Lester Brown ou la naïveté au pouvoir

Je ne sais si vous connaissez l’Américain Lester R.Brown, mais je vais faire comme si c’était la première fois. Brown est un agronome qui a conseillé l’administration américaine – jusqu’au président – pendant des décennies. Devenu écologiste sur le tard, comme René Dumont, il a créé un institut fameux, le WorldWatch, et écrit plusieurs livres.

Parmi ces derniers, Who will feed China, en 1995. Oui, demandait alors Brown, à peu près seul au monde, qui pourra nourrir l’immense population chinoise ? Il tentait de montrer ce que donnerait, sur fond de croissance démentielle, le changement de régime alimentaire. Car, devenant plus « riches », une fraction importante des Chinois mangent et mangeront toujours plus de viande et d’oeufs, boiront davantage de bière, etc.

Or ils sont déjà 1,3 milliard et 13 millions de plus chaque année (à l’époque). Brown rappelait avec force que « produire » une tonne de poulet coûte deux tonnes de céréales, et quatre pour le même poids de porc. À l’horizon 2030, la Chine serait obligée d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourrait alors en offrir le marché mondial.

Je vous passe quantité d’événements intéressants, dont le départ de Brown du WorldWatch Institute – il a créé le Earth Policy Institute -, car je ne veux aujourd’hui parler que de son dernier livre, paru chez Calmann-Lévy, Le plan B (Pour un pacte écologique mondial). Il vaut d’autant plus la peine d’être lu qu’il offre deux ouvrages pour le même prix. Avouez que c’est rare.

Dans le premier, Brown décrit la crise écologique en cours. Encore ? Oui, une fois encore. Mais Brown parvient à nous intéresser, car il choisit le plus souvent de bons exemples, ou des angles inédits qui nous permettent de sentir le gouffre sous nos pieds. En particulier, il excelle à montrer les signes inquiétants dans la marche concrète des sociétés humaines. Lesquelles manquent déjà de terre – le Rwanda, le Darfour -, d’eau – les riverains du Nil -, de forêts, amenant quantité d’États au bord extrême de la désintégration.

Il est de même convaincant lorsqu’il décrit la raréfaction du pétrole et le dramatique dérèglement du climat. Il l’est, car au fond, ce n’est pas un intellectuel, mais une sorte de praticien planétaire. Il connaît de près les réalités, à commencer par celles du Sud. À commencer par celles des paysans du Sud, sur qui tant de choses reposent. Certes, il se montre au passage indifférent au sauvage, à tout ce qui n’est pas humain, ce qui lui fait sous-estimer la décisive question de la biodiversité. Un agronome reste un agronome, les mânes du vieux Dumont ne me contrediront pas. Il n’empêche : un livre, solide.

Mon avis est qu’il aurait dû s’arrêter là. Car le deuxième, qui fait suite, est un hymne à la naïveté inconsolable de l’espèce humaine. Brown en appelle à une rapide révolution écologique, ô combien radicale, mais qui se déroulerait sans changements politiques et sociaux. Il est dans cette croyance que l’on peut convaincre son interlocuteur à l’aide de schémas, de diagrammes et de discours correctement charpentés.

En résumé, et c’est lui qui en parle, nous aurions besoin d’un Churchill. D’un chef de guerre imposant un grand tournant. Hélas, Brown ignore totalement l’histoire et ses confusions. Il ne saisit pas même que Churchill avait la partie facile. Oui, excusez-moi : facile. L’ennemi était connu, il était aux portes, et tous les Britanniques savaient ce qu’ils défendaient. L’homme au cigare pouvait en outre s’appuyer sur un consensus national puissant, autour des valeurs de la démocratie. De cette démocratie en tout cas. Tel n’est évidemment plus le cas.

Brown, qui est tout sauf un rebelle, en appelle à la création d’un « marché honnête », qui dirait la vérité écologique des prix. Et la nouvelle économie dont il parle ressemble étrangement à l’ancienne. C’est son droit, certes oui, mais le livre refermé, on est saisi par l’incompréhension. À l’opposé des marxistes et posmarxistes, mais de manière symétrique, il a une lourde tendance à épargner le système tout en pointant sans cesse la responsabilité individuelle.

Il me semble qu’il se montre là un excellent Américain. Entendons-nous : le peuple américain a autant de qualités et de défauts que tout autre. Mais enfin, on peut le critiquer. Or les États-Unis sont un pays naïf et volontariste, qui croit plus que nous dans le messianisme et la possibilité de vaincre tous les obstacles matériels. L’idée d’un changement social voulu et assumé – nous appelons cela une révolution – est étrangère à l’univers de Brown, qui en reste à des incantations de grand enfant. Ce serait bien de faire ça, car il le faut. Ce serait mieux de stabiliser le climat, de « bâtir des cités pérennes », de « nourrir correctement 7 milliards d’individus », car cela arrangerait les affaires humaines.

