! Plutôt crever! Mon travail n’a de sens que dans la recherche sans fin d’une vision d’ENSEMBLE et de la meilleure compréhension possible de l’impact des activités humaines sur TOUTES les autres espèces, y compris celles que personne n’a encore vu…!

    Nous détruisons ce Monde mais nous pouvons réellement contribuer a ce que la vie sur terre, dans son ensemble, continue de voir le jour chaque jour. Ce n’est pas négociable et surtout pas compensable et monnayable car c’est un crime.

    ps: désolée pour la longueur de ce propos mais tout cela est si grave, si grave…

  5. la nature est un terme trop abstrait pour les humains de base qui se bougent pour défendre leur terre, sols fermes …les leurs ..dans un monde mondialisé tous ces termes sont à bannir et sentent le moisi; voire l’infame. ! comme dit lavilliers dans une de ses chansons nous sommes atomisés. Donc que les meilleurs et les plus forts les plus malins ceux qui tirent bien leur épingle du jeu gagnent. un jour peut etre l’idée de nature aura pénétré les humains de base pour les faire s’indigner. on en est bien loin.

  6. Ce qui me chagrine le plus c’est que derrière ces lois, règlements, bureaux d’étude,opérateurs de compensation etc,il y a des personnes qui ont une connaissance des plantes, des animaux, des écosystèmes, mais apparemment pas de vision globale,comme s’ils étaient déconnectés de la nature,de la vie,hors sol,avec un manque évident de sensibilité.
    C’est effrayant que des soi-disant techniciens, experts,sensés aimer, comprendre la nature puisque c’est leur métier ,rentrent dans ce système et oublient ce qui est essentiel pour pondre des concepts tels que la compensation .Au nom de quoi ? Au nom des gens qui les payent pour cela ? Au nom de bas intérêts financiers ? Je ne vois que cela.

    L’article « Notre Dame de Bruxelles  » du dernier Canard Enchaîné est plutôt optimiste sur le fait que le projet de NDDL puisse être abandonné à cause du non-respect de la directive sur l’évaluation des incidences sur l’environnement, de la directive cadre sur l’eau, des directives Oiseaux et Habitats.Merci l’Europe !

  7. Florence,
    Je manque vraiment de temps, mais juste un mot pour vous dire combien je partage ce que vous écrivez.
    La plaquette publicitaire de la région Bretagne m’a sidéré, une fois de plus.
    Cette folie de la compensation n’a pas fini de nous éloigner un peu plus de l’essentiel : la vie, l’émotion, le subtil, l’incalculable. Place aux experts, à l’enfer vert…

  8. J’essaie de réaliser. Que signifie cette logique de compensation ? Jusqu’où va-t-elle nous emporter ? Je ne suis pas sûr de comprendre ce qui se joue. C’est incommensurable.

    Ainsi, la vie deviendrait une chose. On pourrait la chiffrer, la mesurer, la comptabiliser. On pourrait la détruire et la remplacer par son équivalent en euros, en yen ou en dollars. Il y aurait des jeux d’écriture, des virements dans des colonnes de chiffres. On pourrait estimer la valeur d’un arbre, d’une reinette, d’une herbe rare, de l’air que l’on respire, de l’eau et de la terre. On pourrait la comparer avec le temps gagné dans un Nantes-New-York.

    On achèterait le droit de bétonner, d’atomiser, de ravager, de laisser derrière soi un champ de ruines. « Démolisseur en tous genres cherche opérateur de compensation de biodiversité. Finance mares à restaurer, friches à protéger, arbres à planter. »
    On irait le dimanche en famille se promener dans la dernière réserve de bio-diversité, après avoir acquitté son droit de marcher et de respirer au milieu des arbres plantés pour la bonne cause. Et quand ces arbres seraient brûlés ou décomposés, quand le carbone stocké serait rejeté dans l’atmosphère, on inventerait une nouvelle escroquerie.

    On assisterait à des querelles de chiffres. Chaque année, auraient lieu des négociations pour réévaluer le Service Minimum Inter-nature de Croissance. On ferait venir les meilleurs experts de chaque côté de la table. Il s’agirait d’élaborer le bilan prévisionnel. Au passif, les maillons de la vie tranchés à vif. A l’actif, quelques minutes gagnées pour voyager plus vite, plus loin.

    Un jour, peut-être, on trouverait le modèle de compensation parfait. Il prendrait en compte les liens les plus subtils au sein d’un éco-système, sans effets différés, sans coefficients contestables.
    Qu’aurons-nous gagné ? Qu’aurons-nous perdu, quand tout aura été réduit à des équations, à des équivalences ?

    La réponse est déjà sous nos yeux. Il suffit de regarder ce que sont devenues les villes, les campagnes, les zones commerciales, les aires d’autoroute. Plus trace de ce qu’a été la source de la vie. Pas besoin de croix pour comprendre que ce monde devient un cimetière. Le dépôt de bilan est imminent et nous lisons, atterrés, que « La Bretagne se mobilise » contre le réchauffement climatique, que la France vise « l’excellence environnementale »…

    Cette logique comptable est tout simplement démente. Macabre. Elle délivre des permis de tuer cotés en bourse. Avec en prime la bonne conscience. C’est criminel. Et c’est abject.

  9. A Frédéric Wolff,

    Tu ne peux savoir à quel point tu es dans le vrai sur ces sujets épuisants et déjà bien ancrés.

    Une lecture : LE GRAND ORCHESTRE ANIMAL de BERNIE KRAUSE chez Flammarion.

  10. Stan,
    Merci pour l’information. Le « grand orchestre » de la nature m’a réveillé ce matin. Un vrai concert d’oiseaux à ma fenêtre, offert par l’aube du printemps en goguette.

    La pollution sonore n’est pas la moindre. A ma connaissance, elle n’est pas concernée par la compensation. Triple vitrage et je ne sais quoi et on n’entend plus ni les avions ni les oiseaux. En passant, ce qui était gratuit (le silence, le chant du monde…) disparaît, devient artificiel et payant. Mais qui sait demain…
    Les bonnes âmes de la compensation pourraient continuer de faire toujours plus de bruit ici en s’achetant un bout de silence dans un coin de montagne inhabité. Un petit coup pouce au SMIC, rabaptisé pour l’occasion Service Minimum Inter-nature de Compensation. Les grandes associations qui environnent verraient là un geste fort. « C’est du lourd », comme disait l’autre à l’issue du Grenelle)…

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