Comment y arriver ? Mystère. Le conflit, la confrontation, l’éventuel affrontement ont simplement disparu dans le dessin animé d’un avenir rêvé. Je note que Nicolas Hulot a préfacé Brown. Je note que le Grenelle de l’Environnement est conforme en tout point à l’imaginaire si audacieux de Lester R.Brown. Je note que nous n’avons pas fini de nous prendre la tête.

11 réflexions sur « Lester Brown ou la naïveté au pouvoir »

  1. Bien. 200% d’accord avec toi Fabrice.
    Avec Lester, on reste d’abord scotchés dans le raisonnement économistique, et ensuite, on se demande par quel bout on va prendre le schmilblic pour mettre en oeuvre la nouvelle stratégie éco-écologique sans voir que n’ayant pas les commandes du capitalisme, il faut bien sûr attendre un Churchill!

    Bref et à la lecture la circularité de Brown ne saute pas au yeux, alors que c’est évident quand on fait la distinction entre l’économiscisme et l’hégétique. Des deux derniers concepts, vous savez tous à quoi corespond le 1er, le second vous cherchez sur google en le couplant avec Gagnepain.

    Bon certains vont encore me dire ou m’écrire que c’est compliqué etc etc. OK. Je me suis fait allumé humoristiquement une fois, mais je ne peux pas me substituer à vos efforts personnels pour raisonner moins mythiquement…

  2. Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il faut littéralement sortir de l’économie. Cela signifie remettre en cause la domination de l’économie sur le reste de la vie en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes. Cela doit certainement entrainer une Aufhebung (renonciation, abolition et dépassement) de la propriété privée, des moyens de production et de l’accumulation illimitée de capital. Toutefois, cette transformation ne passe probablement pas par des nationalisations et une planification centralisée dont l’expérience de l’Union soviétique a montré les résultats décevants et les effets désastreux. Sortir de l’économie doit encore aboutir à l’abandon du développement puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance au progrès, auraient disparu. L’économie entrerait simultanément en décroissance et en dépérissement.  »

    Serge Latouche dans Survivre au développement, p. 96
    à voir aussi sur décroissance.info

  3. Bénédicte,

    Mais non, mais non, c’est pas si compliqué…le truc compliqué c’est de trouver des applications au-delà de la théorie; théorie qui permet déjà, par exemple, à des psychanalystes de travailler sur des bases un peu moins floues.

    Serge Latouche…Hum hum …et par quoi secondarise-t-il l’économie? Je prefère, mais c’est un hasard, un vrai pur hasard, la position de son compère Dominique Boullier ds la revue CosmopolitiqueS…certes médiationniste…hasard je te dis.

    Bon réveillon qd ^m au milieu de ce brouhaha du monde sans boussole.

  4. c’est interessant Eugène, la démarche de cosmopolitique et l’article sur aimer la ville de Boullier .Ca rejoint l’idée simple de Dominique Bidoux, faire aimer, donner l’envie de plutôt que des leçons , beaucoup plus efficace . Disosn que les deux sont nécessaires et complémentaires :prise de connaissances, de conscience, projection, passage à l’action .
    En tout cas, très bonne année !

  5. Eugène, ne te méprends pas. Je ne dis pas que c’est trop compliqué, au contraire; le monde est complexe, et plus on l’analyse, plus ça s’alourdit.

    La difficulté est de ne pas être initié a minima avant de te lire. Pourrais-tu être encore plus direct (valable pour benedicte aussi) en indiquant d’entrée quelques pages à lire sélectionnées par tes soins ? J’ai 15 pages en permanence ouvertes sur mon navigateur et en plus le blog ultra intéressant de Fabrice n’a pas là pour faire gagner du temps (pour produire plus) mais réfléchir.
    Je suis toujours prêt à apprendre, mais avec l’âge 😉 il faut plus de confort pour y arriver…

  6. bah vous savez, moi, je ne suis pas initiée au discour de gagnepain justement.Je vais tacher de le lire , mais faut que je trouve le temps!Mais sinon, je suis claire , non?(dominique bidoux écrit des articles sur naturavox et j’ai trouvé ses dernières analyses et son parti pris interessants. latouche est cité sur décroissance.info, pistes de réflexions interessantes, mais pistes…)

  7. Meilleurs voeux à tous,

    Le concept d’hégétique est bien expliqué ds un bouquin malheureusement épuisé: « Leçons d’introduction à la théorie de la médiation ». Vous le retrouverez aussi dans le tome 2 de « Du vouloir dire »…là c’est dur à digérer parce qu’au coeur de la tdm (théorie de la médiation) qui globalement pulvérise ce qui restait de la philosophie pour lui substituer des hypothèses falsifiables… comme chez les scientifiques des sciences dites « dures » mais avec des modèles théorique adaptés à l’objet que nous devenons pour elle, chaque concept n’étant introduit que pour rendre compte du « fonctionnement » normal de l’humain et de ses pathologies de culture, au point que ces dernières valident ou invalident les modèles…en interférence…parce que bien sûr la synthèse se fait parfaitement ds nos petits cerveaux…

    Pour essayer de faire simple, le concept d’hégétique est ds l’interférence des sociologie et axiologie dialectiques: légaliser le légitime, essayer de codifier au mieux des processus de légitimation minimaux en chacun… permettant ainsi de mettre en évidence ceux qui dérapent constamment et de la même façon de par leur structure psychopathique, un peu le même mécanisme de répetition névrotique, mais cette fois par absence partielle d’autocontrôle inconscient…

    J’ai relu qqes pages d’Anne Cheng « Histoire de la pensée chinoise ». Confucius se coltinait finalement déjà ce même problème il y a 2500 ans au plan politique pour gouverner et éduquer prioritairement dans l’autocontrôle. Freud est passé par là et nous a montré que çà se passait ds l’inconcient… Sur un exemple dont je ne peux encore malheureusement rien dire pour l’instant, je suis arrivé à ce paradoxe qu’il n’y a STRUCTURALEMENT aucune différence entre un code (au sens politique) bien construit et un rituel religieux bien inspiré! Je comprends que çà vous laisse…perplexe… j’étais sur le point d’être plus trivial ds mon propos… et que des sages antiques comme Confucius m’intéressent, spécialement lui par sa volontaire non distinction du temporel et du spirituel, vu qu’au fond, tout viens de nous…

    NS and co viennent de ressortir de derrière les fagots le projet de « politique de civilisation » d’Edgard Morin et Sami Naïr (j’ai pas encore lu)mais c’est vraisemblablement tjs ce même problème). Bref, il ne s’agit que de substituer une gestion de la moralité à une gestion de nos projets valorisés, l’hégétique à l’économistique.

    Si je veux être plus limpide, il va me falloir écrire un bouquin, et qui n’aurait pour l’instant comme exemple qu’une application concrète d’une théorie que je ne peux que vous conseiller de travailler ds sa globalit… Ce sera pourtant en partie avec çà qu’on fera une révolution de l’autocontrôle, donc un paradoxe de plus par rapport aux précédentes révolutions puisqu’elle sera et non violente et au coeur d’une restauration de cette morale qui intrinsèquement condamne à l’humilité et à une non publicité. Les sages, pourrait dire Confucius, peuvent aller jusqu’à s’imposer de ne pas être connus, au moins de ne pas revendiquer le bien qu’ils peuvent faire… C’est aussi ds ce paquet de contradictions que je suis englué pour faire céder la sauvagerie du capitalisme de ceux qui ne s’imposent pas de limites…

  8. Ledit Lester Brown a présenté son bouquin dans l’émission de France Cul sur l’environnement samedi matin (émission où j’avais découvert Fabrice N.)

    http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/terre_a_terre/

    Son analyse était aussi angoissante que celle de Fabrice, qui m’avait glacé le sang. Sauf que Fabrice pose bien le problème de LB dans ce post: autant l’analyse de la crise écologique mondiale (vue sous l’angle des questions agricoles et de pénuries d’eau et de ressources par LB) est robuste et inquiétante, autant le « plan B » (« assez de déprime, passons aux solutions! », réplique un peu candidement l’animRuth Stégassy) est confondant d’optimisme et de naïveté. Morceaux choisis: « Il faut croire aux initiatives locales. Regardez, Schwarzennegger en Californie, ou le Texas qui lance un projet de 23000MW dans l’éolien », avant la narration extatique des mesures prises par Franklin D. Roosevelt pour mobiliser l’appareil de production US pendant la 2nde GM. Oui, Fabrice a tout a fait raison: la comparaison n’a rien de pertinent tant la partie était facile.
    Nous devons réduire de 80% notre consommation d’ici 20 ans, pour des résultats que nous ne connaitrons jamais, et sans espoir que jamais l’humanité pourra « vivre mieux » (i.e. « avec plus »)… Bon…

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